Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:26:21
On l’a qualifié de tournant historique: lors de son dixième congrès tenu à Hammamet du 20 au 22 mai dernier,
le parti tunisien Ennahda a décidé d’abandonner la prédication religieuse (da‘wa) pour se concentrer sur l’activité politique. Pour le leadership du parti, qui déjà, au lendemain de la Révolution de 2011, déclarait inscrire son action sous le signe de “la transition et du changement”, ce choix devrait sanctionner la sortie d’Ennahda de l’Islam politique et son entrée dans la « démocratie musulmane ». Mais il reste à évaluer le sens de cette évolution.
Dans le langage politique, la nouveauté est incontestable, comme le met en lumière une lecture des communiqués publiés au terme des deux derniers congrès: celui de 2012 s’ouvrait sur une grandiloquente citation coranique (« Souvenez-vous ! Lorsque, sur la terre, vous étiez peu nombreux et faibles, craignant que les hommes ne s’emparent de vous, Dieu vous a procuré un refuge ; il vous a assisté de sou recours »), voulue de toute évidence pour célébrer le retour triomphal d’Ennahda sur la scène publique tunisienne. Il mentionnait aussi sans réticence, parmi les références intellectuelles du mouvement, Hasan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Le communiqué de 2016 a moins d’emphase, il est dépourvu de citations coraniques, et entièrement concentré sur la présentation des choix « stratégiques du parti ».
Non laïcisation, mais spécialisation
Il ne s’agit pas toutefois d’un adieu à la référence religieuse, ni d’une laïcisation du parti. Rachid Ghannouchi, leader historique de Ennahda, a déclaré dans une
interview à la CNN que
dans l’esprit du musulman, il n’y a pas de séparation entre religion et politique. Le changement est expliqué plutôt en termes de « spécialisation fonctionnelle » : « dans chaque milieu, ce sont les spécialistes qui doivent agir », a dit Gannouchi, et si « les affaires religieuses relèvent de la compétence des experts religieux, les affaires politiques incombent aux hommes politiques » En pratique, cela signifie que les dirigeants du parti ne pourront plus avoir des rôles de responsabilité dans les associations de la société civile, y compris celles de nature religieuse, ni prêcher dans les mosquées.
Gannouchi a également expliqué dans une longue
interview au quotidien pan-arabe al-Sharq al-Awsat, que la nature totalitaire des mouvements islamistes dépendait du contexte historique dans lequel ils sont nés. Et de conclure avec candeur que, « après la chute de l’Etat totalitaire et du parti totalitaire au gouvernement » (celui de Ben Ali), Ennahda passe «
du totalitarisme à la spécialisation politique ».
Mais
ce que l’on dépeint comme une évolution naturelle a été plutôt un brusque retour à la réalité. Après la Révolution de 2010, Ennahda s’était présenté, en vertu notamment de la majorité obtenue aux élections de 2011 pour l’Assemblée constituante, comme la force politique naturellement désignée pour guider la transition, en raison de la conjonction entre réveil islamique et réveil démocratique. Le parcours a été beaucoup plus accidenté et dramatique que prévu, et les islamistes, freinés surtout par une société civile mûre et déterminée, ont dû renoncer d’abord à leurs projets d’islamisation du pays, puis au pouvoir, et enfin encaisser une défaite aux élections législatives de 2014. A la différence des Frères musulmans égyptiens toutefois, Ennahda et en particulier son leader Ghannouchi ont choisi d’éviter l’affrontement,
acceptant un parcours qui, au nom du dialogue national, a porté à la rédaction de la nouvelle Constitution et à l’alliance de gouvernement avec les anciens archi-rivaux de Nidaa Tunis. Le tournant de Hammamet s’inscrit dans ce cadre et s’appuie sur une Loi fondamentale qui, fille d’un compromis politique, instaure sur un mode ambigu le rapport entre religion et politique, établissant en même temps que « l’Etat protège la religion, garantit la liberté de conscience et […] assure la neutralité des mosquées » (art. 6).
Ali Larayedh, dirigeant historique de Ennahda et président du dixième congrès, a pu ainsi
affirmer que l’évolution du parti est rendue possible par le fait que l’identité de la société et la religion sont à présent garanties par l’État.
En ce sens, la transition de l’islamisme à la démocratie musulmane marque aussi l’incorporation dans ce même Etat que les islamistes ont combattu pendant des dizaines d’années, un passage scellé par la « bénédiction » impartie au Congrès d’Ennahda par Béji Caïd Essebsi, actuel président de la république et homme symbole du vieux régime. A ce propos, Moncef Marzouki, opposant démocratique historique de Ben Ali, président de la République durant la période de transition et ex-allié de Ennahda, a écrit sur le site de
al-Jazeera que « au lieu de confirmer son alliance avec les forces porteuses de projets pour l’avenir, dans beaucoup de pays arabes l’Islam politique est en train de devenir partie de ces régimes contre lesquels se sont soulevés les peuples du printemps arabe ».
Une question d’adjectifs
D’autres, en Tunisie mais ailleurs aussi, restent sceptiques sur la portée effective du changement d’Ennahda, qu’ils considèrent comme le dernier tour de passe-passe utilisé par le parti pour camoufler ses propres projets. La question est probablement plus complexe, n’étant pas nécessairement liée à la sincérité des intentions mais plutôt à l’articulation imparfaite entre choix pratiques et réflexion théorique au sein de la formation politique islamique. Il n’est pas clair, par exemple, ce que la
transformation en un parti démocratique musulman comporte. Beaucoup d’observateurs ont suggéré pour Ennahda un parcours semblable à celui des
partis démocratiques chrétiens européens, mais il reste à vérifier si ce parallèle est exact. A propos de la Démocratie chrétienne, le philosophe catholique italien Augusto Del Noce écrivait que « le terme de démocratie n’est pas univoque, et il assume sa pleine signification à partir de la conception de la nature humaine qu’elle suppose, c’est-à-dure de l’adjectif qui la spécifie ». Pour Del Noce, la tâche de la Démocratie chrétienne était de « revendiquer en l’homme un principe spirituel indépendant de la société ». Ceci s’était traduit, durant l’après-guerre, en une fonction anti-totalitaire, puis, à partir des années 1960, aurait dû signifier le refus de la démocratie comme négation de « tout absolu de valeurs ».
Qu’est-ce donc qu’ajoute à la démocratie l’adjectif « musulmane » ? Le même Ghannouchi a affirmé qu’à la différence du passé, aujourd’hui, tous les partis tunisiens se reconnaissent dans l’Islam, et aucun ne lui est hostile. Quelle est donc la spécificité islamique de Ennahda ? Pour porter son processus évolutif à son accomplissement et le rendre transparent, Ennahda devra répondre à ces questions. Les débats du dixième Congrès ne disent pas grand-chose à ce propos. Le communiqué final se borne à affirmer que la référence islamique du parti implique un système de valeurs qui ne diffère pas en réalité des valeurs humaines communes si ce n’est pour sa capacité de les « renouveler ».
Dans son discours d’ouverture au Congrès du parti, Ghannouchi a en outre déclaré que, après la défense de l’identité islamique et la défense de la démocratie, le temps est venu pour Ennahda de l’économie. Le parti choisit ainsi, du moins apparemment, de subordonner l’inspiration idéale aux résultats matériels : un passage qui rappelle les premières années de l’
AKP en Turquie. C’est une décision compréhensible, surtout si l’on pense au contexte de pénurie d’où a jailli la Révolution tunisienne, mais qui risque, surtout en cas d’échec, de laisser le champ de la prédication à des organisations plus extrémistes.
Commentant le tournant pris par les islamistes, l’intellectuel tunisien Muhammad Haddad a écrit que celui-ci ne résout aucun des véritables problèmes du pays. Ennahda en somme a fait preuve de savoir s’adapter au changement. Elle doit encore démontrer qu’elle est capable de le guider.