La vie et l’œuvre de la première femme musulmane qui s’est affirmée dans l’étude du Coran, une œuvre d’art à être lu en appliquant les méthodes de la critique littéraire
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:07
‘Âʼisha ‘Abd al-Rahmân, connue sous le pseudonyme de Bint al-Shâtiʼ, « la fille de la côte », a été la première musulmane à s’affirmer dans le domaine des études coraniques. Il serait pourtant erroné d’en faire une pionnière du féminisme. La question des relations de genre est en effet marginale dans sa production théologique, tandis que sa vision du rôle de la femme est restée liée à des positions traditionnelles. Toutefois, sa contribution fondamentale à l’histoire des femmes, en Égypte, comme plus généralement dans le monde musulman, est indéniable.
La première femme musulmane à avoir affirmé son autorité dans le domaine des études coraniques, une sphère du savoir restée pendant de longs siècles une prérogative uniquement masculine, fut l’Égyptienne ‘Âʼisha ‘Abd al-Rahmân (1913-1998), mieux connue sous le pseudonyme de Bint al-Shâtiʼ, « la fille de la côte ».
Née dans une famille de petits propriétaires terriens dans la zone rurale de Damiette, une ville côtière située dans le delta du Nil, ‘Abd al-Rahmân reçut en privé sa première instruction, faisant rapidement preuve d’une intelligence vive qui s’adaptait mal aux limites imposées par l’instruction domestique. Grâce à l’intercession de sa mère et d’un arrière-grand-père formé dans la prestigieuse Université d’al-Azhar, la jeune ‘Âʼisha réussit à vaincre la résistance de son père, qui avait longtemps refusé de l’inscrire à l’école publique, et à gravir avec succès tous les échelons de l’enseignement. Le choix de publier ses premiers articles sous un pseudonyme, commun à de nombreuses femmes de son temps, était destiné à protéger la réputation de sa famille de possibles accusations d’immoralité et à éviter ainsi d’encourir la colère paternelle ; en même temps, le nom qu’elle choisit représentait un hommage évident aux racines rurales et côtières de l’auteure.
Après avoir obtenu un doctorat de recherche en littérature arabe en 1950, ‘Abd al-Rahmân choisit de poursuivre une carrière académique, parvenant à occuper la chaire de langue et littérature arabe à l’Université ‘Ayn Shams du Caire (1962-1970), puis celle d’exégèse coranique (tafsîr) à l’Université Qarawiyyîn de Fès, au Maroc. Au cours de sa longue carrière, ‘Abd al-Rahmân écrivit des dizaines de livres et des centaines d’articles, dont la majeure partie était consacrée à l’étude du Coran. Ses publications incluent aussi de nombreuses poésies, des récits, des romans, une autobiographie, deux traités sur la question agraire et diverses œuvres de critique littéraire. Le plus célèbre de ses textes théologiques est sans doute le Commentaire rhétorico-explicatif du noble Coran (Tafsîr al-bayânî li-l-Qur’ân al-karîm, 1962-1968), une œuvre exégétique en deux volumes centrée sur les quatorze dernières sourates du Coran, la première qui fut jamais publiée par une femme.
Le Coran en tant qu’œuvre d’art
La méthodologie exégétique de ‘Abd al-Rahmân s’inspirait directement des indications théoriques élaborées par son mentor Amîn al-Khûlî (1895-1966), devenu ensuite son mari, un des inspirateurs de ce que l’on a appelé le « commentaire littéraire » du Coran. Selon la perspective exégétique proposée par Amîn al-Khûlî, le Coran devrait être considéré comme une œuvre d’art et être lu en appliquant les méthodes de la critique littéraire ; une méthodologie considérée comme révolutionnaire et même dangereuse par l’establishment religieux traditionnel, qui accusait ses partisans de mettre en danger le dogme de l’inimitabilité du Coran et la sacralité même de la parole divine.
Ces accusations ont été repoussées avec fermeté par ‘Abd al-Rahmân, qui a affirmé à plusieurs reprises dans ses écrits que l’inimitable perfection du discours coranique est perceptible dans chaque construction grammaticale, parole ou préposition comprise dans le texte sacré. Loin de mettre en doute la perfection du texte coranique, l’analyse linguistico-littéraire est utile au contraire pour la mettre en pleine lumière et la révéler dans toute sa splendeur. Rien dans le Coran ne peut en effet être qualifié de redondant, au point que le concept même de synonyme est considéré par Bint al-Shâtiʼ comme impropre lorsqu’on l’applique au texte sacré.
La méthode qu’elle propose et utilise pour comprendre la signification réelle d’un terme coranique est de type inductif, basée sur une recherche des références croisées, effectuée à travers une lecture transversale du texte. Le premier pas de tout travail exégétique est donc de relever tous les versets qui contiennent le terme auquel on s’intéresse, pour ensuite les confronter avec les passages coraniques contenant des mots dérivant de la même racine triconsonnantique. Par le biais de cette confrontation, il serait possible, au moins en théorie, de déduire la véritable signification de chaque vocable contenu dans le Coran et de comprendre, par conséquent, le « véritable » message transmis aux hommes par Dieu. Cependant, pour ‘Abd al-Rahmân, aucun interprète ne peut parvenir seul à saisir le sens profond de tout le Coran : une juste exégèse ne peut qu’être le résultat d’un effort collectif.
La méthodologie exégétique utilisée par Bint al-Shâtiʼ, révolutionnaire à certains égards, était toutefois enracinée dans le principe classique selon lequel le meilleur interprète du Coran est le Coran lui-même. Dans cette perspective, un exégète devrait éviter le plus possible de recourir à des instruments ou à des sources différentes du Coran au cours de son analyse linguistique et littéraire, parce que ceux-ci souilleraient la pureté du texte sacré et la clarté du message divin. ‘Abd al-Rahmân a condamné surtout l’usage des fameuses isrâ’îliyyât (les sources de la tradition judéo-chrétienne), mais sa critique s’est aussi étendue à d’autres domaines du savoir, comme les études grammaticales basées sur la poésie préislamique. Bint al-Shâtiʼ a invité à utiliser une grande prudence notamment dans le recours à la science classique des asbâb al-nuzûl (« les causes de la révélation »), soutenant que les circonstances dans lesquelles un verset déterminé a été relevé n’auraient aucune influence causale sur le contenu du texte. Elle a en outre fortement désapprouvé ce que l’on appelle le tafsîr scientifique, une typologie de commentaire coranique qui s’est diffusée à partir du XIXe siècle avec pour objectif de retrouver dans le Coran des anticipations relatives à des questions scientifiques inconnues au temps de la Révélation.
En vertu de son rapport complexe avec la tradition exégétique prémoderne et les nouvelles méthodologies herméneutiques proposées par Amîn al-Khûlî, l’œuvre de Bint al-Shâtiʼ a fait l’objet des qualifications les plus diverses, de « moderniste » à « antimoderniste », en passant par « néotraditionnaliste » ou « modérément conservateur ». Nul doute que les théories et les méthodes qu’elle a utilisées sont bien enracinées dans la science exégétique traditionnelle ; en même temps, son travail présente d’importants éléments de nouveauté. Comme indiqué, la conception du Coran en tant que « texte linguistique doté d’une exceptionnelle éloquence », qu’il est licite de soumettre à un commentaire littéraire, était en soi novatrice, de même que le refus de l’approche atomiste du texte, typique des commentaires traditionnels, en faveur d’une interprétation thématique, fruit d’une lecture transversale. De la même manière, bien peu canonique est la critique, parfois féroce, que ‘Abd al-Rahmân a exprimée à l’encontre des commentaires traditionnels, les dénonçant comme « dépourvus de méthode » et influencés par les opinions personnelles des exégètes plutôt que par la rigueur de leur recherche. Par ailleurs, le refus net de toute mise en contexte historique du texte sacré, de même que l’idée selon laquelle le Coran aurait une seule « véritable » signification, implique une rigidité épistémologique commune non seulement aux commentaires traditionnels mais aussi au radicalisme moderne.
Une vision conservatrice des relations de genre
Ce rapport complexe entre modernité et tradition peut aussi se manifester dans l’attitude montrée par Bint al-Shâtiʼ envers la question des droits des femmes et des relations de genre dans une société islamique. Dans la relativement ample littérature de vulgarisation et académique qui a examiné son travail, ‘Abd al-Rahmân a souvent été indiquée comme précurseur du « féminisme islamique » moderne, catégorie passepartout (encore controversée) dans laquelle on fait rentrer différents projets de production de la connaissance et de l’activisme destinés à promouvoir l’égalité de genre à travers un langage islamique. Il est toutefois pertinent d’observer que Bint al-Shâtiʼ n’a pas du tout focalisé sa recherche exégétique sur la « question féminine » ou sur les relations de genre dans l’Islam, des problématiques qui occupent au contraire une position tout à fait marginale dans ses écrits théologiques – alors qu’elles trouvent davantage d’espace dans sa production littéraire, une disparité plutôt intéressante en soi. Dans les rares textes où elle a directement abordé la question dans une perspective théologique, ‘Abd al-Rahmân a explicitement refusé l’idée d’égalité entre les genres, considérant comme préférable celle de complémentarité, et s’est ouvertement moquée des partisanes d’un égalitarisme absolu :
Il y a encore parmi nous des femmes qui croient à tort être modernes, et qui voient l’égalité dans cette perspective arriérée qui demande l’élimination de toutes les différences entre les hommes et les femmes. Elles veulent que la femme et l’homme soient considérés comme responsables de leurs manières et de leur comportement dans la même mesure. Ces femmes ont même demandé d’éliminer le suffixe grammatical qui détermine en arabe le genre féminin. Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander, à ce point-là, si ce droit à l’égalité devrait permettre à la femme d’être polygame ! Ou bien, parmi ces femmes qui demandent d’éliminer le suffixe du genre féminin, peut-être y en a-t-il quelques-unes qui trouvent injuste de devoir supporter seules la charge de la grossesse, de l’accouchement et de l’allaitement ; elles pourraient aller jusqu’à suggérer qu’en vertu de ce droit à l’égalité, le mari devrait partager cette charge avec sa femme et, à tour de rôle, être enceint, accoucher et allaiter[i].
La révélation coranique, soutenait Bint al-Shâtiʼ, a déjà conféré aux femmes une pleine liberté ; celle-ci doit toutefois être comprise dans les termes du libre arbitre accordé à tous les êtres humains, non comme un refus libertaire de n’importe quel type d’obligation morale ou de lien social. En tant qu’êtres humains, toutes les femmes sont pleinement responsables de leurs actions et de leur destin, et personne – pas même leur père, leur frère ou leur mari – ne peut s’arroger le droit de l’être à leur place. Tous les êtres humains, quel que soit leur genre, ont le droit inaliénable de recevoir une instruction et d’exceller, s’ils en sont capables, dans tous les domaines du savoir : la réclusion et l’ignorance imposées aux femmes par la « société du harem » sont un crime contre la religion elle-même. Cependant, comme nous l’avons vu, affirmer que les différences naturelles entre les genres n’existent pas devait pour Bint al-Shâtiʼ être considéré comme une aberration autant que la mentalité qui régnait à l’époque du harem :
L’égalité reste strictement soumise à la logique de l’instinct et aux lois de la nature, qui ne connaissent pas d’égalité absolue entre un homme et un autre homme, et entre une femme et une autre femme, encore moins entre un sexe et l’autre[ii].
Pour soutenir cette thèse, ‘Abd al-Rahmân a recouru, bien que superficiellement, à sa méthodologie exégétique, allant à la recherche des passages coraniques dans lesquels apparaît le concept d’égalité (musâwâ). Sa conclusion est que, dans le texte sacré, ce terme et ses dérivés ne sont jamais utilisés en référence au sexe ou au genre, mais à d’autres questions et, en général, dans un sens négatif : les croyants et les incroyants ne sont pas égaux (ex. Cor. 59,20) ni, parmi les croyants, ceux qui choisissent de combattre le djihad et ceux qui, au contraire, « s’abstiennent de combattre » (Cor. 4,95), « ceux qui savent et les ignorants » (Cor. 39,9). Masculinité et féminité, toutefois, ne sont pas définies en termes d’égalité, mais de complémentarité. Il est donc bon que les femmes, ou au moins celles d’entre elles qui ont « de justes instincts », acceptent volontiers le « degré » (daraja) de préférence que Dieu a attribué aux hommes sur elles (Cor. 2,228). Cette différence ne devrait pas être considérée comme une humiliation, dans la mesure où le Coran a aussi établi des degrés de préférence parmi ses prophètes. D’autre part, elle ramène le privilège masculin à une dimension purement contractuelle ; le degré de préférence accordé par Dieu aux hommes ne serait pas automatique, lié simplement à la biologie, mais resterait subordonné à la prise en charge par les hommes de leurs responsabilités, économiques et morales, vis-à-vis de leur famille (Cor. 4,34). Si les hommes manquaient à leurs devoirs, ils perdraient tout privilège octroyé.
Cette vision « conservatrice » des relations de genre se retrouve aussi dans son ouvrage Les femmes du Prophète, un recueil de biographies des épouses de Muhammad publié par ‘Abd al-Rahmân en 1963. À la lecture de ce texte, il est frappant de voir que Bint al-Shâtiʼ a négligé presque totalement le rôle social et politique joué par ces femmes dans la première communauté musulmane, pour se concentrer uniquement sur leur vie domestique. En outre, ce sont surtout les aspects négatifs de cette vie domestique qui sont soulignés : le cadre biographique offert au lecteur et à la lectrice est centré sur les rivalités, les jalousies et les petits vices qui caractérisaient les différentes épouses du Prophète. En ce sens, la figure de ‘Âʼisha, la plus jeune d’entre elles et la favorite, selon la tradition, aux yeux de Muhammad, est emblématique.
Dans la biographie qui lui est consacrée par son homonyme ‘Abd al-Rahmân, le récit est interrompu avec la mort du Prophète, survenu lorsque la jeune veuve avait à peine 18 ans et que son rôle de premier plan à l’intérieur de la communauté musulmane venait juste de commencer. Son intelligence et sa position d’épouse favorite du Prophète lui conférèrent un rôle fondamental dans la transmission des traditions attribuées à Muhammad (hadîth) ; mais ‘Âʼisha n’hésita pas à donner son opinion notamment dans les questions politiques et successorales. Après l’assassinat du troisième calife ‘Uthmân et l’élection de ‘Alî, cousin et gendre du Prophète, comme son successeur, ‘Âʼisha refusa de reconnaître l’autorité de ce dernier. Elle trouva un soutien auprès de certains alliés et la discorde aboutit à une bataille, à laquelle ‘Âʼisha participa en personne, bien que cachée dans un baldaquin monté sur un chameau fauve – une présence si importante que le combat aurait par la suite été appelé la « bataille du chameau ». Dans la biographie qui lui est consacrée par Bint al-Shâtiʼ, il n’y a pourtant aucune référence à l’important rôle religieux et politique qu’elle a tenu dans la première communauté musulmane ; l’intérêt de l’auteure n’est réservé qu’aux anecdotes de sa vie matrimoniale.
On trouve pourtant une réflexion sur le rôle politique joué par ‘Âʼisha après la mort de Muhammad dans un autre ouvrage de Bint al-Shâtiʼ, une biographie consacrée à sayyida Zaynab, nièce de Muhammad et fille de ‘Alî (Al-sayyida Zaynab, batalat Karbalâ’, « Madame Zaynab, héroïne de Karbala », 1966). Dans l’histoire musulmane, la figure de Zaynab est surtout évoquée pour le courage avec lequel elle affronta le deuil après avoir assisté, impuissante, au massacre de son frère Husayn et de ses troupes dans la bataille de Karbala, l’événement qui a marqué l’ascension du califat omeyyade et le schisme entre sunnisme et chiisme. Dans l’introduction de cette biographie, ‘Abd al-Rahmân a comparé la capacité d’endurance de sayyida Zaynab et le caractère tragique de sa personne, avec l’audace politique de ‘Âʼisha – une comparaison toute en défaveur de cette dernière. ‘Abd al-Rahmân a condamné ouvertement l’intromission de ‘Âʼisha dans les questions politiques, soutenant par ailleurs que son opposition à ‘Alî était dictée par des raisons personnelles mesquines plutôt que par un intérêt réel pour la vie publique. Ce qui l’aurait poussée serait sa rancœur envers ‘Alî, qui avait conseillé au Prophète de la répudier après que certains avaient mis en doute sa fidélité conjugale, ainsi que sa jalousie envers l’épouse de ‘Alî, Fâtima. Celle-ci, en effet, était la fille de Khadîja, la première épouse adorée de Muhammad, qui eut les enfants que ‘Âʼisha ne mit jamais au monde.
Sur la base de son analyse de la figure de ‘Âʼisha et des autres épouses du Prophète, certaines chercheuses ont accusé ‘Abd al-Rahmân d’avoir intériorisé la thèse misogyne qui voudrait que les femmes soient incapables de jouer un rôle politique avec compétence, en raison de leur manque de rationalité et de leur tendance à se laisser guider dans tous les contextes par leurs passions et leurs émotions. Selon l’historienne Ruth Roded, par exemple,
La grande popularité des biographies de Bint al-Shâtiʼ dans le monde arabe a eu des conséquences négatives. Sa description des vices de ces femmes reflète les stéréotypes et les conventions qui sont encore trop répandus dans cette société. Le fait que ce soit une autre femme qui ait présenté cette image négative des femmes, et en plus une chercheuse islamique, a donné davantage de légitimité à cette perspective[iii].
Ni féministe ni réactionnaire
Certes, il semblerait pour le moins inapproprié de faire de ‘Abd al-Rahmân une auteure féministe ; d’ailleurs, elle-même a refusé explicitement cette définition. Toutefois sa contribution fondamentale à l’histoire des femmes, en Égypte comme plus généralement dans le monde musulman, reste indéniable ; une contribution qui doit être lue non pas tant dans ses réflexions théoriques sur la question féminine que du point de vue de l’exemple donné par sa propre personne. ‘Âʼisha ‘Abd al-Rahmân a été, sous de multiples aspects, une pionnière : née dans les années tumultueuses de l’occupation coloniale, elle appartenait à une génération de femmes qui durent se battre avec énergie pour recevoir une instruction et participer activement à la vie publique de leur pays ; et le succès qu’elle a obtenu fut sans précédent dans l’histoire égyptienne. Bint al-Shâtiʼ a apporté dans la dimension de la réalité quelque chose qui n’aurait même pas été pensable quelques décennies plus tôt : une femme qui s’affirme dans les études religieuses, qui enseigne à un public mixte d’hommes et de femmes, qui publie ce commentaire coranique que son propre maître n’avait pas réussi à produire de sa main.
Son succès ne s’est pas fait sans scandale. À l’occasion d’une de ses leçons à l’université d’al-Azhar, en 1959, la première qu’ait jamais donnée une femme, un cheikh l’arrêta avant qu’elle ne monte sur l’estrade, lui demandant de se retirer et de ne pas introduire une dangereuse innovation (bid‘a) dans une vénérable université. Bint al-Shâtiʼ refusa et pris place devant un parterre de plus de six mille personnes ; de nouveau, un autre cheikh s’approcha d’elle, lui tendant un châle et lui intima l’ordre de se couvrir la tête. Elle refusa une seconde fois, prononçant un discours passionné dans lequel elle accusait les savants d’al-Azhar de s’être mépris sur la signification du voile islamique (hijâb) ; bien qu’elle n’ait pas la tête couverte, elle était vêtue modestement et de façon parfaitement appropriée pour le lieu et le public.
Bien qu’elle ne fût pas une partisane de l’égalité de genre, Bint al-Shâtiʼ n’hésita pas à défendre les droits des femmes sur les questions qui lui tenaient le plus à cœur, surtout dans le domaine socio-économique. Par exemple, en 1961, quand elle fut appelée par le gouvernement de Nasser à participer au comité qui devait rédiger la nouvelle Charte d’Action nationale, ‘Abd al-Rahmân n’hésita pas à critiquer la réforme agraire, qui considérait les propriétés aux mains des femmes comme une extension de celle de leurs maris et de leurs fils. Dans un débat télévisé, devant un large public, elle affirma que l’Islam avait reconnu l’indépendance économique des femmes et insista pour que la loi les considère comme des sujets pleinement autonomes.
Ce serait donc une erreur de ne voir en Bint al-Shâtiʼ qu’une figure réactionnaire, comme cela le serait de lui attribuer arbitrairement une étiquette féministe dans laquelle elle ne s’est jamais reconnue. Pour mieux comprendre ce qui peut sembler une contradiction, il peut être utile de se référer à la critique de la théorie féministe proposée par l’anthropologue Saba Mahmood dans le désormais classique Politics of Piety: The Islamic Revival and the Feminist Subject. Dans cet essai, centré sur l’activisme féminin dans les mosquées du Caire, Mahmood a proposé une réinterprétation radicale du concept d’agency – un terme anglais désormais largement répandu mais presqu’intraduisible en français[iv]. La théorie féministe a eu – selon Mahmood – tendance à imposer une vision normative de la liberté et de l’agency dans le sens de résistance au pouvoir, selon une logique binaire qui a tendance à classifier toutes les actions et comportements en termes de soumission à ce pouvoir ou de subversion de celui-ci. Cette logique binaire se révèle tout à fait inadéquate pour évaluer des parcours de vie, d’action et de pensée développés dans des contextes différents des contextes euro-américains :
Si la capacité de se changer soi-même et de changer le monde est historiquement et culturellement déterminée […], la signification et le sens du terme agency ne peuvent être déterminés a priori, mais doivent émerger de l’analyse de la façon dont les conceptions particulières rendent possibles des responsabilités et des manières d’être et d’agir déterminées[v].
‘Abd al-Rahmân peut apparaître comme une figure contradictoire aux yeux occidentaux ; mais l’apparente contradiction de son discours reflète toutes les ambigüités propres à son contexte historique en fait d’émancipation féminine. Comme j’ai pu l’expliciter ailleurs, sous le gouvernement de Nasser, en fait les femmes sont restées l’objet d’un « double discours » culturel et législatif, qui les définissait comme des citoyennes égales aux hommes dans la sphère publique mais qui sanctionnait leur subordination à la volonté de leurs tuteurs – hommes – dans la sphère privée et familiale. Bint al-Shâtiʼ a été, en un certain sens, l’incarnation exemplaire de ce double discours ; restée tout au long de sa vie à cheval entre deux mondes, elle a fermement maintenu ses racines dans le contexte rural et traditionnel dans lequel elle a grandi et a saisi en même temps les opportunités qui s’offraient à elle dans une Égypte en rapide mutation. Ce statut socio-culturel « hybride » et sa relative prudence politique ont fait que ni les féministes ni les islamistes ne l’ont considérée comme une auteure assez radicale ; même si, peut-être, ce sont précisément ces caractéristiques qui lui ont permis d’atteindre le sommet du succès et de gagner le soutien quasiment inconditionnel du pouvoir. Elle a reçu, en effet, des médailles du mérite de tous les présidents qui ont gouverné l’Égypte au cours de sa vie : Nasser, Sadate et Mubarak. Quelle que soit l’estimation que l’on veuille faire de sa position sur les questions de genre, l’importance de Bint al-Shâtiʼ dans l’histoire de la pensée islamique contemporaine reste indéniable, tout comme son influence sur les générations suivantes de femmes qui, toujours plus nombreuses, ont réclamé le droit de participer à un discours religieux dont elles sont restées exclues bien trop longtemps.
Bibliographie
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‘Aishah Bint al-Shatiʼ ‘Abd al-Rahman, Islam and the New Woman, « Alif. Journal of Comparative Poetics », n. 19 (1999), pp. 194-202.
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Mervat Hatem, ‘A’isha ‘Abd al-Rahman: an Unlikely Heroine. A Postcolonial Reading of her Life and Some of her Biographies of Women in the Prophetic Household, « Journal of Middle East Women’s studies », vol. 7, n. 2 (2011), pp. 1-26.
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Shuruq Naguib, Bint al-Shati’s Approach to Tafsir: an Egyptian Exegete’s Journey from Hermeneutics to Humanity, « Journal of Islamic Studies », vol. 17, n. 1 (2015), pp. 45-84.
Margherita Picchi, Genere, modernità e politiche sociali nell’Egitto di Nasser, « Storia del pensiero politico », n. 1 (2018), pp. 43-62.
Ruth Roded, Bint al-Shati’s “Wives of the Prophet”: Feminist or Feminine?, « British Journal of Middle Eastern Studies », vol. 33, n. 1 (2006) pp 51-66.
Tous droits réservés
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[i] Aisha Abdul Rahman, The Islamic Concept of Women’s Liberation, « al-raida » n. 125 (2009), pp. 37-43, ici 40.
[ii] Ibid.
[iii] Ruth Roded, Bint al-Shati’s “Wives of the Prophet”: Feminist or Feminine?, « British Journal of Middle Eastern Studies », vol. 33, n. 1 (2006), pp. 51-66, ici 66.
[iv] Par agency on entend ici une « liberté d’agir » comprise dans un sens positif, non comme une simple absence de liens superposés mais comme une possibilité assertive d’agir dans le monde.
[v] Saba Mahmood, Politics of Piety: The Islamic Revival and the Feminist Subject, Princeton University Press, Princeton-Oxford 2005, pp. 14-15.
[vi] Margherita Picchi, Genere, modernità e politiche sociali nell’Egitto di Nasser, « Storia del pensiero politico », n. 1 (2018), pp. 43-62.
Pour citer cet article
Référence papier:
Margherita Picchi, « Une femme parmi les cheikhs : l’exégèse coranique de Bint al-Shâtiʼ », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 79-88.
Référence électronique:
Margherita Picchi, « Une femme parmi les cheikhs : l’exégèse coranique de Bint al-Shâtiʼ », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/exegese-coranique-bint-al-shati