Texte « Boussole » pour la rencontre annuelle entre catholiques et musulmans préparé par le Bureau pour l’œcuménisme et le dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale italienne en partage avec CoReIs, Confédération islamique italienne, Institut Tevere et UCOII
Dernière mise à jour: 17/07/2023 15:44:32
Personne ne doit être contraint de croire. Le cœur de la liberté religieuse, une idée et un principe que l’on trouve jusque dans les plus anciennes expressions religieuses de l’humanité, peut être résumé par ces mots. La liberté religieuse trouve dans la révélation biblique sa plus pleine expression dans la manière d’agir de Jésus, qui « a rendu témoignage à la vérité, mais il n’a pas voulu l’imposer par la force à ses contradicteurs » (Dignitatis Humanae, 11). Le principe même de non-contrainte est affirmé dans le Coran au verset 2,256 (« Pas de contrainte en religion ! la voie droite se distingue de l’erreur », que la plupart des interprètes contemporains considèrent comme valide pour toutes les époques. On trouve une expression analogue, toujours dans le Coran, dans la sourate 109, en particulier au verset 6 : « [Dis] : À vous votre religion ; à moi, ma Religion ».
Toutefois, le principe de non-contrainte a dû se confronter à un autre idéal non moins puissant : l’unité de la communauté humaine qui, pour se réaliser, semblait exiger l’unification des horizons politique et religieux. Ainsi, dans la plupart des sociétés, l’uniformité religieuse a été (et parfois est) la norme et la dissidence, l’exception. Aujourd’hui encore, dans de nombreux pays la liberté religieuse n’est admise qu’en tant que liberté de culte qui, bien qu’extrêmement importante, demeure une expérience limitée, si elle ne s’ouvre pas à d’autres expressions (caritatives/philanthropiques, culturelles, de témoignage) où naturellement les communautés religieuses trouvent leur expression sur le plan social.
Historiquement, même si l’idéal éthique de la non-contrainte est énoncé dans la Bible et dans le Coran, la traduction juridique de ce principe dans le droit de la liberté religieuse a dû attendre les guerres de religion qui ont ensanglanté le continent européen entre le XVIe et le XVIIe siècle. À partir de cette expérience tragique, une idée née d’une « demi-douzaine d’États qui a connu son apogée dans la première moitié du XXe siècle » s’est répandue jusqu’à atteindre une « amplitude universelle »[i]. En ce sens, un pas décisif a certainement été franchi avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui déclare, à l’article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites »[ii].
Aujourd’hui, la liberté religieuse est considérée par le droit international comme un droit fondamental de la personne humaine et la législation d’État est appelée à le garantir sur le plan négatif – absence de contrainte dans le choix religieux – comme sur le plan positif – garantir les conditions pour que les différentes communautés religieuses puissent exprimer socialement leur foi. D’autre part, aujourd’hui, les croyants sont invités à élaborer la liberté religieuse dans de nouveaux contextes sociaux et politiques, caractérisés par un niveau élevé de pluralisme religieux et culturel. Les religions sont donc aussi confrontées au défi de protéger de manière nouvelle la non-contrainte dans le choix religieux, mais également de s’employer afin que les différentes communautés puissent exprimer socialement leur foi en dialogue avec le contexte social pluriel marqué aussi par des positions non religieuses.
Toutefois, telle qu’elle fut formulée dans le contexte des Lumières, l’idée de liberté religieuse n’était pas sans ambiguïté, ce qui explique pourquoi l’Église s’y était opposée au début. Il suffit de penser à la fameuse parabole des trois anneaux, racontée par Lessing dans la pièce Nathan le Sage (1779), où trois fils, symbole transparent des juifs, des chrétiens et des musulmans, reçoivent de leur père en cadeau trois anneaux. Chacun est convaincu d’avoir reçu le véritable anneau et que les deux autres sont des copies mais, en réalité, affirme la parabole de Lessing, il n’est pas possible de savoir qui a raison. Chacun doit se limiter à agir comme s’il avait le véritable anneau.
Si l’on y réfléchit un instant, il est évident qu’une liberté religieuse ainsi fondée entre en contradiction avec la prétention de vérité du judaïsme, du christianisme et de l’islam. En effet, pour les trois religions, il n’est pas vrai que les trois anneaux sont impossibles à distinguer et en fin de compte équivalents, et cela ne peut pas être la raison pour laquelle les trois frères finissent par s’accepter les uns les autres. Une liberté religieuse fondée sur de tels présupposés n’a aucune chance d’être acceptée par des croyants convaincus, même si une norme pour protéger la liberté religieuse reste un bien en soi, quel qu’en soit le fondement philosophique.
Mais il y a une autre manière, beaucoup plus riche, de penser la liberté religieuse et c’est celle que les chrétiens et les musulmans italiens désirent affirmer publiquement au cours de leur rencontre annuelle. C’est la liberté religieuse fondée sur la dignité humaine. Les religions ne sont pas toutes égales, les anneaux de la parabole ne sont pas indiscernables entre eux. Certes, le chemin providentiel que nous avons entrepris nous a rendus mutuellement attentifs à la valeur de la foi de l’autre et nous a ouvert les yeux sur le fait que, pour les chrétiens, le Coran participe de l’univers biblique tandis que, pour les musulmans, l’Évangile originel est la forme antérieure sous laquelle Dieu a révélé son Verbe. Toutefois, il est également évident que, pour un chrétien, la révélation définitive ne consiste pas en un livre mais en une personne, Jésus-Christ ; et pour un musulman, le cycle de la Révélation s’accomplit par le Sceau de la Prophétie, Muhammad. Il ne faut pas avoir peur de reconnaître les différences qui nous séparent, de même que nous sommes heureux de souligner les points qui nous sont communs. La liberté religieuse que nous proposons ne se fonde pas en effet sur un accord en matière de dogme ou de loi ou sur un agnosticisme mais sur le fait que nous reconnaissons la dignité de la personne que nous avons devant nous.
C’est vrai : l’erreur n’a pas de droits et la vérité partielle n’a que des droits partiels. Mais la personne humaine, même si elle se trompait complètement d’orientation, ne perd pas pour autant sa dignité. Et cette dignité implique la non-contrainte et la garantie de pouvoir vivre librement sa propre recherche religieuse et de sens. C’est ce qu’affirme avec la plus grande clarté la Déclaration conciliaire Dignitatis Humanae : « C’est donc faire injure à la personne humaine et à l’ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l’homme le libre exercice de sa religion dans la société, dès lors que l’ordre public juste est sauvegardé » (n. 3). On trouve un écho de ce texte chez un penseur musulman syrien disparu récemment, Jawdat Said, qui écrit dans le Concept de changement : « Tu ne résoudras pas le problème du changement si tu n’aimes pas celui qui est différent de toi. Mais comment faire ? Comment peut-on aimer l’erreur ? Et celui qui la commet ? […] Nous devons aimer le malade et haïr la maladie : c’est ainsi que nous nous élevons à un niveau supérieur. Jésus, paix à lui, n’avait pas demandé l’impossible lorsqu’il disait : “Aimez vos ennemis” (Matthieu 5,44) »[iii]. Le fondement ultime et plus solide de la liberté religieuse n’est donc pas l’indifférence du « chacun ses goûts » ni le pessimisme résigné du « qui pourrait bien trouver la vérité ? » mais l’amour de l’autre. Ces affirmations peuvent paraître lointaines des problématiques de tous les jours ; en réalité, elles sont déterminantes, y compris sur le plan politique. En effet, la liberté religieuse est le premier barreau sur l’échelle de la liberté. Si l’homme est contraint dans sa conscience, tôt ou tard il le sera également dans le reste. Si l’homme est libre dans sa conscience, cette liberté tendra à se diffuser aussi dans les autres aspects de la vie sociale et politique.
Comme l’a rappelé la Charte de Florence[iv], œuvrer en faveur de la liberté religieuse pour tous, en Italie, dans la région méditerranéenne et dans le monde, est central pour contribuer à l’édification d’une vie bonne et de cette Fraternité humaine souhaitée par le pape François et par le grand imam Ahmed al-Tayyeb. Dans le document qu’ils ont signé à Abou Dhabi le 4 février 2019, on peut lire ceci : « La liberté est un droit de toute personne : chacune jouit de la liberté de croyance, de pensée, d’expression et d’action. […] C’est pourquoi on condamne le fait de contraindre les gens à adhérer à une certaine religion ou à une certaine culture, comme aussi le fait d’imposer un style de civilisation que les autres n’acceptent pas ». La lettre ouverte rédigée par 138 Sages musulmans intitulée Une parole commune entre nous et vous est de la même teneur. S’adressant aux responsables des communautés chrétiennes dans le monde entier, ce texte rappelle aux chrétiens et aux musulmans leur commune responsabilité à l’égard de l’humanité et combien l’amour de Dieu est inséparable de l’amour de toute l’humanité. Le document affirme notamment que « justice et liberté de religion sont une partie cruciale de l’amour pour le prochain »[v].
Au fond, une société sans liberté religieuse est une société où les énergies les plus profondes de l’être humain sont bridées. Nous désirons que ces énergies soient libérées.
Texte traduit de l’original italien
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[i] Dominique Avon, Liberté de conscience. Histoire d’une notion et d’un droit. Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2020, p. 19.
[iii] Jawdat Said, Vie islamiche alla non violenza, Zikkaron, Marzabotto 2017, pp.47-49.
[iv] Le texte est disponible à cette adresse : https://www.marseille.fr/sites/default/files/contenu/International/pdf/la-charte-de-florence-fr.pdf Parmi les nombreuses affirmations contenues dans la Charte, nous soulignons celle-ci : « la pertinence du renforcement des relations interculturelles et interreligieuses, afin d’atteindre un niveau plus élevé de compréhension mutuelle entre des individus d'origine, de langue, de culture et de croyance religieuse différentes ».
[v] Une parole commune, https://www.acommonword.com/the-acw-document/, point III.