Quand la radicalisation est une voie (illusoire) vers la « guérison »

Cet article a été publié dans Oasis 24. Lisez le sommaire

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:46

Compte rendu de Fethi Benslama, « Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman », Seuil, Paris 2016

« Comment penser le désir sacrificiel qui s’est emparé de tant de jeunes au nom de l’islam ? » (p. 9). C’est sur cette question que s’ouvre l’essai de Fethi Benslama, psychanalyste d’origine tunisienne qui exerce depuis des années dans la banlieue nord de Paris. On répond d’habitude en invoquant la notion de radicalisation, mais, pour l’auteur, le terme risque d’occulter le problème plus que de l’expliquer. Après tout, « le concept de chien n’aboie pas » (Spinoza).

L’essai, dans sa première partie, vise alors à vérifier la valeur symptomatique (et pas seulement sécuritaire) de la notion de radicalisation, valeur qu’il faudrait rechercher dans l’étymologie même du terme, dans cette « racine », perdue sur la terre, que l’ultra-islamiste cherche à retrouver dans le ciel. Les deux tiers des radicalisés, observe Benslama, ont entre 15 et 25 ans, période qui correspond à une « zone moratoire de l’adolescence » (p. 41). Dans les sociétés contemporaines, cet état liminal se prolonge indéfiniment. L’« avidité d’idéaux » qui le caractérise peut déboucher sur des moments intenses de dépression et d’exaltation qui mettent en danger la santé psychique du sujet. Dans les cas les plus extrêmes, alors, « la radicalisation est, du point de vue du sujet, une voie de ‘guérison’ » (p. 51). Mais elle passe à travers l’anéantissement de sa propre singularité, le long d’une série d’étapes qui débouche sur l’auto-sacrifice, expression du « narcissisme suprême de la Cause perdue » (Lacan).

Une objection récurrente à cette lecture est que la plupart des djihadistes ne présentent pas de profils psychologiques perturbés. Mais pour l’auteur, il s’agit là d’une illusion d’optique : s’il est vrai que le radicalisé ne montre plus de signe évident de déséquilibre, cet équilibre apparent est dû au fait que le sujet en lui a cédé le pas à l’automate.

Il reste à expliquer toutefois pour quelle raison la « voie sacrificielle » tente aujourd’hui de façon particulière la jeunesse musulmane. La réponse, articulée dans la deuxième partie de l’essai, met en cause l’islamisme comme « utopie antipolitique » (p. 67), absorption du politique dans le religieux plus que simple politisation du religieux. Face au défi bien résumé par la question que Bonaparte posait aux cheikhs de al-Azhar, à savoir si le Coran enseigne à fondre des canons, la solution aurait consisté dans l’invention progressive du « surmusulman » dont l’impératif essentiel n’est plus « deviens », mais « re-viens », « retourne » à une pureté originelle présumée. Et pourtant, dans ce passage de l’Islam à l’islamisme – observe Benslama –, c’est une qualité fondamentale qui se perd : l’humilité. Parce que les islamistes « ne se soumettent à Dieu qu’en le soumettant à eux » (p. 94). Dans les dernières pages, l’auteur cherche à ébaucher une issue possible : celle-ci consisterait à son avis dans le passage d’une appartenance organique à la communauté à une appartenance réfléchie à la société, dont la révolution tunisienne et la parole libérée qu’elle a produite seraient actuellement l’expression la plus avancée.

Comme on peut le deviner ne serait-ce qu’à partir de ces quelques lignes, la perspective que présente cet essai est très originale. On peut regretter par conséquent une certaine hâte dans le contrôle des informations, surtout sur le versant arabe : une fantomatique ouma, « mère », comme étymologie de oumma (p. 89), la féministe Hoda Sha‘rawi qui ôte son voile au retour d’un congrès féministe « à Paris ou à Rome » (p. 124), un paragraphe plutôt extrinsèque sur la fatwa dite de l’allaitement...

Toutefois, la limite majeure, tout en reconnaissant la validité des observations empiriques, reste la réduction du fait religieux à une pure illusion pour échapper à l’angoisse de la finitude. Au lieu d’une telle lecture, on aurait peut-être pu approfondir une intuition – citée, du reste – de Lacan lequel, renversant la formule de Dostoievskij, écrivait : « Si Dieu est mort, alors rien n’est permis ». Si vient à manquer la figure de l’Autre qui autorise ou interdit, l’homme est abandonné à son propre désir et au sentiment de sa propre culpabilité. Jusqu’à produire justement « un furieux désir de sacrifice ».

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Martino Diez, « Dans la psychè du surmusulman », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 136-137.

 

Référence électronique:

Martino Diez, « Dans la psychè du surmusulman », Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/dans-la-psyche-du-surmusulman.

Tags