Loin de s’apaiser, le débat autour de l’accord sur le nucléaire iranien continue à flamber dans les médias arabes sunnites : faut-il y voir un grand bluff, ou, au contraire, une boulette empoisonnée – mais aussi bien une ouverture vers le possible ?

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:41

Deux mois après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, le débat continue à flamber de plus belle sur les conséquences que celui-ci pourra avoir sur les équilibres géopolitiques et diplomatiques de l’aire du Moyen-Orient. Le monde arabe sunnite est partagé. D’aucuns estiment que l’accord est un bluff, un canular, produit combiné de l’astuce de l’Iran et de l’ingénuité américaine. D’autres craignent que l’afflux de nouvelles ressources financières pour l’Iran ne se traduise par une ingérence iranienne majeure dans les questions du Moyen-Orient. Il y a enfin ceux qui, plus confiants, estiment que l’accord peut constituer le premier pas vers une réduction des frictions et des conflits régionaux. Sans compter ceux qui interprètent le choix de Khamenei et du leadership politique de s’asseoir à la table des négociations à la lumière de l’histoire chiite. Voici ci-dessous quelques-uns des commentaires les plus significatifs publiés par le quotidien panarabe al-Sharq al-Awsat, de propriété saoudite, et du site du Brookings Doha Center, pour donner une idée des réactions des sunnites du Golfe à l’annonce de l’accord nucléaire. La politique du marchand de tapis Déception pour Mamoun Fandy, président du London Global Strategy Institute : pour lui, les 5 + 1 ont signé un « accord illusoire et absurde », qui fait le jeu de l’Iran. Le premier point qui fait problème, dans cet accord, serait les deux mentalités différentes qui l’ont inspiré : la mentalité de « marchand de tapis » de Rouhani, du Guide de la Révolution et du ministre des Affaires étrangères Zarif, et la mentalité du « monde de McDonald’s » d’Obama et de son administration. Les Iraniens ont pensé pouvoir négocier avec les États-Unis sur le rythme et les temps du fabriquant de tapis, qui emploie deux ans pour en tisser un et un an pour le vendre. Les États-Unis, eux, comptaient au contraire sur des rythmes à la McDonald’s pour pouvoir atteindre un accord rapidement, et à n’importe quel prix. Mais les attentes occidentales ont été déçues, et les 5+1 auraient, selon Fandy, fini par se plier au jeu du fabriquant de tapis – lequel aurait vendu à l’Occident un produit de qualité moyenne en le présentant comme le meilleur sur le marché. En d’autres termes, les Iraniens se seraient vantés de posséder des milliers de centrifugeuses dont en réalité ils ne disposent pas, et l’Occident, dans le rôle de l’acquéreur dupé, aurait négocié pour qu’on les diminue de moitié. Mais la quantité de centrifugeuses négociée – explique Fandy – est supérieure à la quantité réelle dont l’Iran se trouve actuellement disposer. De sorte que, dans les faits, l’accord autorise en réalité l’Iran à étendre son programme nucléaire, tandis que l’Occident vit dans la conviction d’avoir atteint un bon accord ! Et pourtant, ce n’était pas le nucléaire le véritable objectif iranien – affirme encore Fandy –, car les priorités réelles étaient autres : restituer une bonne réputation à un système qui était en train de s’effondrer de l’intérieur, revitaliser l’économie et augmenter l’influence iranienne dans la région. Quant aux effets de cet accord dans les pays du Golfe, Fandy soutient que le problème le plus grave n’est pas la menace nucléaire qui préoccupe tant l’Occident et Israël, mais l’influence néfaste que l’Iran pourra exercer dans la région et les risques qui en découlent d’une déstabilisation ultérieure. Comme le rappelle Ibrahim Fraihat, vice-directeur du Brooking Doha Center, la fin des sanctions permettra à l’Iran d’accéder à de plus grandes ressources financières, que Téhéran pourrait destiner à financer les « amis » chiites. La thèse la plus répandue est que l’Iran a financé deux guerres civiles, en Syrie et au Yémen, alors qu’il était sous les sanctions, et qu’à présent, avec des dizaines de milliards de dollars en plus dans ses caisses, il pourrait faire bien pire encore. Faire contre mauvaise fortune bon cœur Plus positif, ‘Abd al-Rahmân al-Râshid, éditorialiste de al-Sharq al-Awsat et ex-directeur de la télévision satellitaire Al-Arabiya, modère les craintes de ceux qui prévoient des orages dans les relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, alliés depuis la rencontre en 1945 entre Roosevelt et le souverain saoudite Abdulaziz al-Saud sur le cuirassier Quincy. Depuis, ces relations diplomatiques –explique l’éditorialiste – ont fait preuve de stabilité et les deux pays ont été capables de surmonter les frictions et de gérer les menaces et les crises qui se profilaient dans la région. Dans les années 60, ils ont affronté ensemble le courant nassérien en Égypte et baathiste en Syrie, ils se sont unis dans les années 70 contre les communistes au Yémen du sud, et dans les années 80 contre les khomeynistes en Iran, et ont su dans les années 90 faire face à l’invasion irakienne au Koweït. Une crise diplomatique, soutient l’éditorialiste, ne pourrait se faire qu’au détriment des Pays du Golfe, car elle aurait des répercussions sur le plan politique et économique. Sans un allié puissant comme les États-Unis, il est difficile de gérer les menaces qui pèsent sur la région, et il l’est encore plus de faire croître l’économie. Pour al-Râshid, ce n’est pas un hasard si le Golfe est en mesure de produire plus de 15 millions de barils de pétrole par jour tandis que l’Iran, qui possède pourtant la seconde réserve mondiale de pétrole du Moyen-Orient, n’en produit que 3 millions. En outre, l’histoire des pays musulmans et de leurs relations diplomatiques montrerait que les États alliés des USA développent une économie plus florissante et une plus grande stabilité que ceux qui sont historiquement alliés de la Russie et de la Chine. Dans cette phase donc, il serait de l’intérêt de l’Arabie Saoudite et de ses voisins de faire un effort diplomatique et d’avaler la potion amère. Victoire posthume Pour Nadîm Koteich, commentateur libanais, l’accord sur le nucléaire représente une victoire posthume du Mouvement Vert, de la jeune élite libérale iranienne qui a décidé de s’intégrer avec le monde et d’abandonner les idées de la révolution khomeyniste. Ceux qui, en Iran, sont descendus dans la rue pour accueillir dans l’enthousiasme le ministre des Affaires étrangères Zarif après l’accord avec le « grand Satan », étaient ceux-là mêmes qui s’étaient opposés à l’idée d’exporter la révolution, en hurlant le slogan « Non au Liban, non à la Syrie, je ne donnerai ma vie que pour l’Iran! ». Et en un certain sens, le Guide de la Révolution aurait donné satisfaction à ces jeunes en ouvrant les portes de la réconciliation avec l’Occident et en libérant les potentialités de la société iranienne. La signature de l’accord en effet n’aurait pas été possible sans l’assentiment et la bénédiction du Guide de la révolution, qui a dû s’abaisser à des compromis en ouvrant les sites nucléaires iraniens aux inspections. Khamenei – écrit encore Koteich – a cherché à légitimer la logique des concessions à la lumière de l’histoire du Chiisme, allant puiser dans certains des mythes fondateurs de la Shia. Si la révolution iranienne s’inspirait de la figure révolutionnaire de Husayn, tué lors de la bataille de Kerbala (680) – et Khomeiny insistait avec emphase sur son martyre –, Khamenei, lui, se serait plutôt inspiré de l’histoire de Hasan, l’autre fils de ‘Ali. Ceux qui connaissent l’histoire chiite savent en effet que Hasan, à la mort de ‘Ali, renonça au califat à la suite des pressions de l’omeyyade Mu‘awiya, avec lequel il parvint à un accord. Tout comme Hasan, qui avait dû faire un pas en arrière, l’establishment iranien lui aussi, en signant l’accord sur le nucléaire, se serait résigné à un compromis – avec l’Occident cette fois. Bref, pour synthétiser, en dépit d’une déception générale, de la crainte d’ingérences et de la préoccupation qu’un Iran plus riche puisse signifier une plus forte capacité de négociation des chiites dans les pays arabes où ils sont minorité, on a la sensation que, parmi ces commentateurs de référence, c’est la politique du moindre mal qui prévaut. Il y a une conscience diffuse que, pour les pays de Golfe, il vaut mieux accepter, ne serait-ce qu’à contrecœur, l’accord signé et maintenir de bons rapports diplomatiques avec les États-Unis plutôt que de se retrouver à devoir agir seuls, ou avec d’autres partenaires comme la Russie ou la Chine, qui ne sauraient être garants d’une croissance économique et de stabilité. Du reste, et c’est al-Râshid qui le rappelle, ce n’est pas la première fois que le Golfe a dû se plier à des conditions défavorables imposées par les États-Unis.