Discours de Wael Garnaoui à la conférence internationale “Cambiare rotta. I migranti e l’Europa”
Dernière mise à jour: 18/12/2023 16:35:10
Merci à la Fondation Oasis de m’avoir invité à l’Université Catholique de Milan. Moi je vais parler de l’impact de l’externalisation des frontières sur la Tunisie, sur les Tunisiens et sur les migrants qui arrivent en Tunisie. Je vais contextualiser un peu la situation dans le pays. Je sais que vous avez parlé depuis le matin autour de ça, mais je vais donner mon avis et mon interprétation.
9 300 Tunisiens sont arrivés clandestinement en Italie les huit premiers mois de 2023. Parmi eux on compte 2 500 femmes et 680 enfants, tandis que 1 000 personnes ont disparu, selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux. Les statistiques faites par l’Observatoire tunisien de la Migration disent que 40 % des jeunes Tunisiens entre quinze ans et vingt neuf ans pensent quitter la Tunisie et ils préparent leur projet de migration. En même temps, depuis quelques années il y a une migration massive des ingénieurs, des médecins et des techniciens de la santé tunisiens. Des villages entiers ont quitté le pays pour rejoindre l’Europe, et beaucoup de gens sont morts disparus dans la mer.
Depuis la dissolution du Parlement tunisien, le président Kaïs Saïed a perdu sa légitimité politique par rapport aux syndicats et à la société civile, mais aussi face à l’Union européenne et aux gouvernements européens. La question migratoire a mis Kaïs Saïed dans une situation avantageuse, lui permettant de retrouver une légitimité politique. Le président a commencé à discuter, à communiquer, à avoir des vis-à-vis avec les gouvernements, dont le gouvernement italien. L’Union européenne a fait pression sur l’État tunisien pour renforcer les politiques d’externalisation des frontières en Tunisie. Externaliser les frontières signifie les exporter, les pousser vers des pays tiers ; cela veut dire que les frontières européennes deviennent l’Afrique du Nord, et que les centres de rétention, les centres d’expulsion, les foyers des immigrés vont être installés en Tunisie au lieu de Lampedusa, de la Sicile ou d’autres villes italiennes. Ce renforcement des frontières passe en fait par le financement des forces de l’ordre et des techniques de répression de la mobilité chez les Tunisiens et les migrants qui traversent la Tunisie.
Quand on parle de cette politique d’externalisation des frontières, on parle généralement de contrôle des migrants. Mais on oublie l’autre côté du verre : cette externalisation a un impact atroce sur les populations de l’Afrique du Nord et sur le pays. Par exemple, l’île de Kerkennah en Tunisie, une grande île entre 50 et 100 000 habitants, est devenue interdite aux Tunisiens. Pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie des territoires du pays ont été interdits aux Tunisiens mêmes. Kerkennah est à 60 kilometres de Lampedousa ; les Tunisiens ou les réfugiés passent d’ici pour aller en Italie. Dans le port de Sfax il y a des délits de faciès et des arrestations ciblant ceux qui vont à Kerkennah, il y a des Tunisiens qui ne peuvent pas rejoindre les membres de leur famille sur l’île. En plus, le renforcement des frontières signifie le financement de la police tunisienne et la militarisation du pays : on voit de plus en plus des checkpoints de contrôle parce que les Tunisiens sont devenus des migrants potentiels. Quand on reprime la circulation on crée une certaine immobilité et contrôle des gens aussi à l’intérieur du pays.
En même temps, l’externalisation des frontières a engendré une invasion des villes tunisiennes par les réfugiés et les demandeurs d’asile qui viennent de l’Afrique subsaharienne, du Soudan, du Sénégal, du Sahel et d’autres lieux. Les flux migratoires viennent principalement de l’Algérie, et non du côté libyen. C’est ce qu’on voit de plus en plus dernièrement, parce qu’on ne peut pas arrêter des gens qui sont en mouvement : si tu arrêtes de ce côté, les migrants vont ouvrir une autre route, c’est la nature des humains. C’est la « pulsion viatorique » : on ne peut pas empêcher les gens de partir. Si tu empêches les gens de partir, ils vont partir de plus, ils ne vont pas arrêter de partir. C’est une des hypothèses que je défends dans ma thèse de doctorat.
Il y a donc des conséquences sur les dynamiques sociales, sur le quotidien des villes et sur les gens. Les gens craignent de ne pas pouvoir quitter la Tunisie et de rester bloqués avec les grands flux migratoires des réfugiés au milieu de la crise économique qui frappe le pays.
L’externalisation des frontières pousse les gens à émigrer clandestinement. Les causes de la migration clandestine ne sont pas toujours les crises économiques, mais peuvent être aussi l’interdiction de voyager. Quand tu interdis à quelqu’un d’avoir un visa, il va partir clandestinement. C’est ce que j’ai appelé « le traumatisme de la mobilité » : les gens sont traumatisés parce que pour partir il faut avoir un visa qui est presque impossible à obtenir. Même s’ils remplissent les critères, ils ne peuvent pas partir. Cela crée chez eux une sorte d’angoisse, de phobie, de traumatisme, de dépression aussi, du fait qu’ils vont rester toute leur vie bloqués en Tunisie. La seule solution c’est de fuir, quitter le pays. C’est pour cela qu’actuellement tout le monde parle de la « harga ». « Harga » signifie migration clandestine, quitter, fuir, tandis que « hajja » veut dire quitter et ne pas revenir. De cette façon un simple désir de partir devient un désir de quitter le pays sans revenir.
En même temps, cette externalisation des frontières implique un plus grand contrôle de la mer par la police. La traversée devient donc très dangereuse pour les migrants tunisiens ou subsahariens : traverser la mer est devenu plus difficile et les migrants vont prendre des chemins plus risqués. Cette année 1 000 personnes ont disparu dans la mer. Il y a donc 1 000 familles qui souffrent d’un deuil compliqué, par exemple les parents des disparus. Ce sont des mamans qui ont des symptômes nouveaux : elles ne mangent plus de poissons parce que les poissons pourraient avoir mangé leurs enfants ; elles ont un contact délicat avec la mer et quand elles la voient, elles sont traumatisées. En Tunisie, le matin on se lève avec les informations des morts dans la mer, donc tous les gens voient la mort. Dans ce contexte, la seule solution est de quitter le pays pour ne pas finir mort dans la mer. Tout le monde prépare son départ depuis les études de lycée et, à chaque fois, il y a plus de restrictions sur les visas, sur la mobilité. Avec les restrictions augment le « désir d’Occident », le désir de partir, de quitter et de fuir.
Dans cette politique il y a une très grande ambivalence. La migration est sélective : d’une part, les médecins, les ingénieurs et les techniciens de santé partent en France, les professeurs partent des universités aux pays du Golfe ; de l’autre, les migrants clandestins qui arrivent en Italie ou en France sont expulsés en Tunisie. Il n’y a pas pire pour un jeune d’être expulsé d’un pays, parce que pour lui il est arrivé au paradis et après il est expulsé.
L’externalisation a également un impact sur la relation entre les Tunisiens et les réfugiés. Par exemple, depuis 2011, il y a la question de l’accueil et de la réception des réfugiés qui ont fui la révolution et puis la guerre civile libyenne. Après avoir accueillis les réfugiés, maintenant les Tunisiens les attaquent et les traitent de racisme. L’externalisation des frontières a impacté aussi la conscience des Tunisiens : tout d’un coup ils sont devenus tous racistes contre les migrants et on voit des conflits dans la ville de Sfax, à Zarzis, au sud de la Tunisie… En même temps ce discours a légitimé la violence auprès des demandeurs d’asile et des réfugiés, et de la part de la police : on voit la police arrêter les gens, prendre les moteurs des migrants, les voler ou les jetter dans la mer. Les pêcheurs aussi se permettent de faire des actes criminels. À ce propos il y a beaucoup de témoignages : moi, comme beaucoup d’autres chercheurs tunisiens, italiens et français, j’ai beaucoup travaillé sur cette question.
L’autre partie de la question c’est quand les migrants arrivent à destination. Ils arrivent en Italie, par exemple, avec le rêve d’une vie meilleure. Après tout, les migrants ne sont pas des criminels ou des fous : ce sont des personnes qui cherchent une vie meilleure qui n’est plus possible dans leur pays, d’une part parce qu’ils ne sont plus libres de circuler. L’interdiction de circuler bloque tous leurs intérêts et leurs vies au niveau économique, social, culturel. Quand ils arrivent en Italie, les Tunisiens ou les réfugiés se trouvent dans des centres de rétention qui se révèlent des lieux de racialisation et d’inhumanité. Cela nous rappelle par exemple le cas d’Anis Amri, responsable de l’acte terroriste de Berlin, sur lequel j’ai travaillé. Amri avait passé quatre ans en prison en Italie : son rêve, son amour de l’Europe et de l’Occident s’est donc transformé en une haine de l’Occident. Il est devenu djihadiste parce qu’il n’a pas pu profiter du confort de l’Europe et d’une vie meilleure. L’externalisation des frontières transforme un désir dans une haine et une vengeance.
Pour conclure, la peur de l’enfermement et le traumatisme de l’immobilité a crée en Tunisie un désir de départ en Europe dans un contexte où la mer est encerclée par des frontières. Par conséquent, dans les jours qui viennent on aura, je crois, plus de morts et de disparus dans la Méditerranée. La solution proposée par l’Union européenne depuis quelques années est de bloquer les gens dans un pays et leur donner de l’argent pour aider le développement, ce qui ne donne pas des résultats concrets. Mais l’humain a besoin de bouger pour apprendre et se développer. Sans mobilité on ne peut pas créer un processus culturel, on ne peut pas développer un pays. Les solutions qui répriment le mouvement, la « pulsion viatorique » qui est déjà dans l’enfant – la pulsion à marcher, par exemple – bloquent aussi l’évolution. L’externalisation impacte toutes les catégories de la population tunisienne : elle impacte l’économie et le sentiment d’altérité et d’amour de l’autre. Elle crée plus de désir de partir et de quitter le pays. Et enfin, l’externalisation crée des conflictualités au sein de la Tunisie, des conflictualité politiques où même sociales qui peuvent aller jusqu’à la violence.
Je vous remercie pour votre attention.