Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:37:43

Enver Hoxha ce matin-là a dû se retourner dans sa tombe. Le dictateur impitoyable qui a gouverné l’Albanie d’une poigne de fer de 1944 jusqu’à sa mort en 1985, s’était donné pour but d’extirper systématiquement toute forme de foi religieuse. Il l’avait même écrit dans la constitution : prier était un délit. Mais s’il s’était penché du haut des palais de son pouvoir, en ce dimanche d’une chaleur moite, il aurait vu 250.000 pèlerins défiler en bon ordre pour aller assister à la célébration eucharistique présidée par le pape François. Descendant vers la place Mère Teresa où se dressait l’autel, les fidèles semblaient parcourir un voyage à rebours à travers le XXe siècle et ses totalitarismes. À droite et à gauche, les tristes monuments de l’architecture socialiste – la palme de l’horrible va probablement à la pyramide-mausolée conçue pour abriter la dépouille du dictateur – et les témoignages des vingt ans de fascisme en leur vide solennité. Mais dans cette douloureuse descente dans les abîmes du temps, les croyants n’étaient pas abandonnés à eux-mêmes : haut placées, les photographies des 39 martyrs tués pendant la dictature communiste les accompagnaient, tendus d’un coté à l’autre de l’avenue. Visages de prêtres, de religieux et de religieuses tués après des procès fantoches et des tortures. « C’était comme si Dieu s’était retiré dans le ciel, laissant la terre au diable », a écrit P. Zef Pllumi de ce tragique demi-siècle, au cours duquel la répression fut si implacable que lorsque le régime commença vaciller, en 1990, on ne trouva qu’un seul prêtre en mesure de célébrer une messe. Le pape François a été lui aussi profondément touché par le témoignage de foi offert par l’Église albanaise. Lorsque, l’après-midi, il a écouté le récit d’un prêtre et d’une religieuse qui avaient survécu aux persécutions, il a abandonné le discours qu’il avait préparé et a improvisé une méditation. « Aujourd’hui, nous avons touché des martyrs », a-t-il conclu. Les catholiques, première cible de la dictature, ne furent pas les seuls à souffrir. Plusieurs religieux orthodoxes et des musulmans perdirent la vie eux aussi, et la destruction des lieux de culte fut généralisée. Une exposition conçue en un temps record et inaugurée par le Premier ministre la veille de l’arrivée du pape le montre amplement : une exposition qu’il faudrait recommander tout particulièrement à ceux – et ils sont nombreux – qui soutiennent que les religions sont toujours à l’origine de la violence. Si on les éliminait, disent-ils, on résoudrait le problème. Les Albanais, avec derrière eux 50 années de dictature programmant l’athéisme, auraient du mal à y souscrire. Mais le pape François n’a pas traversé l’Adriatique uniquement pour rendre hommage à un passé, si récent et glorieux soit-il. Il a voulu montrer au monde une leçon qui nous arrive aujourd’hui de cette périphérie de l’Europe. Car l’effondrement du régime communiste n’y a pas entraîné d’explosions de violence, comme dans d’autres pays des Balkans si tourmentés. Les Albanais ne se sont pas divisés selon un partage religieux (musulmans, orthodoxes, catholiques) mais ont donné la priorité à la création d’un État où les libertés fondamentales soient respectées – y compris la liberté religieuse – et où la fraternité soit pratiquée. Ils ont en ce sens poursuivi une tradition qui remonte aux tout premiers pas de l’Albanie indépendante, au début du XXe siècle. Mais si l’athéisme d’État s’est avéré une dictature contre l’homme, le sentiment religieux peut être lui aussi dévier, a rappelé le pape. Il peut devenir un facteur dangereux d’affrontement. « Personne ne peut utiliser le nom de Dieu pour commettre la violence », a averti François. L’Albanie, pour l’instant, est restée exempte de cette tentation. À qui le doit-elle? Certainement, entre autres, aux martyrs, et à leur capacité de pardonner. Le Pays des Aigles n’est plus l’enfer sur terre. Il n’est pas non plus le paradis. C’est un chantier ouvert, où le témoignage de foi des martyrs a ouvert un espace de liberté.