Au fil des années, la branche afghane de Daech est parvenue à évoluer, passant d’un groupe désordonné et confus à une organisation disciplinée, efficace et idéologisée, à même d’étendre ses opérations au-delà de la sphère purement régionale
Dernière mise à jour: 06/09/2024 12:35:40
L’État islamique au Khorasan (EI-K) s’est retrouvé sous les feux de l’actualité à l’occasion de l’attaque terroriste contre la salle de concert Crocus City Hall à Moscou le 22 mars dernier. Bien que l’attentat ait été en réalité revendiqué par le commandement central de Daech, les médias ont insisté de manière quasi obsessionnelle sur l’avertissement lancé quelques jours plus tôt par les Américains, selon lequel l’ordre de prendre pour cible les grands rassemblements venait d’Afghanistan.
Au-delà de sa résonance médiatique, l’épisode au met en lumière la relation complexe qui s’est développée au fil des années entre le « califat », c’est-à-dire le commandement central de Daech, et la branche du Khorasan. Le contexte est celui du déclin du califat à partir de 2017, au point qu’en 2024, il ne contrôle même plus la moindre parcelle de territoire au Moyen-Orient. Le déclin territorial s’est accompagné d’un déclin financier : les sources de revenus de Daech provenant de la contrebande de pétrole et d’autres produits se sont complètement taries. Aujourd’hui, les branches les plus actives de l’État Islamique se situent en Afrique, et notamment au Sahel. Tant le commandement central que le Khorasan opèrent désormais dans la clandestinité et maintiennent une présence significative (au moins 1000 membres) en Syrie, en Irak, en Turquie, en Afghanistan et dans certaines régions du Pakistan. L’ambitieuse structure administrative de l’État islamique (dont les provinces n’étaient qu’une petite partie), qui promettait l’instauration rapide d’un califat au niveau mondial, semble aujourd’hui anachronique. Non seulement elle n’a plus de sens, vu que le califat sort d’une longue série de défaites, mais il serait également difficile, voire impossible, pour Daech de gérer une aussi gigantesque bureaucratie de la terreur. D’une part, les ressources financières manquent ; de l’autre, il serait suicidaire de conserver une telle structure dans le désert syrien ou dans des cachettes urbaines en Turquie. Il y a deux ans, le califat a dû abandonner les derniers vestiges de cette structure, donner plus d’autonomie à ses « provinces » et même céder certaines de ses fonctions à ses branches. Le principal bénéficiaire de cette cession a été la branche du Khorasan. Pour comprendre cette dynamique, il faut retracer l’histoire de l’État Islamique au Khorasan depuis ses origines.
La genèse de l’EI-K
Lorsque la création du califat fut annoncée en juin 2014, l’un des premiers objectifs du commandement de Daech fut de traduire en actes un récit qui présentait l’organisation comme le point de ralliement de tous les djihadistes du monde. L’idée même d’établir le califat était une stratégie pour s’assurer le leadership du djihad mondial, en mettant sur la touche un al-Qaïda trop attentiste et intellectuel au goût de la relève djihadiste. Dans un tel cadre, il était primordial d’établir une présence en Afghanistan. Le djihad des talibans avait été la principale cause du monde islamique jusqu’en 2011, avant d’être remplacé par la guerre civile syrienne. En 2014, l’Afghanistan était encore considéré comme un théâtre d’événements auquel l’État Islamique devait prendre part pour se légitimer et attirer davantage de financements et de recrues. L’achèvement de la première phase du retrait américain du pays laissait présager des développements importants et la possibilité pour Daech de se couvrir d’une gloire facile.
Avant même de créer le califat et de prendre le nom d’État Islamique, la formation d’Abou Bakr Al-Baghdadi accueillait déjà des volontaires d’Afghanistan, du Pakistan et d’Asie centrale, constituant ainsi un pont vers l’Afghanistan et la région environnante. Dans le but d’étendre géographiquement le califat nouvellement fondé, Al-Baghdadi et ses disciples décidèrent de créer une série de provinces, parmi lesquelles se distinguait, début 2015, celle du Khorasan (dont l’appellation provient du nom historique de la région), qui englobait l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde, l’Iran et l’Asie centrale, bien qu’à cette époque la présence d’affiliés en Inde et en Iran était quasiment nulle.
Même en Afghanistan et au Pakistan, la branche du Khorasan (EI-K) fut bâtie de manière plutôt précaire en fusionnant plusieurs groupes dissidents de talibans afghans et pakistanais et l’une des factions du Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Le nouvel EI-K comprenait une demi-douzaine de groupuscules, qui n’étaient pas très enthousiastes à l’idée de fusionner en une entité unique et hautement centralisée, comme l’exigeait le califat en échange de son financement. Le mécontentement de ces groupes à l’égard de leurs anciennes organisations s’expliquait par des jalousies personnelles et des déceptions dues à l’absence de promotion, ainsi que par le rejet de toute solution négociée au conflit afghan vers laquelle s’orientaient les talibans. Les fonds considérables fournis par le califat, à l’époque au sommet de ses disponibilités financières, offraient à ces groupes la possibilité d’opérer de manière autonome. Au départ, l’EI-K était une coalition de groupes salafistes, des franges les plus radicales des talibans, qui faisaient auparavant référence à al-Qaïda, et de mécontents de toutes sortes. Dans l’ensemble, le matériel humain disponible pour réaliser l’ambitieux projet de création d’une branche du califat s’avérait insuffisant. Cependant, ce dernier, motivé comme jamais, ne s’est pas laissé décourager.
D’organisation désordonnée à armée idéologique
Au départ, la principale composante de l’EI-K était pakistanaise. Après l’arrivée initiale d’environ 2000 membres du Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) en 2014, d’autres membres du groupe taliban pakistanais en voie de désintégration se seraient joints à eux jusqu’en 2017. Le premier gouverneur du Khorasan fut en fait Hafiz Saeed, le chef de la faction dissidente du TTP, qui avait contribué à fonder l’EI-K. Tout au long de son histoire, le commandement de Daech au Khorasan, tout comme ses membres, ont toujours été caractérisés par une forte présence pakistanaise, et ce bien que le groupe ait principalement opéré en Afghanistan. Même après la création de la province pakistanaise du califat, où furent transférés de nombreux Pakistanais de l’EI-K, les Pakistanais ont été et continuent d’être importants au sein du commandement.
Par ailleurs, même les Afghans étaient disparates, puisqu’ils étaient issus de diverses factions des talibans et présentaient des alignements idéologiques différents. En outre, de fortes rivalités personnelles, ethniques et tribales les empêchaient de former un bloc cohérent, ce qui ouvrit de ce fait la voie à l’hégémonie pakistanaise. L’EI-K a également toujours comporté un groupe important, bien que minoritaire, de Centrasiatiques, pour la plupart Ouzbeks et Tadjiks. En principe, ces éléments étaient censés apporter le djihad en Asie centrale, mais ils n’y sont jamais parvenus. Les Centrasiatiques ne se sont jamais entendus avec les Pachtounes pakistanais et afghans, et ils se sont surtout alliés aux Afghans d’ethnie ouzbèke et tadjike. Au départ, le califat n’avait que peu d’estime pour l’EI-K, qu’il considérait comme désuni, désorganisé et trop peu « idéologique ».
La stratégie adoptée par le califat pour transformer ce groupe désordonné en une organisation disciplinée et efficace était basée sur le modèle utilisé en Irak et en Syrie, à savoir la création d’un « noyau dur » de dirigeants capables d’administrer l’organisation, de collecter et de redistribuer les fonds, de former et d’endoctriner les nouveaux membres, de planifier et d’organiser. Une fois opérationnelle, cette structure devait coordonner et diriger les différents éléments locaux. Un tel modèle était indispensable pour opérer dans des contextes comme l’Afghanistan et le Pakistan, où l’idéologie de l’organisation ne suscitait que peu d’intérêt. La seule perspective réaliste était de recruter un certain nombre de dirigeants très motivés en les formant à mobiliser et à gérer (ou à manipuler) les communautés, les groupes sociaux et les individus, pour la plupart indifférents aux objectifs « globaux » de l’organisation et désireux de défendre leurs propres intérêts ou d’utiliser l’EI-K comme un outil pour réaliser leurs ambitions et leur vengeance.
Le califat tenta de marquer un tournant dans cette direction en envoyant des dirigeants de confiance comme « commissaires politiques » et en s’appuyant sur les membres les plus idéologisés de l’EI-K, pour la plupart Centrasiatiques. Alors que la vieille garde formée par les transfuges du TTP et les anciens talibans constituait un parapluie temporaire pour protéger le groupe, le califat tentait de créer une nouvelle machine organisationnelle et de contrôler le recrutement et l’endoctrinement de nouveaux membres. Au fur et à mesure que le parapluie protecteur formé par les déserteurs des organisations djihadistes locales s’érodait sous les coups des Américains et des talibans, le nouvel EI-K, calqué sur l’État islamique des origines, voyait lentement le jour. Paradoxalement, la destruction progressive de l’ancienne ossature finit par faciliter l’émergence de la nouvelle structure sans trop de frictions.
La composition de l’EI-K a donc évolué au fil des ans. Les ex-talibans et ex-TTP « purs et durs », qui avaient fondé le mouvement sous l’impulsion d’Al-Baghdadi, sont devenus de plus en plus marginaux et de moins en moins nombreux en raison des pertes subies. Le modèle centralisé imposé par le califat nécessitait des leaders très endoctrinés, ce que l’EI-K ne possédait pas au début. Cependant, le groupe a réussi à recruter des centaines de jeunes universitaires, notamment à Jalalabad et à Kaboul, qui lui ont permis de conformer l’organisation au modèle originel.
Une organisation coriace
De ce point de vue, les efforts du califat ont été couronnés de succès et l’EI-K apparaît aujourd’hui plus cohérent et plus idéologique qu’il ne l’était à l’origine. Ce modèle de fonctionnement est très utile pour assurer la survie de l’organisation à un moment où elle est soumise à une forte pression de la part des talibans et où elle se trouve dans une situation financière difficile. Bien que l’EI-K n’ait pas été en mesure de payer ses membres depuis plus d’un an, on n’enregistre aucune défection significative parmi ses dirigeants, même si de nombreux combattants se sont rendus aux talibans ou ont déserté.
Le mouvement s’est adapté en opérant toujours plus dans la clandestinité, une évolution devenue nécessaire après l’affaiblissement de son contrôle territorial à partir de 2018 jusqu’à sa disparition totale entre 2022 et 2023. Sa présence dans les villes d’Afghanistan et du Pakistan s’est accrue, malgré les coups durs infligés par les talibans en 2022 et 2023. Les composantes qui constituaient à l’origine l’EI-K n’avaient pas la capacité d’opérer dans les villes. Cette évolution est donc le résultat de la transformation et, pourrait-on dire, de la professionnalisation décrite ci-dessus.
Avec une grande habileté, l’EI-K a su déplacer le barycentre géographique de ses activités. Souvent, il a réussi à transférer des centaines, voire des milliers de membres de l’Afghanistan vers le Pakistan et vice versa, ainsi que des dirigeants et des structures de l’est vers le nord-est du pays et inversement, en fonction des menaces qui se présentaient. Preuve de la capacité du nouveau « noyau dur » à intercepter et gouverner les causes locales, le groupe a réussi au fil des ans à obtenir un large consensus au sein de la minorité salafiste de l’est de l’Afghanistan, à tel point qu’aujourd’hui la plupart de ses membres sont issus de cette minorité, qui a toujours entretenu des relations conflictuelles avec les talibans. La plupart des salafistes afghans présents dans les rangs de l’EI-K sont analphabètes et peu au fait des questions doctrinales, et s’ils se sont enrôlés, c’est parce que la communauté se sent menacée par les talibans. Ces derniers s’opposent en effet à la diffusion du salafisme, apparu en Afghanistan dans les années 1970.
L’EI-K s’est étendu au nord de l’Afghanistan et, aujourd’hui, une grande partie de ses dirigeants sont des Tadjiks du nord-est et de la région de Kaboul, parmi lesquels l’organisation initiale n’avait aucune prise. Nombre de ces Tadjiks ont été influencés par des idéologies islamistes proches du salafisme, comme celle du Hizb ut-Tahrir, qui a amplement recruté parmi les Tadjiks afghans par le passé, tandis que d’autres se sentent simplement discriminés par les talibans, dont les dirigeants pachtounes cherchent à placer le nord-est sous leur contrôle, même aux dépens des talibans tadjiks.
Que veut l’État islamique au Khorasan ?
L’objectif premier de l’EI-K, né en Afghanistan et au Pakistan en 2015, était de démontrer l’expansion du nouveau califat. Toutefois, il est vite apparu que l’État Islamique au Khorasan et les talibans étaient incompatibles et que ces derniers n’accepteraient pas de partager leur territoire avec le premier. Il était évident, du reste, qu’en dehors du territoire, l’EI-K se disputerait avec les talibans la scène et les financiers du djihad afghan. Au printemps 2015, les affrontements armés entre les deux organisations commencèrent et devinrent de plus en plus violents. Pour l’EI-K, affaiblir et éventuellement remplacer les talibans était devenu une priorité. Les forces de l’État islamique au Khorasan se sont rarement heurtées aux Américains, qui avaient une présence militaire importante en Afghanistan entre 2015 et 2020, et aux forces armées du gouvernement afghan de l’époque.
Entre 2015 et 2017, les forces de l’EI-K, très motivées, parvinrent à infliger de nombreuses défaites tactiques aux talibans, engagés sur deux fronts. Cependant, à partir de 2018, ces derniers lancèrent une contre-offensive et remportèrent quelques victoires entre 2019 et 2020 contre les bastions de Daech dans l’est du pays. Dans le même temps, l’effondrement du califat au Moyen-Orient a eu un impact négatif sur le financement de l’EI-K, qui a toujours été dépendant des fonds transférés par le calife.
Au fur et à mesure que la capacité de financement du califat s’érodait, l’EI-K cherchait, avec beaucoup de difficultés, d’autres sources de financement. Les monarchies du Golfe, qui avaient été au fil des ans parmi les plus grands bailleurs de fonds des différents groupes djihadistes, n’étaient guère intéressées par le financement d’un djihad contre les talibans. L’EI-K a alors tenté de pallier ce désintérêt en se faisant le promoteur et le défenseur de certaines causes islamiques, dont celle des Ouïgours en Chine ou l’oppression des musulmans en Asie centrale. Toutefois, ses campagnes de propagande sur ces questions se sont révélées peu crédibles, notamment parce qu’au fil des années, l’État Islamique au Khorasan n’est pas parvenu à faire grand-chose pour ces causes. Il a néanmoins réussi à attirer l’attention de certains bailleurs de fonds grâce aux attaques qu’il a menées en Iran en coopération avec le commandement central de Daech, notamment l’attaque de Kerman en janvier dernier. Tirer parti de l’hostilité généralisée des monarchies du Golfe à l’égard de l’Iran est l’une des stratégies favorites de l’EI-K et du califat depuis des années. Cependant, même cette méthode a commencé à perdre de son efficacité avec la fin de la guerre civile en Syrie et, surtout, avec le début de la crise de Gaza.
Les ambitions initiales démesurées de l’EI-K et du califat ont mis l’organisation dans une position très difficile. Depuis 2020, la priorité de l’État islamique au Khorasan n’est plus de vaincre les talibans, mais de survivre. Les tentatives d’arracher de plus en plus de territoires aux talibans ont échoué et l’EI-K a fini par se concentrer davantage sur les attaques terroristes. Le nombre de ses membres, qui dépassait les 10 000 en 2017, a commencé à diminuer, pour finalement être réduit de moitié au début de l’année 2024. Le mouvement espère désormais l’implosion de l’Afghanistan et/ou du Pakistan afin de bénéficier du chaos qui s’ensuivrait. La nouvelle stratégie de collecte de fonds est synchronisée avec celle de l’organisation mère, à savoir relancer le terrorisme international pour gagner en visibilité et montrer au monde, mais surtout aux recrues et financiers potentiels, que l’État islamique est toujours l’organisation djihadiste numéro un. Ce qui reste du califat, c’est-à-dire un commandement traqué et dispersé entre la Syrie et la Turquie, a fait appel à l’EI-K pour relancer la marque djihadiste, notamment en prenant en charge la gestion des dizaines de cellules d’Asie centrale affiliées au califat, dispersées entre la Turquie, la Syrie, l’Europe, la Russie, l’Asie centrale et l’Iran.
Ce nouveau rôle a propulsé pour la première fois l’EI-K au-delà des frontières de sa région. Le groupe coordonne et dirige des cellules d’Asie centrale depuis l’Afghanistan, bien que les décisions concernant les stratégies et les cibles soient toujours prises par le commandement central du califat. D’abord réticent à assumer son nouveau rôle, l’EI-K semble maintenant avoir commencé à en envisager le potentiel, notamment la possibilité de développer sa propre collecte de fonds indépendamment du califat. Reste à voir si le désir de faire des projections à long terme continuera à se développer, compte tenu également des fonds disponibles très limités.
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