Un vizir curieux qui aime parler de théologie, un docte évêque à la double culture, syriaque et arabe, et beaucoup de temps devant soi pour discuter ensemble, dans la Haute-Mésopotamie d’il y a 1000 ans

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:36

Cet article est l'introduction à Le Vizir et l’Évêque en tête à tête sur la Trinité

Un vizir curieux qui aime parler de théologie, un docte évêque à la double culture, syriaque et arabe, et beaucoup de temps devant soi pour discuter ensemble, dans la Haute-Mésopotamie d’il y a 1000 ans. Cette rare conjoncture devait donner naissance à l’une des œuvres les plus fascinantes de la littérature arabo-chrétienne, le Livre des dialogues d’Élie de Nisibe.

Le vizir en question est Abû ’l-Qâsim al-Maghribî (981-1027). Appartenant à une lignée importante de fonctionnaires, il avait réchappé en Égypte au massacre ordonné par le calife al-Hâkîm contre sa famille et, après avoir mené un certain nombre d’intrigues, était enfin arrivé sur les bords du Tigre, à la cour de l’émir marwanide Nasr al-Dawla. Protecteur de la culture (il est entre autres indirectement à l’origine de la célèbre Épître du Pardon d’al-Ma’arrî), le vizir animait dans ses heures de liberté un salon intellectuel, selon l’usage du temps.

Élie (975-1046) est l’une des figures les plus marquantes de l’Église d’Orient : moine, puis évêque de Nisibe (aujourd’hui Nusaybin, à la frontière entre Turquie et Syrie), il écrivit essentiellement sur des thèmes de théologie et d’apologétique, mais il vante aussi à son actif des œuvres de spiritualité, une grammaire syriaque, une chronographie, et même un traité sur les poids et mesures.

Sa réputation d’homme cultivé parvint aux oreilles du vizir et celui-ci, profitant d’un passage à Nisibe, le convoque pour l’interroger : comment les chrétiens peuvent-ils se dire monothéistes s’ils professent que Dieu est Père, Fils et Esprit Saint ? Et qu’est-ce que cela signifie que Dieu a un fils ?

 

Un effort d’inculturation

Si le thème est des plus classiques, le dialogue se distingue de tant de productions analogues par l’effort que font les deux protagonistes pour adapter leurs propres catégories à celles de l’interlocuteur. Élie en particulier inscrit la question de l’Unité-Trinité de Dieu dans le débat, typiquement islamique, sur les attributs divins. La question, « le problème essentiel de la théologie musulmane » (Michel Allard), tire son origine du fait que dans le Coran, Dieu est décrit à travers différents adjectifs : puissant, savant, miséricordieux, etc. Les maîtres de kalâm, la théologie dialectique alors à la mode dans le monde islamique, avaient identifié en particulier sept attributs et s’étaient posé le problème de leur relation avec l’essence divine.

Pour simplifier au maximum, deux écoles de pensée s’étaient formées. Tandis que les mu‘tazilites, fauteurs d’une approche rationaliste, soutenaient que parmi ces attributs, certains étaient créés, et d’autres en revanche s’identifiaient avec l’essence divine, les (proto-)sunnites les considéraient tous incréés, et « non Dieu et non différents de Dieu ». Élie, dans le sillage d’autres théologiens précédents comme ‘Ammâr al-Basrî (début du IXe siècle), se sert de ce débat intra-musulman pour exposer la doctrine chrétienne à travers un langage familier à l’auditeur, en établissant un parallèle entre les Personnes de la Trinité et les attributs divins dans la vision sunnite. Le terrain commun offert par la philosophie aristotélicienne, que les scribes syriaques avaient contribué de façon déterminante à arabiser, fait le reste : bien que le vizir sympathise pour les mu‘tazilites – une allusion qu’il fait vers la fin du premier dialogue le laisse clairement entendre – il n’accuse pas les sunnites de mécréance et reste donc substantiellement convaincu par l’explication de son hôte. Celui-ci de son côté ne manque pas d’insister habilement, en syntonie cette fois avec l’école mu‘tazilite, sur la nécessité d’une interprétation allégorique de certains passages des Écritures.

Quelques jours plus tard un juge de l’école rigoriste hanbalite insinue chez le vizir le doute qu’Élie n’ait pas été sincère dans ses affirmations. L’évêque rédige alors de sa propre main une profession de foi qui, sans trahir la doctrine chrétienne, évoque à chaque pas le lexique technique islamique. Et, sans le dire explicitement, laisse entendre au vizir que la vision chrétienne est plus proche de sa théologie que le littéralisme étroit propre au juge hanbalite. La mission historique de médiation des chrétiens orientaux trouve dans ces pages l’une de ses plus hautes expressions.

 

Les conditions du dialogue

Cette constatation, qui s’impose à la lecture du texte, n’efface évidemment pas les limites de l’exposé d’Élie. Comme il reste fondamentalement lié au genre de l’apologétique, l’évêque se propose de démontrer par la négative que la doctrine trinitaire ne déroge pas au monothéisme – alors que l’on pourrait soutenir sur le mode positif qu’elle en est le fondement nécessaire. Mais surtout, il tend en plusieurs points à tomber dans des affirmations de saveur modaliste, notamment du fait de la nécessité de maintenir le parallèle avec la doctrine islamique des attributs divins. Enfin, dans la partie non traduite du dialogue, l’exposition de la christologie révèle un dualisme non résolu, qui culmine dans l’affirmation selon laquelle l’homme Jésus n’aurait pas vu ni ne verra jamais la personne du Verbe. Plus que d’incarnation du Verbe, il semble que l’on doive parler ici d’adoption.

Et pourtant, ces limites théologiques, qu’il ne semble pas possible réduire, surtout pour ce qui concerne la christologie, à une simple question de langage – comme on tend à le faire aujourd’hui avec une certaine désinvolture – sont amplement rachetées par la prémisse très humaine et par l’émouvante conclusion.

Dans l’introduction, après les demandes rituelles sur la santé, les affaires, les sages et les gens instruits, le vizir raconte à l’évêque l’histoire de sa guérison miraculeuse dans un monastère. C’est cet épisode qui l’a poussé à ouvrir de nouveau la question du Christianisme, qu’il considérait déjà intellectuellement close : un épisode qui l’incite à se demander, à travers une paire conceptuelle typique du chiisme, si l’intériorité (bâtin) de la doctrine chrétienne pouvait contenir quelque chose de beau, malgré son extériorité (zâhir) pour lui répugnante. On comprend encore mieux la portée du changement que la rencontre avec le moine a provoqué chez le vizir si l’on considère son expérience précédente : le calife qui, en Égypte, avait ordonné le massacre de sa famille y avait été incité par une coterie rivale dirigée par un scribe chrétien. Et pourtant la grenade et la soupe de lentilles du moine, jointes aux mystérieuses paroles sur la bénédiction liée à ce lieu, ont le dessus sur le passé. Sans cette motivation personnel, le dialogue dégénèrerait fatalement en dispute, comme le déclare Élie dans la phrase la plus intelligente de tout le texte : « Si le but du Vizir […] en disant ceci, est de connaitre notre religion et de [s’assurer que] nous sommes innocents des grossièretés qu’on nous attribue, je m’expliquerai là-dessus. Mais si son but est la discussion et la controverse, je le prierai de m’épargner cela et de me faire la grâce de passer à ce qui ne concerne ni les dogmes ni la foi ».  

De même ne peut-on rester indifférent, dans la conclusion, devant le courage de cet évêque de plus de cinquante ans qui, revenu dans son couvent, rédige d’un seul jet sa profession de foi monothéiste, prenant ainsi plus d’un risque. Et il ne faut pas sous-évaluer la portée œcuménique – comme nous le dirions aujourd’hui – de sa déclaration, avec cet incipit singulier : « Nous, famille de chrétiens monothéistes ». Par cette expression de « famille » (plus littéralement : « groupe », « tribu »), Élie entend en effet associer en une même communauté tous les chrétiens qui se reconnaissent dans le Credo de Nicée, en remontant au-delà de la division qui s’était produite en Orient avec les conciles d’Éphèse et de Calcédoine. Malgré tout, les chrétiens – ou plutôt les nazaréens, car Élie utilise le terme coranique – restent une seule et unique « tribu ».

Pourrait-on imaginer aujourd’hui, dans le Mossoul du calife terroriste, un dialogue de cette profondeur, tissu sur une trame de références à Aristote, au Coran et à la Bible ? Et le monastère où le vizir fit halte, existe-t-il encore ou a-t-il été déjà détruit par la furie iconoclaste de l’EIIL ? Plus que tout autre discours, ces questions nous font mesurer la régression qui a investi ces terres et leur civilisation. Et illustrent quelle perte représenterait pour l’humanité l’effacement définitif du patrimoine de l’Orient chrétien.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « Penser (et dialoguer) en utilisant les catégories de l’autre », Oasis, année XI, n. 22, décembre 2015, pp. 98-100.

 

Référence électronique:

Martino Diez, « Penser (et dialoguer) en utilisant les catégories de l’autre », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/penser-et-dialoguer-en-utilisant-les-categories-de-lautre.

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