Les musulmans doivent repenser la notion de connaissance, à partir d'une conception intégrale de l'être humain et de sa relation avec Dieu

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:01:58

Le monde musulman a retenu de l’Occident une idée purement utilitariste du savoir, qui, dépourvu de toute relation avec la transcendance, vise à transformer la création et non à la comprendre comme un signe divin. Les musulmans doivent refuser les fondements de l’université moderne et repenser la notion même de connaissance à partir d’une conception intégrale de l’être humain et de sa relation avec Dieu. Le but ultime de l’éducation est, en effet, de produire un être humain bon.

 

Au fil des siècles, la confusion humaine a été à l’origine de nombreux défis mais, probablement, aucun d’entre eux n’a été aussi grave et destructif pour l’homme que celui posé par la civilisation occidentale. J’ose affirmer que le plus grand défi de notre époque, bien qu’il soit apparu subrepticement, est celui de la connaissance. Je n’entends pas la connaissance comme le contraire de l’ignorance, mais plutôt la façon dont la civilisation occidentale l’a conçue et diffusée dans le monde ; la connaissance qui pose problème dans la mesure où elle a été mal conçue et qu’elle a perdu son véritable objectif en provoquant le chaos dans la vie de l’homme au lieu de la paix et la justice ; la connaissance qui fait mine d’être réelle et qui, par contre, n’entraîne que de la confusion et du scepticisme ; la connaissance qui a élevé le doute et la conjecture au rang « scientifique » dans le domaine de la méthodologie et qui considère le doute comme un outil épistémologique suprêmement valable dans la recherche de la vérité ; la connaissance qui, pour la première fois dans l’histoire, a semé le désordre dans les Trois Règnes de la Nature: le règne animal, végétal et minéral. Il me semble important de mettre en exergue que la connaissance n’est pas neutre compte tenu qu’elle peut s’animer d’un caractère et s’imprégner d’un contenu déguisés en connaissance. En réalité, dans son ensemble, il ne s’agit pas d’une vraie connaissance, mais d’une interprétation de cette dernière à travers, pour ainsi dire, le prisme, la vision du monde, la vision intellectuelle et la perception psychologique de la civilisation qui joue désormais un rôle essentiel dans la manière dont la connaissance est formulée et diffusée. C’est donc la connaissance imprégnée du caractère et de la personnalité de cette civilisation qui est formulée et diffusée. Il s’agit d’une connaissance qui est présentée et transmise d’une manière si finement amalgamée avec la réalité que les gens finissent par la considérer dans son ensemble – quoiqu’inconsciemment – comme la vraie connaissance en soi. Quels sont le caractère, la personnalité, l’essence et l’esprit de la civilisation occidentale, cette civilisation qui s’est transformée et a transformé le monde entier en conduisant à un état de désordre quiconque accepte son interprétation de la connaissance ? Par « civilisation occidentale » j’entends la civilisation qui s’est développée à partir de l’union historique des cultures, des philosophies, des valeurs et des aspirations de la Grèce et de la Rome antiques ; leur fusion avec le Judaïsme et le Christianisme, leur développement ultérieur opéré par les peuples latins, germaniques, celtes et nordiques. De la Grèce antique découlent les éléments philosophiques et épistémologiques, ainsi que les fondements de l’éducation, de l’éthique et de l’esthétique ; les éléments tenant au droit, à la politique et au gouvernement se rattachent à la Rome antique, tandis que les éléments de la foi religieuse tirent leur origine du Judaïsme et du Christianisme ; des peuples latins, germaniques, celtes et nordiques procèdent les sentiments d’autonomie et de nationalisme ainsi que les valeurs traditionnelles, le développement et le progrès des sciences et des technologies physiques et naturelles qu’ils ont fait avancer – avec le concours des peuples slaves – jusqu’aux plus hauts sommets de puissance.

 

L’Islam a lui aussi contribué notablement à la construction de la civilisation occidentale dans le domaine de la connaissance et dans la transmission de l’esprit rationnel et scientifique. Ces derniers ont cependant été repensés et remodelés pour qu’ils puissent s’adapter à la culture occidentale et par là, s’unir et se fusionner avec tous les éléments qui en forment son caractère et sa personnalité. Cependant, cette fusion a donné lieu au dualisme propre à la vision du monde et aux valeurs de la civilisation et de la culture occidentales ; un dualisme qui ne saurait se réagencer dans un ensemble harmonieux compte tenu qu’il comporte des idées, des valeurs, des cultures, des croyances, des philosophies, des dogmes, des doctrines et des théologies divergentes, qui reflètent une vision dualiste totalisante de la réalité et de la vérité, et se trouvent bloqués dans un combat désespéré. Cet antagonisme pénètre forcément tous les aspects de la vie et de la philosophie occidentale – spéculatif, sociale, politique et culturel – ainsi que la religion occidentale.

 

L’Occident formule sa vision de la vérité et de la réalité non pas d’après la connaissance révélée et la croyance religieuse, mais plutôt d’après sa tradition culturelle, étayée par des prémisses rigoureusement philosophiques fondées sur des spéculations qui concernent principalement la vie seculière centrée sur l’être humain en tant qu’entité physique et animale rationnelle. L’Occident attache beaucoup d’importance à la capacité rationnelle de l’être humain de dévoiler, tout seul, les mystères de l’environnement qui l’entoure et les mystères de son implication dans l’existence ainsi qu’à sa capacité de concevoir, à partir des conclusions des spéculations émanant de ces prémisses, les valeurs éthiques et morales qui guident sa vie. Dans la spéculation philosophique, la certitude, dans son acception religieuse, reposant sur la connaissance révélée telle qu’elle est considérée et expérimentée par l’Islam[i], n’a pas lieu d’être ; pour cette raison la connaissance et les valeurs qui orientent la vision du monde et guident la vie d’une telle civilisation sont sujettes à une constante révision et modification. […]

 

Dans un tel schéma, les vérités fondamentales de la religion sont simplement considérées comme des théories ou elles finissent par être complètement délaissées en tant qu’illusions futiles. Les valeurs absolues sont niées et les valeurs relatives sont affirmées ; rien ne peut être certain, abstraction faite de la seule certitude que rien ne peut être certain. La conséquence logique d’une telle attitude vis-à-vis de la connaissance qui à la fois détermine et est déterminée par la vision du monde, est de nier Dieu et l’au-delà et d’affirmer l’être humain et son monde. L’homme est déifié et la Divinité est humanisée ; le monde devient le seul souci de l’homme au point que même son immortalité réside dans la continuation de son espèce et de sa culture dans ce monde. […]

 

Croire dans le pouvoir de la raison humaine comme la seule capable de guider l’homme dans la vie ; accepter la validité de la notion dualiste de la réalité et de la vérité ; affirmer la réalité de l’évanescence de l’existence sur laquelle se fonde une vision séculaire du monde ; adhérer à la doctrine de l’humanisme ; émuler la réalité prétendument universelle du drame et de la tragédie dans la vie spirituelle, transcendante ou intérieure de l’homme, ce qui fait du drame et de la tragédie des éléments constitutifs réels et dominants de la nature et de l’existence humaine : ce sont là a mon avis les éléments qui dans leur ensemble constituent la substance, l’esprit, le caractère et la personnalité de la culture et de la civilisation occidentale. Ce sont ces éléments qui déterminent, dans le cadre de cette culture, sa notion de connaissance ainsi que sa finalité, la formulation de ses contenus et la systématisation de sa diffusion. Par conséquent, la connaissance qui, à présent, est systématiquement diffusée dans le monde entier n’est pas nécessairement la vraie connaissance au sens propre mais il s’agit plutôt d’une connaissance imprégnée du caractère et de la personalité de la culture et de la civilisation occidentales, une connaissance remplie de son esprit et ayant son but à atteindre. Voilà donc les éléments qu’il faut identifier, séparer et isoler du corps de la connaissance pour faire en sorte que cette connaissance puisse être distinguée de ce qui est imprégné de ces éléments. En effet, ces éléments ne constituent pas la connaissance en soi mais ils n’en déterminent que la façon dont la connaissance a été typiquement conçue, évaluée et interprétée selon un but conforme à la vision que la civilisation occidentale a du monde. Par conséquent, à l’exception de l’identification, de la séparation et de l’isolement de ces éléments du corps de la connaissance, qui, certes, en modifient les formes et les valeurs conceptuelles ainsi que l’interprétation de quelques contenus tels qu’ils sont présentés aujourd’hui[ii], une modification de son objectif même, de son système de développement ainsi que de sa diffusion dans les instituts d’enseignement et dans les établissements scolaires s’impose. […]

 

Éducation : définition et objectifs

 

[…] Le but de la recherche de la connaissance au sein de l’Islam est d’insuffler la bonté ou la justice à l’homme en tant qu’homme et sujet individuel. Le but de l’éducation au sein de l’Islam est donc de produire un être humain bon. Qu’entend-on par « bon » selon notre notion de « être humain bon » ? D’après la pensée islamique, l’éducation comporte intrinsèquement un élément fondamental qui est la transmission de l’adab [capacité de se comporter, NdlR], dans son acception omni-compréhensive qui embrasse la vie spirituelle et matérielle de l’être humain et qui insuffle la bonté souhaitée en tant que qualité. L’éducation c’est précisément ce que le Prophète, que la Paix soit sur lui, entendait par adab, lorsqu’il a dit :

 

Mon Seigneur m’a éduqué (addaba) et a rendu mon éducation (taʼdîb) plus excellente.

 

L’éducation c’est instiller et inculquer l’adab dans l’être humain, c’est taʼdîb[iii]. Il en découle que l’adab est exactement ce dont l’être humain a besoin pour bien se comporter et réussir dans cette vie et dans l’au-delà. De plus, la définition de l’éducation, y compris ses objectifs et sa visée sont, en effet, déjà illustrés dans le bref exposé de l’adab mentionné ci-dessus.

 

Le système islamique d’ordre et de discipline

 

[…] Au sein de l’Islam, l’éducation est un processus qui se poursuit pendant toute la durée de la vie [de l’être humain] sur terre et concerne tous les aspects de la vie humaine. D’un point de vue linguistique un constat s’impose : le mot ʻilm [savoir, NdlR] est employé dans l’Islam pour renfermer la totalité de la vie – spirituelle, intellectuelle, religieuse, culturelle, individuelle et sociale – et renvoyer à son caractère universel qui est nécessaire pour conduire l’être humain jusqu’à son salut. Aucune autre culture ou civilisation n’a jamais employé, pour faire allusion à la connaissance, un seul mot incluant toutes les activités de la vie humaine. C’est peut-être la raison pour laquelle l’organisation, la transmission et la diffusion de la connaissance ont été conçues comme un système d’ordre et de discipline lié à la kulliyya, une notion recelant l’idée de l’universel. On sait que, dès ses débuts, l’Islam a fait démarrer son système éducatif significativement en mettant la mosquée au cœur de ce système. Avec la mosquée (jâmi‘) qui, dans certains cas, n’a pas cessé, aujourd’hui encore, d’être au cœur de ce système, d’autres institutions éducatives se sont développées telles que le maktab [école primaire islamique, NdlR] ; le bayt al-hikma [la maison de la sagesse, NdlR] ; les sessions de savants et d’étudiants (majâlis) ; le dâr al-ʻulûm [la maison des sciences, NdlR] et les madâris [pl. de madrasa, NdlR] ; dans les domaines de la médecine, de l’astronomie et des sciences dévotionelles sont nés les hôpitaux et les observatoires alors que les zâwiya [monastère, NdlR] se sont développés dans les confréries soufies. Nous savons également que les premières universités occidentales ont été reproduites sur les modèles islamiques originels. Toutefois, je dispose de très peu d’informations à propos de l’idée originelle d’université au sein du système éducatif islamique et de la mesure dans laquelle les idées islamiques originelles concernant la structure de l’université ont influencé le modèle occidental. Néanmoins, le caractère général et la structure des universités modernes qui sont de véritables reproductions des modèles occidentaux montrent encore des traces importantes de leur origine islamique.

 

Le nom lui-même de l’institution qui dérive du latin universitatem [sic], reflète clairement le mot originel islamique kulliyya. Et encore, hormis le rôle de la médecine dans l’éducation islamique et la grande influence qu’elle a exercé au début en Occident, la notion anatomique de faculté, se rattachant à celle de quwwa, c’est-à-dire d’un pouvoir intrinsèque au corps d’un organe, est particulièrement importante, non seulement – me semble-t-il – afin d’établir son origine islamique mais aussi afin de démontrer que, compte tenu que la notion de « faculté » se réfère à un être vivant ayant la « connaissance » et que cette connaissance est le principe dominant qui détermine sa pensée et son action, l’université a dû être conçue en reproduisant la structure générale de l’homme pour ce qui est de sa forme, de sa fonction et de son objectif. Elle devait être une représentation microcosmique de l’homme, notamment de l’Homme Universel (al-insân al-kullî).

 

Et pourtant, l’université, telle qu’elle s’est développée en Occident et qu’elle est reproduite aujourd’hui dans le monde entier, ne reflète plus l’homme. À l’instar d’un homme sans personnalité, l’université moderne n’a plus aucun cœur vital, ni de principe d’inspiration permanent sous-jacent qui en établit l’objectif ultime. Elle prétend toujours contempler l’universel et même avoir des facultés et des départements, comme si elle était le corps d’un organe mais en fait elle n’a pas de cerveau, et encore moins d’intellect ou d’âme, sinon que pour exercer simplement ses fonctions d’administration, de maintenance et de développement physique. Son développement ne suit pas un principe de finalité et n’a pas de but bien défini à l’exception du principe relatif qui ne cesse d’encourager la recherche de la connaissance sans avoir aucun horizon d’une finalité absolue. Il s’agit d’un symbole qui est devenu ambigu – contrairement à la notion coranique de âya [signe, verset, NdlR] – car il renvoie à lui-même (c’est-à-dire à la science pour la science) au lieu de renvoyer à ce qu’il est censé représenter (c’est-à-dire l’être humain), suscitant de ce fait de la confusion perpétuelle, voire du scepticisme. En raison du fondement séculaire de la culture occidentale, mentionnée plus haut, l’université avance vers un objectif séculaire relatif et reflète, par là, l’État et la société séculaires et non pas l’homme universel. Néanmoins, il n’y a pas eu et il n’y aura jamais, exception faite au sein de l’Islam chez la personne du Saint Prophète, la Paix et la Bénédiction de Dieu sur lui, cet Homme Universel (al-insân al-kâmil) qui puisse se refléter dans une représentation microcosmique telle que « l’université ». Ni l’État, ni la société ne peuvent être réellement considérés comme des entités pourvues d’un attribut que l’on appellerait connaissance, celle-ci n’étant possédé que par l’homme individuel. Et même si l’on affirmait que l’université moderne est en train d’imiter l’homme, ce ne serait, encore une fois, qu’une représentation de l’homme séculaire, c’est-à-dire de l’animal rationnel dépourvu d’âme à l’instar d’un cercle sans centre. Les différentes facultés et leurs départements internes, tout comme les différentes facultés et les sens du corps, manquent de coordination dans l’université moderne, chacun se consacrant à ses propres recherches sans finalité ; chacun exerçant, pour ainsi dire, son propre « libre arbitre » et non pas l’arbitre cohérent d’un être, car il n’y a pas d’« être » – tout est « en train de devenir ». Est-il possible de qualifier de sain et de cohérent quelqu’un qui contemple des choses et à la fois en admet d’autres qui sont complètement différentes de ce qu’il est en train de contempler, et qui affirme quelque chose de différent et qui écoute une autre chose encore alors qu’il en voit d’autres qui diffèrent complètement ? L’université moderne devient le symbole de l’homme lorsque celui-ci se trouve dans un état de zulm [injustice, NdlR] ; une telle condition est nourrie par le doute et la conjecture qui ont été encouragés, élevés et légitimés en tant qu’instruments épistémologiques de recherche scientifique. Le Saint Coran réfute à maintes reprises ces méthodes qu’il considère comme contraires à la connaissance. Le doute (shakk), la conjecture, l’hypothèse (zann), la dispute et le débat (mirâ’ et jadal), le penchant de l’esprit et de l’âme pour le désir naturel (hawâ) sont généralement considérés comme abominables, d’autant plus quand ils sont appliqués à la connaissance ou qu’ils se servent de celle-ci pour se déguiser. Force est de prendre en compte un fait important : dans le cas de la culture et de la civilisation occidentales et en se référant à la sociologie de la connaissance, l’Occident a défini la connaissance comme l’effort déployé par la science pour contrôler la nature et la société. Quant à l’être humain en tant qu’individu, l’amélioration, l’identification et l’élévation de sa personnalité ainsi que le désir d’apprendre l’ordre divin du monde et le salut, l’Occident n’attache plus aucune importance ni réalité à ce but crucial – et donc à la vraie nature – de la connaissance. Cela s’est produit et ne cesse de se produire parce que l’Occident ne reconnaît aucune Réalité sur laquelle porter son regard, ni une Écriture unique et valide à confirmer et à affirmer dans la vie, ni même un guide humain dont les mots, les œuvres, les actions et le mode de vie puissent servir de modèle à reproduire dans l’existence, en tant qu’Homme Universel. […]

 

Remarques conclusives et suggestions

 

[…] Puisque nous avons dit que toute connaissance vient de Dieu et qu’elle est interprétée par l’âme à travers ses facultés spirituelles et physiques, il en découle que la définition épistémologique la mieux adaptée de la connaissance référée à Dieu en tant que sa source, est l’arrivée (husûl) de la signification (ma‘nâ) d’une chose ou d’un objet dans l’âme ; et, en se référant à l’âme comme à son interprète, elle est l’aptitude de l’âme d’arriver (wusûl) à la signification d’une chose ou d’un objet de la connaissance. Le Monde de la Nature, tel qu’il est représenté dans le Saint Coran, ressemble à un Grand Livre, et chacun de ses détails, jusqu’aux horizons les plus éloignés et à nous-mêmes, ressemble à un mot qui parle à l’être humain de son Auteur. La parole, telle qu’elle est réellement, est un signe, un symbole, et la connaître telle qu’elle est réellement c’est savoir ce qu’elle représente, ce qu’elle symbolise, ce qu’elle signifie. Étudier la parole en tant que parole, en la regardant comme si elle avait sa propre réalité indépendante, c’est oublier la véritable raison pour laquelle elle mérite d’être étudiée, parce qu’on cesse de la considérer comme un signe ou bien un symbole, et on la considère plutôt comme si elle avait été conçue pour renvoyer à elle-même, ce qui ne reflète pas ce qu’elle est réellement. De même, si l’étude de la Nature, de toute chose, de tout objet de la connaissance que l’on trouve dans la Création est poursuivi afin de le connaître, si l’expression « tel qu’il est réellement » a pour but d’indiquer soit sa réalité supposée indépendante – que ce soit essentiellement ou existentiellement – soit sa perséité comme s’il s’agissait de quelque chose d’ultime et d’autosuffisant, alors une telle étude serait dénuée de tout but réel et la quête de la connaissance devient un détournement de la vérité. Ce qui met forcément en question la validité d’une telle connaissance. Car, une chose ou un objet de la connaissance « tel qu’il est réellement » est autre chose que ce qu’il est, et cette « autre chose » – du moins au niveau rationnel et empirique de l’expérience courante – se réfère à son sens. C’est précisément pour cette raison que nous avons défini la connaissance d’une manière épistémologique comme l’arrivée dans l’âme de la signification d’une chose ou comme le parcours qui mène l’âme à parvenir à la signification d’une chose. Lorsque nous abordons, comme dans ce cas, des sujets se rattachant au « rationnel » et à l’ « empirique » cela ne signifie pas que nous partageons la grande division méthodologique opposant ce que l’on appelle rationalisme d’un côté et empirisme de l’autre, étant donné que nous sommes en train de réfléchir dans une perspective islamique qui ne coïncide pas avec celle de la philosophie ou de l’épisthémologie occidentales. Au sein de l’Islam, la raison et l’expérience sont des moyens pour parvenir à la connaissance au niveau rationnel et empirique de l’expérience du quotidien. Nous affirmons, en revanche, qu’un autre niveau existe. Et pourtant, même à cet autre niveau spirituel, la raison et l’expérience demeurent valides mais dans un ordre transcendant. À ce niveau-ci, le rationnel a fusionné avec l’intellectif et l’empirique avec ce qui tient à l’expérience spirituelle authentique comme c’est le cas du témoignage (shuhûd) et de l’expérience du goût (dhawq) intérieurs ainsi que d’autres états interconnectés de conscience trans-empirique. C’est à ce niveau que le tasawwuf [soufisme, NdlR], que j’ai défini plus haut comme « la pratique de la sharî‘a à la station (maqâm) de l’ihsân » [excellence spirituelle, NdlR], devient le contexte dans lequel la connaissance prend le sens d’unification (tawhîd). Compte tenu de la situation actuelle de l’élaboration et de la diffusion de la connaissance dans le monde musulman, on constate que la pénétration de notions-clés du monde occidental a donné lieu à une confusion dont les effets seront très sérieux si on n’arrive pas à l’endiguer.

 

Car ce que l’on diffuse dans les universités et, par le biais des universités et d’autres établissements éducatifs – du niveau le plus élémentaire au plus élevé – est une connaissance imprégnée du caractère et de l’identité de la culture et de la civilisation occidentales forgée sur le modèle de cette même culture et civilisation. Notre tâche sera premièrement de séparer tous ces éléments comportant des notions fondamentales sur lesquelles s’appuient cette culture et cette civilisation. Ces éléments et ces notions-clés se situent pour la plupart dans le domaine du savoir qui concerne les sciences humaines. Toutefois, le même critère de séparation doit être employé dans les domaines des sciences naturelles, physiques et appliquées surtout lorsqu’ils concernent l’interprétation des faits et la formulation de théories. Les interprétations et les formulations ont trait à la sphère des sciences humaines. L’« islamisation » de la connaissance actuelle signifie précisément que, à l’issue du processus de séparation que l’on vient d’évoquer, la connaissance, dépourvue de tous les éléments et les notions-clés [occidentaux, NdlR] est par la suite imprégnée d’éléments et de notions-clés islamiques […]. Notre tâche suivante sera de formuler et d’intégrer les éléments essentiels et les notions-clés islamiques afin d’obtenir une structure incluant la connaissance de base à employer dans notre système éducatif – des niveaux de scolarité inférieurs aux niveaux supérieurs – organisé par niveau de difficulté progressive selon les standards. La connaissance de base au niveau universitaire, qui doit être mise en place en priorité, doit se composer d’éléments sur la nature de l’homme (insân) ; sur la nature de la religion (dîn) et sur l’implication de l’être humain dans la religion ; sur la connaissance (‘ilm e ma‘rifa), la sagesse (hikma) et la justice (‘adl) vis-à-vis de l’homme et de sa religion ; sur la nature de la rectitude du comportement (‘amal-adab). Ces éléments devront faire référence à la notion de Dieu, à son Essence et à ses Attributs (tawhîd) ; à la Révélation (le Saint Coran), à sa signification et à son message ; à la Loi révélée (sharî‘a) et à tout ce qu’il en découle forcément : le Prophète (la Paix et la Bénédiction de Dieu sur lui), sa vie, sa Sunna, l’histoire et le message des prophètes qui l’ont précédé. Ces éléments devront faire référence également à la connaissance des Principes et de la pratique de l’Islam, aux sciences religieuses (‘ulûm al-shar‘iyya), qui doivent aussi inclure les éléments légitimes du tasawwuf et de la philosophie islamique, y compris les doctrines cosmologiques valides à propos de la hiérarchie de l’être et de la connaissance de l’éthique, des principes moraux islamiques et de l’adab. À tout cela il faut ajouter la connaissance de la langue arabe et de la vision islamique du monde dans son ensemble. Cette connaissance de base intégrée et composée dans une unité harmonieuse et mise au point à l’échelon universitaire comme un modèle de structure et de contenu pour les autres niveaux, doit être décliné en formes plus simples aux niveaux secondaire et primaire du système éducatif. À chaque niveau, la connaissance de base doit être conçue pour être appliquée de manière identique dans les systèmes éducatifs du monde musulman entier, car la connaissance de base est obligatoire pour tous les musulmans (fard ‘ayn)[iv] . […]

 

[Extrait tiré de Syed Muhammad Naquib Al-Attas, Islam and Secularism, International Institute of Islamic Thought and Civilization, Kuala Lumpur 1993, pp. 133-164 passim]

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[i] […] Le noble Coran mentionne trois degrés ou niveaux de certitude de la connaissance : la certitude dérivant de l’inférence, tant déductive qu’inductive : ‘ilm al-yaqîn [science de la certitude, NdlR] (al-Takâthur [102]:5) ; la certitude dérivant de la vision directe : ‘ayn al-yaqîn [l’œil de la certitude, NdlR] (al-Takâthur [102]:7) ; la certitude dérivant de l’expérience directe : haqq al-yaqîn [vérité de la certitude, NdlR] (Al-Hâqqah [69]:51). Ces niveaux de la connaissance certaine concernent la vérité, aussi bien manifeste que cachée, empirique ou bien transcendante ; et la connaissance certaine de ce qui est caché a la même force que la certitude de ce qui est visible. Ces niveaux de certitude concernent également ce qui est perçu par l’organe spirituel de connaissance, à savoir le cœur (al-qalb), et ils font référence à la connaissance en tant que croyance et foi (îmân).
[ii] Par « quelques contenus de la connaissance » on se réfère surtout aux sciences humaines.
[iii] […] Ce que l’on propose ici, c’est-à-dire que le terme « éducation » signifie taʼdîb, par opposition au terme tarbiya, généralement accepté, est très important et doit être réellement pris en compte. À mon avis, tarbiya est un terme relativement récent qui est employé pour désigner « l’éducation ». Toutefois, du point de vue sémantique, le mot ne semble être ni approprié ni convenable pour véhiculer la notion d’éducation qui est propre à l’homme. Essentiellement, tarbiya transmet le sens de « cultiver », « fructifier », « alimenter, élever, nourrir, provoquer l’augmentation de la croissance », « grandir », « produire des fruits mûrs », « domestiquer ». Son application dans la langue arabe ne se borne qu’à l’être humain et son domaine sémantique s’étend à d’autres espèces : aux minerais, aux plantes et aux animaux ; on peut également se référer à l’élevage du bétail et de la volaille, à la pisciculture et à la culture des plantes comme s’ils étaient tous des formes spécifiques de tarbiya. L’éducation est une caractéristique exclusive de l’homme ; l’activité et les éléments qualitatifs que l’éducation comporte ne correspondent pas à ceux qui se trouvent intrinsèquement dans la tarbiya. En outre, la tarbiya se réfère essentiellement à l’idée de la possession et normalement c’est le « possesseur » qui exerce la tarbiya sur l’objet qu’il possède. Dieu, le Protecteur, le Nourrisseur, Celui qui soigne, le Seigneur et le Possesseur de tout (al-rabb), est déjà en train d’exercer Sa domination sur toute chose, la tarbiya c’est donc quelque chose qui revient à l’homme. Dans le cas de l’homme, normalement ce sont les parents qui exercent la tarbiya sur leurs enfants. Lorsque l’exercice de la tarbiya est transféré à l’État, il y a le danger que l’éducation devienne un exercice séculaire. Ce qui, en effet, est déjà en train de se produire dans la réalité. Qui plus est, le but de la tarbiya a généralement un caractère physique et matériel étant donné qu’elle ne concerne que la croissance physique et matérielle. Toutefois, nous savons tous que le processus éducatif vise essentiellement à atteindre des objectifs liés à l’intellect, attribut propre à l’homme. Pour cette raison, nous devons sélectionner un terme précis pour qualifier le type d’éducation capable de satisfaire les buts et la visée de l’éducation elle-même, à savoir : produire un homme bon. Le seul mot qui convient est taʼdîb. L’erreur dans la sélection et l’application des termes employés pour désigner les notions culturelles, religieuses et spirituelles mène inévitablement à la confusion dans la connaissance, au niveau théorique et pratique.
[iv] Le terme fard ‘ayn, emprunté au langage de la jurisprudence islamique, indique que l’obligation incombe à chaque individu musulman, à la différence des devoirs collectifs (fard kifâya) qui pèsent sur la communauté dans son ensemble et peuvent être acquittés par un nombre restreint de personnes (NdlR).

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Texte par Muhammad Naquib Al-Attas, « C’est la connaissance qui mène au salut », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 93-103.

 

Référence électronique:

Texte par Muhammad Naquib Al-Attas, « C’est la connaissance qui mène au salut », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/c-est-la-connaissance-qui-mene-au-salut

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