Un moine des Petits Frères de l’Annonciade, islamologue, accompagne les détenus musulmans de la prison « Dozza » de Bologne dans la redécouverte de leur patrimoine religieux et culturel

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:27

Un moine de la Petite Famille de l’Annonciation, islamologue, accompagne les détenus musulmans de la prison « Dozza » de Bologne dans la redécouverte de leur patrimoine religieux et culturel. Cette expérience a donné naissance à un projet qui a impliqué 150 élèves, essentiellement d’origine maghrébine, une « assemblée constituante », un documentaire, et un programme de prévention de la radicalisation exporté à travers toute l’Europe.

 

J’ai passé de nombreuses années au Moyen-Orient, dans les maisons de ma communauté religieuse. Là-bas, j’ai étudié à fond l’arabe et l’Islam. C’est la raison pour laquelle, à mon retour en Italie, on m’a demandé, depuis 2009, d’effectuer un service de volontariat parmi les détenus musulmans de la prison « Dozza » de Bologne, l’une des plus grandes d’Italie, et qui compte un nombre très élevé de musulmans, actuellement plus de 200 sur environ 600 détenus.

 

En Italie, les détenus étrangers sont plus d’un tiers du total, et le pourcentage des musulmans est estimé (sur la base des pays de provenance) entre 30 et 50 % des étrangers. En chiffres absolus, nous parlons de près de 8 à 9 000 personnes. Ma présence au milieu d’eux peut sembler paradoxale : un moine catholique qui se consacre à l’assistance spirituelle des musulmans !

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J’ai commencé par des entretiens personnels, puis en rencontrant de petits groupes dans les étages des cellules, pour parvenir à des parcours didactiques inclus chaque année dans le plan académique de l’école interne à la prison, qui rassemble quelque 250 élèves. À tous les niveaux de mon activité, je procède de l’effort de tenir réellement compte du patrimoine religieux et culturel de mes interlocuteurs. J’estime en effet que ce patrimoine fournit des ressources précieuses pour stimuler la renaissance morale de personnes qui ont, plus ou moins longtemps, violé la loi et qui, en l’absence d’une intervention éducatrice spécifique pour eux, continueront à le faire même après la sortie de prison (en Italie, la récidive des crimes dépasse les 70 %). Pour résister au traumatisme du passage d’un revenu de 20-30 000 euros par mois avec la drogue aux 800 euros d’un contrat de formation, la motivation religieuse peut être décisive. Il faut en même temps être bien conscient du fait que c’est précisément à l’intérieur de leur patrimoine de traditions que se cachent les germes du radicalisme. Le radicalisme, nous le savons bien, peut commencer en prison puis se développer à l’extérieur dans plusieurs directions, y compris le terrorisme. D’un côté, la redécouverte de ses propres traditions religieuses et culturelles est donc positive, mais de l’autre, elle présente des risques que l’on ne peut sous-évaluer. Voilà pourquoi elle demande à être accompagnée avec beaucoup d’attention. Le « bricolage » en prison est le danger le plus grand. J’ai eu l’occasion d’observer de près beaucoup de cas de redécouverte de la foi qui évoluent vers des attitudes de radicalisme religieux.

 

Avec les détenus, je lis dans la langue originale et je traduis en italien surtout les textes qui intéressent l’éthique et l’ensemble de vertus consacrées dans l’Islam, des biographies édifiantes mais aussi de la poésie, de la littérature, des fables, des pages d’histoire, des journaux de voyage. Le vaste éventail de thèmes entend suggérer le passage d’un Islam réduit exclusivement à son aspect dogmatique et cultuel, ce qui facilite la dérive radicale, à un Islam entendu comme civilisation : une civilisation qui, sans oublier ce qui constitue le noyau de sa foi et de son culte, se présente comme génétiquement plurielle, parce qu’elle s’est formée, au cours des siècles, en relation étroite avec d’autres religions, peuples, cultures et traditions.

 

 

D’une intuition à un projet d’éducation

 

Commencé en 2009, ce type de travail avait besoin d’un cadre à l’intérieur duquel on pourrait manier de façon mieux assurée et orientée les autres éléments. Nous y sommes arrivés en 2014, avec le projet « Droits, devoirs, solidarité » (DDS), élaboré pour l’école de la prison, et qui, en deux ans, a impliqué environ 150 élèves, en grande partie des musulmans de l’Afrique du Nord. Le projet DDS est né d’une heureuse collaboration entre institutions : le Centre pour l’Instruction des Adultes de Bologne, le bureau du Garant régional des droits en Émilie-Romagne, la direction de la prison. Son idée fondamentale est l’utilisation de la Constitution italienne comme texte de dialogue entre les cultures. Pour parvenir au but de la manière la plus directe et la plus correcte, nous avons mis côte à côte la Constitution italienne et trois Constitutions arabes conçues lors de la période de ce que l’on a appelé le Printemps arabe : la Constitution marocaine de 2011, et celles de la Tunisie et de l’Égypte de 2014. La comparaison entre Constitutions n’est pas le fruit du hasard : historiquement, le mouvement constitutionnel dans le monde arabo-islamique, dès ses débuts vers la moitié du XIXe siècle, a été le résultat d’un rapport croissant avec les pays du Nord de la Méditerranée. Rapport difficile, certes, en raison des pesanteurs du colonialisme ainsi qu’à cause des limites internes imposées par le système de la charia, mais en tout état de cause, rapport réel et non uniquement conflictuel.

 

DDS a connu deux versions, l’une longue, de 24 leçons, l’autre brève, de 14. Pour la première, nous avons impliqué un bon nombre d’enseignants externes : islamologues, constitutionnalistes, imam. La seconde a été réalisée en faisant recours davantage à des forces internes, à partir d’un noyau stable de trois enseignants : l’enseignant de sciences sociales, l’islamologue, le médiateur culturel de langue arabe. Nous avons travaillé essentiellement sur les thèmes de la liberté, des droits et des devoirs qui définissent la dignité et l’identité du citoyen, y compris la liberté religieuse. Dans tous ces domaines, nous cherchons à montrer les points communs entre les différents documents examinés, y compris à la lumière des traditions anciennes auxquelles j’ai fait allusion. De l’autre côté, nous voulons aussi montrer les différences, chose indispensable parce que les gens comprennent mieux ainsi l’identité du pays dans lequel ils sont déménagés. La comparaison entre les textes, l’emploi de la langue arabe comme deuxième langue « officielle » du cours, le recours à du matériel vidéo pris sur le web arabe, tout comme les liaisons vidéo (enregistrées) avec quelque représentant arabe de la culture ou de la politique, servent à stimuler l’intérêt pour les sujets traités, et à donner aux élèves-détenus le sentiment qu’ils sont les protagonistes des leçons.

 

 

Le « grand angle » qui sauve du radicalisme

 

Le travail sur les Constitutions a pour but de stimuler la récupération d’un sens politique élevé, d’une conscience civique, du désir de penser à la société dans son ensemble. Il s’agit d’une autre manière d’élargir les horizons, parallèle à celle que nous avons décrite précédemment, et c’est très important aussi pour la psychologie du détenu, qui vit écrasé littéralement par son problème. L’effort consiste donc à l’aider à sortir de cette cellule, encore plus étroite que sa cellule matérielle, pour aller vers une société intrinsèquement plurielle. Ce mouvement du zoom au grand angle, pour utiliser une métaphore photographique, est décisif aussi pour démonter les mécanismes du radicalisme religieux, qui, par nature se concentre de manière obsessionnelle et absolue sur un nombre limité de choses, estompant tout le reste jusqu’à l’effacer.

 

Pour aider les élèves à faire le « grand angle », nous avons avant tout travaillé à stimuler le passage d’une perspective strictement dogmatique, qui incite naturellement à l’opposition entre catégories perçues comme inconciliables (par exemple loi de Dieu/loi des hommes), à une perspective historique et géographique, marquée par la dialectique intense entre charia et siyâsa (loi religieuse et politique terrestre), entre la vision idéalisée d’une communauté « religieusement réalisée » dans certains domaines spécifiques (culte, droit de la famille) et l’organisation beaucoup plus « laïque » de la société dans son ensemble. En outre, nous nous sommes efforcés d’accroitre la compréhension du fait que charia et jurisprudence islamique se sont développées de manière articulée, dialectique et non monolithique, et nous avons incité à focaliser de manière plus précise le poids négatif exercé par des traditions locales, voire préislamiques, revêtues de sacralité religieuse (on le voit en particulier dans le domaine des discriminations de genre).

 

Enfin, nous avons encouragé la réflexion sur l’édification d’un « Islam européen », projet qui entend non greffer simplement des morceaux de Tunisie ou de Maroc sur Milan ou Paris, mais remodeler des identités qui intègrent la donnée européenne dans le dépôt initial.

 

Le dernier passage du DDS est le laboratoire d’écriture : à la fin du parcours, les détenus ont été invités à décrire et écrire le bien. Toutes les leçons avaient été en effet sous le feu d’une critique constante de la part des participants : les mots des Constitutions ne sont que des mots... vides. Il y a une part de vérité en cela, car la non-application des lois est un problème objectif. Vient s’y ajouter le sentiment, subjectif, d’un pessimisme destructeur, auquel se joint, de manière plus positive, l’aspiration profonde à une authenticité de la vie politique et sociale, le désir de voir la réalisation de ce qui a été décidé et écrit. Alors, nous transformons tout ce travail intérieur en un défi à l’étudiant : « Mets-toi toi-même à la place du législateur ! » Défi qui peut sembler paradoxal : on fait écrire la loi à celui qui l’a violée. Mais c’est justement la chute dans l’illégalité qui met un homme en mesure de percevoir de manière plus claire quelle est la bonne voie, la voie légale, même s’il n’a pas la force de la suivre.

 

Un réalisateur de documentaires sociaux, Marco Santarelli, a suivi avec sa caméra toute la première édition de DDS, et en a tiré un film, Dustur (Constitution), qui a fait le tour de l’Europe et a été primé dans de nombreux festivals internationaux, dont ceux de Turin, Milan et Paris. Des demandes de projections sont parvenues également de la Turquie et de la Tunisie.

 

 

Au-delà des services de renseignement

 

Il vaut la peine enfin de signaler que cette expérience qui a mûri au cours des ans sur le chantier DDS semble destinée à une évolution européenne. Cette évolution est liée à l’investissement que le Studio Diathesis de Modène (une réalité qui travaille dans le secteur de la conception et du conseil, et qui a fourni les informations qui vont suivre) a décidé de faire sur l’expérience que nous venons d’illustrer. Sur la base d’une analyse des différents secteurs tant sur le plan de la méthode que des contenus de DDS, et des premiers résultats obtenus, Diathesis a procédé à une élaboration qui approfondit et élargit la best practice faite à la « Dozza », en y impliquant d’autres réalités sensibles à ce thème. Tout cela a débouché sur la mise au point d’un projet triennal (décembre 2016-décembre 2019) qui a été approuvé par le programme européen « Erasmus plus ».

 

Ce projet suit le tracé déjà expérimenté, c’est-à-dire qu’il se propose de construire une approche au problème du radicalisme religieux qui ne fait pas uniquement confiance aux interventions des services d’intelligence, mais, visant plus loin, s’efforce de réaliser les conditions pour pouvoir opérer également sur le plan de l’éducation. Cette perspective est déjà indiquée dans le titre même : « Rigths, Duties, Solidariety : European Constitutions and Muslim Immigration ».

 

Comme il est normal dans ce type de projets, des partenariats sont prévus entre les pays européens, qui sont, dans ce cas précis, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne et la Roumanie. Plus précisément, les activités prévues dans le projet, sous la régie de Diathesis, ont été réalisées en Italie, par le Centre pour l’Instruction des Adultes de Bologne (déjà responsable de DDS à la Dozza), et par le groupe Ceis de Modène ; en Allemagne, par l’Ecole supérieure de Cham (commune de la Bavière) ; en Espagne, par l’Association Ambit de Valence ; en Roumanie, par l’Association pour la formation permanente de Timisoara et par la Fondation Professional de Singeorgiu de Mures (commune de la Transylvanie).

 

Quant aux activités prévues, les promoteurs signalent deux aspects fondamentaux, qui développent et prolongent l’expérience de Bologne et expriment la haute valeur éducatrice du projet européen : tout d’abord, le fait que ses activités ne seront pas destinées uniquement aux immigrés en état de détention (comme c’est le cas du DDS), mais concerneront aussi les immigrés qui ont accès aux organismes ordinaires engagés dans le circuit de l’instruction des adultes ; en second lieu, les activités ne s’adresseront pas seulement aux immigrés, mais aussi au personnel des centres de formation impliqués, de manière à ce que ceux-ci puisse soutenir de façon stable des actions et initiatives sur ce terrain délicat de l’intégration culturelle et civique des immigrés.

 

DDS a effectué un travail de pionnier durant une période de deux ans, avec des résultats encourageants. Sa « version européenne » a pris le départ grâce aux efforts de nouveaux acteurs et protagonistes, avec des finalités beaucoup plus ambitieuses et un champ d’action beaucoup plus vaste. On aura l’occasion d’en vérifier les résultats, dans l’espoir qu’ils soient aussi et même davantage encourageants, afin de procéder ultérieurement sur la voie de l’éducation conçue comme la prévention la plus efficace contre les risques de radicalisation. Quand on modifie les idées des sujets « à risque », les dangers dont ils sont des porteurs potentiels ou réels disparaissent automatiquement.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Ignazio de Francesco, « Quand les dangers deviennent une opportunité », Oasis, année XIV, n. 28, décember 2018, pp. 120-127.

 

Référence électronique:

Ignazio de Francesco, « Quand les dangers deviennent une opportunité », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2019, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/radicalisation-en-prison-danger-et-opportunite.

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