Au-delà des interprétations patriarcales de l’Islam : une relecture holistique et historico-critique du Coran
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:11
Le monde arabo-musulman a assisté, au cours de ces dernières décennies, à la prolifération d’ouvrages et d’analyses qui tentent de jeter une nouvelle lumière sur les problèmes de genre dans l’Islam, à commencer par la réinterprétation du Coran et de la tradition musulmane. Ce n’est toutefois pas le cas, ou du moins pas entièrement, de L’Islam pensé par une femme, de Nayla Tabbara. La thématique du livre ne se limite pas au rôle et aux droits de la femme dans l’Islam. Il s’agit plutôt, pour la théologienne musulmane libanaise, d’une tentative de regarder la religion et le Coran dans leur ensemble dans une perspective féminine, un point de vue généralement exclu de la formulation traditionnelle des principes religieux.
Le féminin et le masculin deviennent, chez Tabbara, des symboles de caractéristiques culturellement déterminées : celles de l’accueil et de l’ouverture d’un côté, et celles de l’action et de la tendance au changement de l’autre. En excluant le féminin de l’interprétation coranique et en donnant la primauté à une lecture patriarcale, on est arrivé, selon l’auteure, à la représentation d’une religion fondée sur la force et sur la puissance, dominée par un Dieu autoritaire décliné au masculin ; un Islam suprématiste et légaliste qui a marginalisé les femmes et mis de côté les valeurs de l’inclusion et de la miséricorde, qui prédominent dans le Coran.
L’ouvrage est né en fait d’un dialogue prolongé avec une journaliste de La Croix, Marie Malzac, qui a transcrit les réponses faites par la théologienne musulmane lors d’entrevues et d’échanges télématiques. L’exposition non-académique de thèmes complexes et les références à des expériences personnelles le rendent particulièrement captivant et accessible même pour les non-spécialistes. Bref, une œuvre qui offre un aperçu utile et clair sur les fondements de la foi islamique et sur la complexité des courants qui la traversent, tout en conférant une place particulière aux changements en cours au niveau exégétique et social :
« Les évolution sont inégales d’un pays à l’autre, mais l’éveil est grandissant » (p. 113).
Le tout est constamment accompagné de citations tirées du Coran et des hadîths. Face à qui conçoit le Coran comme un manuel détaillé de règles de vie, Tabbara oppose une vision du Texte comme parole divine qui entre en relation avec l’homme et son contexte. Sa méthodologie interprétative s’inspire d’une part de l’analyse historico-critique utilisée dans les études bibliques, d’autre part de l’approche holistique adoptée par les féministes musulmanes :
« On ne peut comprendre le Coran sans le prendre comme un tout, et sans revenir à son contexte » (p. 57).
Quant à l’utilisation des hadîths, elle recommande la « précaution » (p. 63) parce qu’il s’agit de textes écrits un siècle au moins après la mort de Muhammad, qui peuvent avoir subi l’influence d’un contexte historique déterminé. Le critère suivi par l’auteure est de considérer « ce qui s’accorde avec le Coran et les valeurs de base de l’islam et rejeter ce qui ne s’accorde pas avec eux » (p. 64).
Tabbara, en outre, confère au Coran une fonction pédagogique dont le but est la « déconstruction des conceptions humaines de Dieu » (p. 24), de la religion et du rapport avec les autres. C’est dans ce contexte qu’elle aborde aussi le thème du genre de Dieu, lançant l’idée que l’on puisse en parler au féminin, contrairement à l’usage consolidé dans la tradition musulmane. Pour la théologienne libanaise en effet, la vision masculine de Dieu a entrainé une prédilection, dans l’histoire islamique, pour les attributs divins relevant culturellement de l’univers masculin, tels ceux de la puissance et de la domination, aux dépens des éléments plus féminins, concernant la miséricorde, l’amour, la bonté, qui sont bien plus nombreux. C’est à travers ses noms – rappelle Tabbara – que le croyant peut connaître Dieu : ils indiquent les valeurs à la base de l’Islam.
En contrepoint face à un Islam identitaire et légaliste, symbole d’une « immaturité spirituelle » (p. 45), l’auteure propose l’image d’un Islam des valeurs, où le voile extérieur compte moins que le voile intérieur. Par conséquent, si, généralement, ce sont les cinq piliers qui sont les protagonistes quand on veut définir l’Islam, Nayla Tabbara affirme que cette explication est réductrice et perd de vue l’essence même de la religion. Elle distingue au contraire trois aspects fondamentaux de la religion coranique : le rapport avec Dieu (ou spiritualité), l’importance d’une réflexion constante, et l’attention à l’autre. Car il ne peut, dit-elle, y avoir de véritable foi sans une relation avec Dieu, mais aussi sans le doute, sinon « il ne s’agirait pas d’un cheminement de foi mais d’une posture identitaire qui se réfugie dans l’intransigeance, voire l’extrémisme » (p. 42). De même, comme le rappelle le Coran, si la religion est rapport avec le Dieu unique, elle est vide sans la relation avec l’autre et l’attention au marginalisé. Il y a, dans les paroles de Tabbara, une invitation adressée à l’être humain à se dépasser lui-même, à dépasser sa pauvreté intérieure, en essayant de développer la version la meilleure de lui-même.
Après avoir expliqué les bases de la religion et les coordonnées de son approche interprétative, la théologienne aborde les questions spécifiques en donnant la priorité à celles qui sont les plus épineuses, notamment le rôle de la femme dans l’Islam et les féminismes islamiques, le dialogue avec les autres religions, le rapport avec la fragilité et la relation entre Islam et politique. Dans tous ces cas, elle montre comment l’interprétation patriarcale a porté à l’élaboration d’une religion d’exclusion vis-à-vis des femmes, de la diversité, de la fragilité, une religion utilisée comme un instrument politique. Son analyse linguistique et historique du texte sacré, la synthèse qu’elle fait des tendances interprétatives récentes, permettent de jeter sur ces arguments un regard nouveau, montrant que les approches exclusivistes et légalistes, qui affirment la nécessité d’un État islamique, ne trouvent pas de correspondance dans le Coran.
Le rapport avec les non-musulmans et la théologie du dialogue occupent une place particulière. Il s’agit là de thèmes qui traversent tout l’ouvrage, et auxquels la théologienne consacre un chapitre entier. Rien d’étonnant si l’on considère son engagement pour le dialogue, tant au niveau universitaire qu’au sein de l’association Adyan (« religions »), dont elle est co-fondatrice. C’est l’un des chapitres les plus personnels du livre : elle y raconte la forte communion spirituelle ressentie dans les moments de prière partagée, ou lors de la participation aux messes chrétiennes. Ce fut justement l’émotion intense éprouvée en ces moments-là qui lui donna la conviction que Dieu voulait qu’elle se mette « au service de la communion entre chrétiens et musulmans, de même qu’avec les croyants d’autres religions » (p. 138). « L’autre » devient alors pour Tabbara une « parole de Dieu » (p. 74), une grâce qui, avec sa diversité, peut permettre à tout être humain d’avancer dans son chemin spirituel.
La théologienne n’élude pas les questions les plus problématiques, comme le fait que Muhammad ait eu plusieurs femmes et ait fait des guerres, ou comme l’existence de versets contradictoires ou plus violents. Elle les aborde à partir du contexte historique, de l’analyse linguistique du texte, et de l’idée d’une pédagogie coranique. L’image qui en émerge est celle d’un Islam libérateur, qui laisse du champ à la conscience intérieure exhortant à la miséricorde, à la compassion et au respect de la diversité. Le message de Dieu, en effet, libère « l’intelligence, poussant les croyants et les croyantes à repenser avec courage les problèmes de la religion à la lumière de leur siècle et de leur contexte » (p. 44). Il s’agit d’une interprétation de la religion centrée sur l’importance des droits, et qui considère l’égalité comme un pilier, parce que tous ont même dignité au regard de Dieu. Une vision, celle de Nayla Tabbara, qui ne prétend pas être absolue et exhaustive, mais qui exhorte à une réflexion constante et à l’auto-amélioration, en vue du bien personnel et communautaire.
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Pour citer cet article
Référence papier:
Viviana Schiavo, « Une invitation à découvrir le féminin qui est en Dieu», Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 130-133.
Référence électronique:
Viviana Schiavo, « Une invitation à découvrir le féminin qui est en Dieu », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/coran-islam-feminisme