Un groupe de femmes promeut l’émancipation féminine et la parité de genre à partir d’une compréhension renouvelée des textes sacrés de l’Islam.
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:03
La modernisation des systèmes juridiques dans de nombreux pays musulmans n’a pas touché les disparités de genre prévues par la jurisprudence classique. Cela a généré deux dynamiques opposées : d’un côté, la tentative de dépasser l’inégalité entre les sexes au nom des droits de l’homme ; de l’autre, l’affirmation de la normativité traditionnelle comme rempart contre l’impérialisme culturel occidental. Mais un groupe de femmes a cherché une voie alternative, qui promeut l’émancipation féminine à partir d’une compréhension renouvelée des textes sacrés de l’Islam.
La formulation des normes et des valeurs éthiques qui se trouvent dans les sources textuelles de l’Islam (le Coran et les hadîths) a été confiée aux experts religieux (les oulémas). Les juristes classiques (fuqahâ’) se sont efforcés de traduire ces valeurs et ces normes dans des décisions juridiques (ahkâm). Ces dernières constituent toujours des interprétations consolidées de la charia, dans lesquelles se reflètent des conceptions prémodernes de la justice qui attribuent aux individus des droits différents en fonction de leur foi, de leur statut personnel et de leur genre. Au cours du XXe siècle, les musulmans se sont retrouvés confrontés aux idéaux des droits humains universels, comme l’égalité et la liberté personnelles, et ceci a été particulièrement évident dans le domaine des droits de genre.
Cet article a deux objectifs. Avant tout, j’illustrerai comment la confrontation avec les idéaux « modernes » a suscité, au sein de la tradition musulmane, un discours nouveau, qui remet en question les fondements des discours traditionnels et qui soutient l’égalité de genre. En second lieu, je me concentrerai sur le travail effectué à ce sujet par les activistes et les chercheuses féministes musulmanes. J’écris en tant que membre fondateur de Musawah[1], mouvement mondial en faveur de l’égalité et de la justice au sein de la famille musulmane. Musawah a été lancé en février 2009 au cours d’une rencontre organisée à Kuala Lumpur par le groupe de pression malais d’avant-garde Sisters in Islam (« Sœurs dans l’Islam »[2]). Il associe l’activisme et l’étude, afin d’introduire de nouvelles perspectives dans les enseignements islamiques et de contribuer de manière constructive à la réforme des lois et des pratiques familiales.
Un mot s’impose sur ma position et mon approche. Je suis une femme musulmane, engagée dans le débat sur la parité de genre dans le droit et dans le combat pour l’obtenir. Mon approche et mon analyse découlent de ma formation en anthropologie juridique, mais je ne prétends pas être une observatrice détachée. Depuis le début des années 1980, mes recherches se sont concentrées sur les normes qui règlementent les relations de genre dans la tradition juridique islamique. Je les examine dans une perspective féministe critique et je tente une sorte d’« ethnographie » des constructions juridiques sur lesquelles a été érigé l’édifice tout entier de l’inégalité de genre dans la tradition juridique islamique. En 2000, j’ai franchi la frontière entre la recherche académique et l’activisme, en commençant à travailler avec des groupes de femmes comme les Sœurs dans l’Islam.
La charia et la réforme du droit de la famille
Dans la première moitié du XXe siècle, une grande partie du monde musulman a assisté à la naissance des États-nations, à la diffusion de l’éducation laïque, au recul de la religion dans la sphère politique et à la sécularisation des lois et des systèmes juridiques. La plupart des États à majorité musulmane a marginalisé le fiqh (la jurisprudence islamique) dans tous les domaines du droit, à l’exception du droit de la famille, dans lequel quelques-unes des normes classiques de la jurisprudence islamique ont été réformées, codifiées et insérées dans des systèmes juridiques nouveaux et unifiés, inspirés des modèles occidentaux. Les réformes introduites ont été limitées et n’ont pas directement contesté la structure patriarcale du mariage, se concentrant sur le relèvement de l’âge du mariage, sur l’élargissement des possibilités d’accès au divorce judiciaire pour les femmes et sur la restriction du droit masculin à la polygamie.
J’ai écrit en détail sur les effets de la codification des dispositions du fiqh sur le droit de la famille[3]. Elle a transformé l’interaction entre le droit islamique et les pratiques sociales, créant un droit de la famille hybride qui n’est ni classique ni occidental. Les codes et les lois ont pris la place des manuels classiques de jurisprudence pour règlementer le statut juridique des femmes dans la société. Le droit de la famille a cessé de ne concerner que les savants qui œuvraient à l’intérieur d’une école particulière de fiqh, devenant plutôt du ressort de l’assemblée législative d’un État-nation particulier. En codifiant le droit de la famille, les gouvernements ont introduit des réformes à travers des normes procédurales qui, dans la plupart des cas, ont de toutes façons laissé plus ou moins inchangée la substance du droit classique.
Tout ceci a donné une nouvelle vigueur juridique aux interprétations prémodernes de la charia et a conduit à l’apparition de ce que je définis comme une littérature apologétique « néo-traditionnaliste » sur les « femmes dans l’Islam », qui refuse en fait le défi de l’égalité de genre. En même temps, se retrouvant toujours plus confinés dans les tours d’ivoire des séminaires, le fiqh et ses experts ont perdu le contact avec les réalités sociales et politiques en évolution, devenant incapables de répondre aux défis épistémologiques posés par la modernité.
Il est fondamental de rappeler que, jusqu’au XIXe siècle, la jurisprudence islamique garantissait aux femmes davantage de droits que n’importe quelle législation occidentale. Par exemple, dans le mariage, les femmes musulmanes ont toujours pu garder leur identité juridique et leur autonomie économique, tandis qu’en Angleterre, c’est seulement avec l’approbation de la loi sur la propriété des femmes mariées, en 1882, que ces dernières ont acquis le droit de garder la propriété de leurs biens après leur mariage[4].
Les deux dernières décennies du XXe siècle ont vu la montée de l’Islam comme force spirituelle et politique. L’Islam politique a obtenu un triomphe en 1979, avec la révolution populaire qui, en Iran, a conduit le clergé au pouvoir. Toutefois, ce fut aussi l’année où l’Assemblée générale des Nations Unies adopta la CEDAW (la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes), qui a fait de l’égalité de genre un mandat juridique international clair.
Deux dynamiques opposées
Dans les décennies qui ont suivi, on a assisté à la croissance simultanée, aux niveaux mondial et local, de deux forces puissantes mais apparemment contraires. D’un côté, au cours des années 1980, s’est développé le mouvement international des femmes et la CEDAW a fourni aux activistes ce dont elles avaient le plus besoin : un point de référence, un langage et les instruments pour résister au patriarcat et le remettre en cause. De l’autre côté, les islamistes – qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition – invoquaient la charia afin de démanteler ce qui avait été fait auparavant par les gouvernements modernistes pour réformer et/ou séculariser les lois et les systèmes juridiques. En sont un exemple l’Iran, l’Égypte et l’introduction au Pakistan des « Ordonnances Hudûd », qui étendaient la portée du fiqh à des aspects déterminés du droit pénal[5].
Profitant des demandes populaires de justice sociale, les islamistes ont présenté ce démantèlement comme « une islamisation » et comme le premier pas pour réaliser leur idée de société morale et juste. Mais dans la pratique, cela n’équivalait à guère plus qu’à promulguer et appliquer des lois et des politiques rétrogrades, comme l’imposition de codes vestimentaires, la ségrégation de genre, la reprise de punitions cruelles et d’anciens modèles patriarcaux et tribaux de relations sociales.
Toutefois, l’impulsion donnée par l’Islam politique vers « l’islamisation » a eu quelques conséquences inattendues. Une nouvelle vague de penseurs musulmans réformistes a commencé à répondre au défi islamiste, ouvrant de nouveaux horizons à la pensée juridique islamique. En utilisant les outils conceptuels et les théories d’autres branches du savoir, ces penseurs ont élargi le travail des réformistes précédents et développé de nouvelles théories épistémologiques interprétatives. À la différence de leurs précurseurs du début du XXe siècle, ils ont cessé de chercher une généalogie islamique pour des concepts modernes comme l’égalité, les droits de l’homme et la démocratie, mettant l’accent en revanche sur la manière dont la religion est comprise, dont la connaissance religieuse est produite et dont les droits sont construits dans la tradition juridique islamique[6].
En même temps, les tentatives des islamistes pour traduire les interprétations anachroniques et patriarcales de la charia en mesures politiques ont induit de nombreuses femmes à assumer des positions de plus en plus critiques envers ces notions, les poussant vers de nouvelles formes d’activisme. Progressivement, les femmes ont commencé à contester le lien entre les idéaux islamiques et le patriarcat et à réconcilier leur foi avec le combat pour l’égalité. Au début des années 1990, se sont manifestés les premiers signes d’une nouvelle façon de penser le genre, qui était féministe dans ses aspirations et ses demandes, mais islamique dans son langage et dans les sources de légitimité. Certaines versions de ce nouveau discours ont été étiquetées comme « féminisme islamique », sur lequel j’ai moi-même, ainsi que d’autres, écrit de manière détaillée[7]. Il s’agit d’un phénomène alimenté par une culture féministe qui a commencé à dévoiler une histoire inconnue et à relire les sources textuelles islamiques, contribuant à des interprétations égalitaires de la charia.
Ces développements, comme bien d’autres, ont été brusquement interrompus à partir du 11 septembre 2001 par la politique et la rhétorique de la « guerre contre la terreur » que de nombreux musulmans ont perçues comme une guerre contre l’Islam. Les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak –justifiées au nom de la « démocratie », de la « liberté » et des « droits des femmes » – unies au double standard utilisé pour promouvoir les sanctions des Nations Unies, ont profondément sapé la crédibilité morale des droits humains et des discours féministes.
Musawah : un mouvement pour l’égalité et la justice dans la famille musulmane
C’est alors que beaucoup d’entre nous, en tant que musulmanes et féministes, se sont retrouvées prises entre deux feux. D’un côté, les islamistes nous refusaient l’égalité au nom de la charia ; de l’autre, les pouvoirs hégémoniques mondiaux poursuivaient un projet néo-colonialiste au nom du féminisme et des droits humains. Pour certaines d’entre nous, l’issue de cette difficulté fut d’unir le monde musulman au monde féministe. La grande majorité des femmes dont nous défendions les droits étaient croyantes et voulaient vivre selon les enseignements de l’Islam. Nous croyions que le véritable changement ne viendrait pas par le refus et l’opposition, mais seulement à travers un engagement constructif envers ces enseignements.
Pour ce faire, nous devions revendiquer l’esprit égalitaire des textes sacrés de l’Islam et exprimer publiquement notre vision de la religion. Nous avons rencontré deux types de résistance. Le premier a été celui des appareils religieux : des leaders et des groupes qui prétendent connaître l’Islam et la charia authentiques et parler en leur nom. Ils regardent avec suspicion le droit international relatif aux droits de l’homme aussi bien que le féminisme et ils refusent de collaborer sérieusement avec leurs partisans. Mais c’est leur vision de l’Islam, et non la nôtre, qui rejoint la majeure partie des femmes qui, par conséquence, ne partagent pas nécessairement notre désir d’égalité juridique. L’autre forme de résistance provient de quelques intellectuelles féministes laïques et d’ONG et activistes pour les droits des femmes, qui sont réticentes à traiter les questions féminines dans une perspective religieuse. Pour bon nombre d’entre elles, c’est précisément l’« Islam » le principal obstacle dans la lutte pour l’égalité et elles ne se sentent à l’aise qu’avec le modèle des droits humains.
Une des rares ONG féminines qui soient heureuses de se définir à la fois islamiques et féministes est Sisters in Islam (SIS), basée en Malaisie. Dès sa création, en 1988, SIS a soutenu les droits et l’égalité des femmes dans une perspective islamique, impliquant chercheurs et médias dans un débat publique sur la religion. En février 2007, Zainah Anwar, fondatrice et directrice de l’ONG, a organisé un séminaire à Istanbul, qui a réuni un groupe hétérogène d’activistes et de chercheurs venant de différents pays. La rencontre a donné lieu à la constitution d’un comité organisateur chargé de définir la vision, les principes et l’encadrement conceptuel du mouvement que nous avons appelé Musawah, dans le but de créer une nouvelle stratégie de réforme[8].
Profitant de la nouvelle vague de pensée réformiste et d’études féministes dans l’Islam, nous avons élaboré et publié le Framework for Action (« Plateforme d’Action » [9]), avec lequel nous avons inséré notre revendication d’égalité et notre soutien à la réforme dans un cadre qui est à la fois islamique et lié aux droits de l’homme. En adoptant une perspective féministe critique, mais surtout en travaillant à l’intérieur de la tradition de la pensée juridique islamique, nous avons fait appel à deux distinctions fondamentales.
La première est la distinction entre charia et fiqh, qui est à la base de l’apparition de différentes écoles de droit islamique et, en leur sein, d’une multiplicité de positions et d’opinions. La charia, littéralement « la voie », est la voie divine idéale qui, selon la foi islamique, a été révélée au prophète Muhammad à travers le Coran. Le Fiqh, littéralement « compréhension », est la science de la jurisprudence islamique telle qu’elle a été développée par les juristes musulmans pour discerner la charia, en déduisant des normes juridiques à partir des sources sacrées de l’Islam, c’est-à-dire le Coran et la Sunna (la pratique du Prophète contenue dans les hadîths, les traditions). Le terme fiqh indique aussi les « lois » qui découlent de ce processus qui, comme tout autre système juridique et légal, est l’œuvre de l’homme, et donc temporel et local. Quiconque prétend qu’une loi ou une norme juridique spécifique correspond à la charia ou « loi de Dieu » revendique une autorité divine pour quelque chose qui, en réalité, est une disposition du fiqh, une interprétation humaine. Ce que nous « savons » de la « charia » n’est et ne sera toujours qu’une interprétation, une compréhension.
La seconde distinction, que nous tirons toujours de la tradition juridique islamique, est parmi les deux principales catégories de normes juridiques (ahkâm) : celles qui règlementent les ʻibâdât (actes rituels/spirituels) et celles qui disciplinent les muʻâmalât (actes sociaux/contractuels). D’après les juristes, dans les ʻibâdât, qui concernent la relation entre Dieu et le croyant, il y a peu de place pour la rationalisation, l’explication et le changement, parce qu’elles appartiennent au monde spirituel et aux mystères divins. C’est différent pour les muʻâmalât qui concernent les relations entre les êtres humains et qui restent ouvertes aux considérations rationnelles et aux forces sociales ; la plupart des normes qui concernent les femmes et les relations de genre appartient à cette catégorie. Ces distinctions nous donnent le langage et les outils conceptuels pour remettre en cause le patriarcat à partir de la tradition juridique musulmane.
Notre principal objectif est d’inclure les préoccupations et les voix féminines dans les processus de production de la connaissance religieuse et de la réforme juridique dans les contextes musulmans. Nous le faisons en reliant la recherche à l’activisme. En ce sens, notre action s’inscrit dans le combat pour la démocratisation de la connaissance dans l’Islam et de l’autorité d’interpréter ses textes sacrés.
Repenser deux concepts fondamentaux
En 2010, nous avons lancé un projet complexe pour repenser deux concepts juridiques fondamentaux, enracinés dans le Coran, qui sont à la base de la construction inique des droits de genre à l’intérieur du droit musulman de la famille. Je fais référence à la qiwâma et à la wilâya qui, en raison de la manière dont elles ont été comprises et traduites en normes juridiques par les savants musulmans, placent la femme sous la tutelle de l’homme. La qiwâma désigne l’autorité du mari sur la femme ; la wilâya indique le droit et le devoir des membres masculins de la famille d’exercer une tutelle sur les membres féminins (par exemple les pères sur leurs filles quand ils stipulent les contrats de mariage). Ces concepts, dans la manière dont ils ont été formulés par les juristes classiques et dont ils se reflètent dans les lois et dans les pratiques actuelles, ont joué et continuent de jouer un rôle central dans l’institutionnalisation, la justification et le soutien de l’inégalité de genre dans les contextes musulmans. Derrière ces lois et ces pratiques, il y a une idée ancienne : les hommes sont forts, ils protègent et pourvoient ; les femmes sont faibles, elles obéissent et doivent être protégées.
Le projet Musawah est constitué de deux éléments interconnectés. Le premier concerne la production d’une nouvelle connaissance féministe qui traite ces concepts de manière critique et les redéfinisse conformément aux notions contemporaines de justice. Le second élément vise à présenter des récits de vie de femmes et d’hommes musulmans dans différents pays afin de montrer la façon dont ils expérimentent, comprennent et contestent ces deux concepts juridiques dans leur vécu quotidien.
Nous avons donc commandé des articles préparatoires qui exposent et examinent la formulation de ces deux concepts dans les textes classiques de fiqh et les doctrines religieuses et juridiques qui les soutiennent, ainsi que leur rôle et leur fonction dans les lois et les pratiques contemporaines. Cela nous a naturellement conduits au verset 4,34 du Coran.
Les hommes sont qawwâmûn (gardiens/responsables) des femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles, et à cause des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont donc qânitât (obéissantes) : elles préservent dans le secret ce que Dieu préserve. Admonestez celles dont vous craignez le nushûz (rébellion), reléguez les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elles vous obéissent. Dieu est élevé et grand.
Parmi les musulmans, ce verset a été au centre d’intenses débats pendant plus d’un siècle. Il constitue la principale preuve textuelle à l’appui de l’autorité des hommes sur les femmes, la source d’où les juristes classiques ont fait découler le concept de qiwâma ou tutelle masculine sur les femmes. Souvent, c’est le seul verset connu par le musulman lambda à propos du droit de la famille.
Actuellement, il existe une littérature importante qui essaie de contester et de reformuler les significations et les connotations des quatre termes que j’ai soulignés. Les traductions que j’ai fournies se rapprochent de l’opinion répandue parmi les juristes classiques, comme on peut le déduire des normes (ahkâm) qu’ils ont élaborées pour définir les relations matrimoniales et de genre[10]. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’édifice du droit de la famille de la tradition juridique musulmane est construit sur la manière dont les juristes classiques ont compris ce verset et l’ont traduit en normes juridiques. Ils ont défini le mariage comme un contrat qui met automatiquement la femme sous la qiwâma de son mari en supposant un échange : l’obéissance et la soumission (tamkîn) en échange des moyens de subsistance (nafaqa) de la part du mari.
Toutefois, il est fondamental de savoir que, dans le Coran, c’est la seule occurrence du mot qawwâmûn dans le contexte des relations de genre. Le terme corrélatif abstrait qiwâma n’est pas du tout présent. Le terme wilâya, étroitement lié au précédent, apparaît au verset 18,44 du Coran – où il se réfère à la protection de Dieu sur les êtres humains – mais pas dans un sens qui cautionne l’autorité des hommes sur les femmes, comme l’affirme au contraire l’interprétation contenue dans le fiqh classique. Beaucoup d’autres versets parlent de l’égalité substantielle entre les hommes et les femmes aux yeux de Dieu et du monde. En ce qui concerne le mariage, deux autres expressions apparaissent souvent : maʻrûf (bonne pratique) et rahma wa mawadda (compassion et amour).
En 2015, les premiers résultats du projet ont été rassemblés dans l’ouvrage Men in Charge ? Rethinking Authority in Muslim Legal Tradition[11]. Sa thèse principale est que l’autorité masculine sur les femmes ne peut pas être fondée sur des arguments religieux et que qiwâma et wilâya, dans le sens de la tutelle masculine sur la femme, ne sont pas des concepts coraniques : ce sont des constructions juridiques qui, dans le temps, sont devenues les éléments constitutifs du patriarcat dans la tradition juridique musulmane. Ils se fondent sur le présupposé que Dieu aurait donné à l’homme l’autorité sur la femme, une invention théologique qui est devenue un postulat juridique dont la fonction principale est de soutenir la disparité de genre. Ont collaboré à cet ouvrage des chercheuses provenant de disciplines et de contextes différents, qui utilisent leurs compétences pour démystifier ces termes et les réinterpréter à partir de la tradition islamique et de ses principes théologiques et éthiques fondamentaux. Ils fondent surtout ces interprétations sur les réalités quotidiennes et sur les expériences féminines, qui constituent le cœur de la section du projet relatif aux récits de vie[12].
Au-delà des polarisations idéologiques
Musawah n’est que l’un des nombreux mouvements actuellement actifs dans le monde musulman à travers des rencontres et des débats animés en ligne et sur les réseaux sociaux, qui défient de l’intérieur l’éthique autoritaire et patriarcale des interprétations consolidées de la charia pour ouvrir la voie à un discours égalitaire de genre. Mais ont-ils quelque chance de succès ? Un discours féministe qui tire sa légitimité des textes sacrés de l’Islam et qui doit œuvrer à l’intérieur d’un système juridique fermé comme le fiqh, avec peu de soutien de la part de la base du pouvoir de cette tradition (à savoir les juristes musulmans), peut-il mener à une transformation de l’intérieur ? Ma réponse à cette question est oui, mais avec des réserves, pour les deux raisons par lesquelles je conclus.
Tout d’abord, les traditions et les théories juridiques doivent être comprises dans les contextes culturels, politiques et sociaux dans lesquels elles existent et agissent. L’égalité de genre est un idéal moderne qui, avec la diffusion des droits de l’homme et des discours féministes, est devenu seulement récemment partie intégrante des conceptions de la justice communément acceptées. Dans l’Islam, comme dans d’autres traditions religieuses, l’idée d’égalité entre les hommes et les femmes n’était pas pertinente pour la notion de justice, et ne faisait pas non plus partie du panorama juridique. À la fin du XXe siècle, il n’en était plus ainsi. La théorie juridique suit souvent la pratique : cela signifie que, lorsque la réalité sur le terrain change, la pression sociale pousse à des transformations dans le droit. La jurisprudence islamique, ou fiqh, ne fait pas exception et, dans ce nouveau siècle, elle doit répondre au défi féministe interne, un défi qu’elle ne peut plus ignorer.
En second lieu, la lutte pour l’égalité de genre fait partie d’un combat plus large pour la justice sociale, la démocratie et le pluralisme. Dans les contextes musulmans, ce combat est autant politique que théologique, bien qu’il soit difficile de tracer une frontière entre la fin de la théologie et le début de la politique. Une des nombreuses conséquences inattendues de la montée de l’Islam politique et de la « guerre contre la terreur » a été une compréhension croissante, de la part des gens ordinaires, de la nature de ce combat. Ces développements ont montré combien les droits des femmes, dans les contextes musulmans, sont conditionnés par les luttes de pouvoir, locales et mondiales, entre des forces qui ont d’autres priorités.
Le féminisme islamique représente une voix publique qui peut briser les polarisations idéologiques, comme celle qui existe entre le « séculier » et le « religieux », ou entre « Islam » et « droits de l’homme », dont ont été l’otage depuis le début du XXe siècle la recherche de l’égalité de la part des femmes et, également, la transition vers la démocratie. Il nous montre le véritable terrain d’affrontement, qui est celui entre les structures patriarcales et autoritaires d’une part et les idéologies et les forces égalitaires, pluralistes et démocratiques de l’autre. Le résultat de cette bataille déterminera si nous pouvons aspirer à un changement réel et significatif, capable d’affecter les convictions et les tendances consolidées qui ont modelé nos réalités religieuses, culturelles et politiques.
Tous droits réservés
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
1 Voir www.musawah.org
2 Voir https://www.sistersinislam.org.my/
3 Pour approfondir, voir Ziba Mir-Hosseini, Towards Gender Equality: Muslim Family Laws and the Shari‘a, in Zainah Anwar (dir.), Wanted: Equality and Justice in the Muslim Family, Sisters in Islam, Kuala Lumpur 2009, pp. 23-63 ; également disponible sur http://arabic.musawah.org/sites/default/files/Wanted-ZMH-EN.pdf
4 Danaya Wright, Legal Rights and Women’s Autonomy: Can Family Law Reform in Muslim Countries Avoid the Contradictions of Victorian Domesticity?, « Hawwa: Journal of Women of the Middle East and the Islamic World », vol. 5, n. 1 (2017), pp. 33-54.
5 Voir Ziba Mir-Hosseini, Vanja Hamzić, Control and Sexuality: The Revival of Zina Laws in Muslim Contexts, WLUML Publications, London 2010, disponible sur http://www.wluml.org/node/6869
6 Parmi ceux-ci, sont particulièrement importants Mohammed Arkoun, Khaled Abu El Fadl, Nasr Hamid Abu Zayd, Mohammad Mojtahed Shabestari et Abdolkarim Soroush. Pour approfondir leur travail, voir Suha Taji-Farouki (dir.), Modern Muslim Intellectuals and the Qur’an, Oxford University Press, Oxford 2004 ; Katajun Amirpur, New Thinking in Islam. The Jihad for Freedom, Democracy and Women’s Rights, Gingko Library, London 2015.
7 Ziba Mir-Hosseini, Muslim Women’s Quest for Equality: Between Islamic Law and Feminism, « Critical Inquiry », n. 32 (2006), pp. 629-645 et Ead., Beyond “Islam” vs “Feminism”, « IDS Bulletin », vol. 42, n. 1 (2011), pp. 67-77: http://www.zibamirhosseini.com/documents/mir-hosseini-article-beyond-islam-vs-feminism--2011.pdf
8 Zainah Anwar, From Local to Global. Sisters in Islam and the Making of Musawah, in Lena Larsen, Christian Moe, Kari Vogt (dir.), Gender and Equality in Muslim Family Law. Justice and Ethics in the Islamic Legal Tradition, I.B. Tauris, London 2013, pp. 107-124.
9 Le document est disponible en cinq langues : http://www.musawah.org/resources/musawah-framework-for-action/
10 La traduction du verset suit celle de Kecia Ali (en anglais), qui laisse les mots soulignés non traduits, faisant observer que « toute traduction de ces mots-clés équivaut à une interprétation ». Voir son Muslim sexual ethics: understanding a difficult verse, Qur’an 4,34, https://www.brandeis.edu/projects/fse/muslim/diff-verse.html
11 Ziba Mir-Hosseini, Mulki Al-Sharmani, Jana Rumminger (dir.), Men in charge? Rethinking Male Authority in Muslim Legal Tradition, Oneworld, London 2015.
12 Sur cet aspect du projet, voir Women’s Stories, Women’s Lives: Male Authority in Muslim Contexts, http://www.musawah-lifestories.org/
Pour citer cet article
Référence papier:
Ziba Mir-Hosseini, « Une voie islamique pour sortir du patriarcat », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 14-24.
Référence électronique:
Ziba Mir-Hosseini, « Une voie islamique pour sortir du patriarcat », Oasis [En ligne], mis en ligne le 13 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/emancipation-feminine-parite-de-genre-islam