La Syrie dépouillée de son lien avec le passé

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:26:02

Compte rendu de Christian Sahner, Among the Ruins, Hurst & Company, London 2014

Les images aériennes de la ville de Homs rasée au sol, les photographies de l’antique marché d’Alep éventré par les combats, la bataille entre l’État Islamique et les forces du régime de Bachar al-Assad pour le contrôle de l’antique Palmyre, les églises et les mosquées détruites par la furie des extrémistes et les bombardements qui tuent hommes en armes et civils. Télévisions et journaux, la presse du monde entier racontent tout cela de la Syrie depuis des années : un pays où ce qui était au départ une révolution pour la liberté et la démocratie a dégénéré en une guerre civile sanglante, régionale et finalement globale, avec l’intervention de puissances étrangères – la Russie, les États-Unis – et de quelques États limitrophes.

« Ce qui me semblait manquer dans les reportages sur la Syrie […] était un sens de la perspective historique profonde, en particulier sur la trame sociale et religieuse du pays » (p. XXV), écrit dans la préface Christian Sahner. L’auteur, spécialiste d’histoire byzantine, arabe et islamique à Princeton, a vécu d’abord à Damas, de 2008 à 2010, puis à Beyrouth de 2011 à 2013, après le début du conflit syrien. L’ouvrage, un mélange de reportage journalistique, de journal de voyage léger et d’essai historique, raconte, avec les moyens et les connaissances du spécialiste mais à travers les anecdotes du jeune étudiant curieux, le parcours de la Syrie de l’antiquité aux temps modernes, en passant par la conquête arabe du VIIe siècle pour arriver à la montée du baasisme.

Des hommes et des femmes musulmans prient dans la grande mosquée omeyyade de Damas, sunnite, qui fut cathédrale chrétienne, à côté de la tombe de Jean Baptiste, le précurseur du Christ évoqué également dans le Coran. Et la tête de l’imam Hussein – vénéré par les chiites, qui traversent la région pour venir pleurer devant ce reliquaire – est conservée à quelques mètres de là.

La « continuité religieuse » en Syrie raconte un passé de coexistence quotidienne et de tensions souterraines, qui ont pris au fil des siècles des formes et des modalités diverses. Ce qui se passe aujourd’hui est-il un conflit entre communautés religieuses ? Le communautarisme n’est pas l’élément à l’origine de la guerre, mais « la religion est restée un élément sensible, souvent facteur de divisions dans la société et dans la politique syriennes », durant toute l’histoire du pays, écrit l’auteur. « Le communautarisme destructeur que le monde a vu en Syrie récemment est quelque chose de nouveau, mais il semble clair qu’il séduit, comme discours et comme pratique » (p. 110).

Le livre est une introduction passionnante, et aisée, à l’histoire syrienne. Les analyses historiques sont agrémentées par la légèreté et la fraîcheur des anecdotes, par la vivacité des personnages – le maître d’arabe de l’auteur, la famille chez qui il réside dans le vieux quartier de Bab Touma, Damas – que le lecteur apprend à connaître au fil des pages. Cinq chapitres : l’avènement de l’Islam en Syrie et les fastes du califat omeyyade ; les chrétiens de Syrie, qui habitaient le pays avant la conquête arabe, et qui, même après, sont restés majoritaires pendant des siècles ; le communautarisme et la montée au pouvoir de la minorité alaouite dont font partie les Assad ; le consolidement de l’idéologie baathiste ; la guerre aujourd’hui.

Ce qui donne sa forme au récit, ce sont les descriptions détaillées des monuments, œuvres d’art, architectures sacrées et profanes, la passion de l’auteur pour un passé enserré entre les murs de dizaines d’églises, mosquées, palais, mausolées …dont bon nombre aujourd’hui ont été détruits ou désacralisés par les fureurs du conflit.

La disparition du patrimoine architectonique est une tragédie qui raconte un drame plus profond : « L’effondrement de la sécurité […] a ouvert les portes au vol et au pillage, souvent sur une échelle massive, industrielle. La perte de cet héritage culturel est une tragédie non seulement en termes absolus. Cela signifie aussi arracher à la Syrie son lien avec un passé polyédrique et bigarré. En réalité, quand on détruit les monuments d’un peuple et leur témoignage matériel, on détruit les peuples eux-mêmes. Combien doit-il être plus difficile de reconstruire un pays quand ses symboles les plus importants ont disparu à jamais ? » (pp. 189-190). 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Rolla Scolari, « Détruire les monuments, c’est détruire un peuple », Oasis, année XII, n. 23, juillet 2016, pp. 138-139.

 

Référence électronique:

Rolla Scolari, « Détruire les monuments, c’est détruire un peuple », Oasis [En ligne], mis en ligne le 20 juillet 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/detruire-les-monuments-cest-detruire-un-peuple.

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