Les sites internet représentent une forme d’autorité religieuse pour les musulmans d’aujourd’hui. Le contenu des questions qu’ils posent à ces portails indique clairement qu’ils sont motivés par une vision normative de la religion
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:28
Les sites internet représentent une forme d’autorité religieuse pour les musulmans d’aujourd’hui. C’est au web qu’ils s’adressent en effet pour obtenir des opinions informées sur leur vie de croyants. Le contenu des questions qu’ils posent à ces portails indique clairement qu’ils sont motivés par une vision normative de la religion, dans la crainte continue de contrevenir aux « règles ». Mais il signale également que ce ne sont pas les questions normalement évoquées dans les médias à préoccuper réellement les musulmans européens.
La plupart des études sur l’Islam restent prisonnières du débat autour de dichotomies comme Islam et démocratie, Islam et modernité, Islam et laïcité, Islam et pluralisme, Islam et femmes, etc. La question de fond de ce débat est pourquoi l’Islam n’a pas évolué comme le Christianisme ? Pourquoi ne s’est-il pas affranchi de son caractère primitif, qui se manifeste par l’exaltation de la violence, dans le refus de l’autre, dans le déni des libertés et la dépréciation du rôle de la raison ?
Ces recherches se concentrent sur l’élite religieuse, politique et culturelle et ne tiennent pas compte de la dimension humaine du musulman ordinaire. Mais si, à un moment donné, cette approche pouvait être nécessaire dans le contexte des sociétés islamiques, elle représente dans les sociétés occidentales contemporaines une idéologie cognitive incapable de comprendre et d’analyser la présence de millions de musulmans qui se trouvent – pour la première fois de l’histoire – au cœur de la culture européenne.
Aujourd’hui le musulman ordinaire est le premier « lieux » où se déroule la tentative d’harmoniser l’Islam et l’Occident. Ce musulman ordinaire, si peu connu dans le passé, est désormais à la portée de la recherche scientifique, grâce à l’aide de la technologie, qui conserve et diffuse les questions qu’il se pose sur la relation entre sa foi et le monde où il vit. Ces questions et réponses, qui sont exprimées dans ce qu’on appelle techniquement fatwa (fatwâ), se trouvent désormais sur de nombreux sites web qui possèdent pour ces musulmans la fonction d’autorité religieuse en Europe.
Le rôle croissant que ces sites ont pour les musulmans en Occident permet de comprendre la nature de la présence islamique dans le Vieux Continent, sortant de l’abstrait, du théologique, du politique et de l’idéologique, pour soulever de nouvelles questions.
La loi en tant que réponse
Le mot fatwa, tout comme d’autres mots dérivant de la même racine, appartient au champ sémantique de vocables tels que nouveauté, éclaircissement[1], jeunesse, perfection, recours en justice, explication, fraicheur, vitalité[2]. Il est également lié à aftâ-hu fî’ l-amr, « conseiller quelqu’un sur une question », c’est à dire « exposer et expliquer », et à istaftâ, à savoir « demander une explication et un éclaircissement ». La fatwa est donc le résultat de deux actions, dont l’une est la conséquence de l’autre : l’istiftâ’, signifiant demande, suivi par l’iftâ’, la réponse et l’explication. Celui qui formule la question est le mustaftî. La réponse est fournie par le muftî.
Le champ sémantique du mot fatwa dans le Coran – où il est mentionné à onze reprises dans cinq sourates différentes[3] – s’élargit à d’autres significations, comme guider et conseiller, par exemple dans le verset : « Elle dit encore : “Ô vous les chefs du peuple ! Répondez-moi au sujet de cette affaire [aftû-nî] ; je ne déciderai rien dont vous ne soyez témoins” » (Cor. 27,32)[4].
Les définitions du terme fatwa utilisées dans les textes de la jurisprudence islamique (fiqh), que ce soient les livres de la tradition ou les textes contemporains[5], se distinguent par les mots utilisés, la longueur ou la brièveté, sans jamais s’éloigner de la formulation suivante : « Informer le demandeur sur le jugement de la charia concernant son problème, ou par le biais de la transmission (naql) ou à travers l’effort personnel d’interprétation (ijtihâd), sans obligation d’acceptation »[6].
Cette définition réunit toutes les particularités de la fatwa et la différencie des autres termes de la jurisprudence islamique, comme ijtihâd. En effet, « informer le demandeur sur le jugement de la charia » exprime l’intention de la fatwa, qui est de fournir une guidance et une orientation sur la vie religieuse. L’acte d’informer se fait « avec les mots, actions et à travers l’approbation »[7]. « Concernant son problème », se réfère au lien étroit qui existe entre la fatwa et la réalité particulière du demandeur, car « chaque demandeur a sa propre réalité, inhérente à des particularités personnelles qui ne s’appliquent pas à la réalité des autres, d’où la nécessité de contextualiser une opinion générale par la formulation d’un jugement particulier concernant un cas spécifique. Cela est connu comme la réalisation de l’intention (tahqîq al-manât). Partant, la fatwa comprend les différentes phases de l’ijtihâd, allant de la compréhension abstraite jusqu’à l’application aux réalités individuelles »[8]. Autrement dit, la charia est donnée à tous, dans tous les lieux et dans tous les temps, mais avec la fatwa, elle est déclinée en fonction de la situation de l’individu. « Par le biais de la transmission ou à travers l’effort personnel d’interprétation » signifie qu’une fatwa peut être prise dans un texte chariatique précédent, et dans ce cas on dit que le muftî est le « transmetteur du législateur » ; ou qu’il s’agit du résultat de l’effort d’interprétation (ijtihâd) sur une question pour laquelle il n’y a pas d’avis précédents, et dans ce cas on dit que le muftî « agit à la place du législateur »[9]. La formulation « sans obligation d’acceptation » différencie la fatwa par rapport à la sentence du juge et par rapport au décret de l’autorité gouvernante. Dans la définition du terme fatwa on constate qu’elle se base sur l’interaction entre la loi et la réalité, et que le manque de compréhension d’un des deux éléments invalide inévitablement la fatwa. Cela a amené beaucoup d’experts en jurisprudence islamique à affirmer que le muftî est un mujtahid (c’est à dire utilise l’ijtihâd) et que « uniquement le mujtahid peut formuler l’iftâ’ »[10]. Ceci distingue le muftî du muqallid, c’est à dire celui qui se limite à reporter les avis juridico-doctrinaux formulés par les prédécesseurs, tandis que le premier, qui prononce de nouveaux jugements sur la réalité, doit être un mujtahid.
La fatwa est aussi ancienne que la charia. Dieu s’est attribué le rôle de muftî, comme l’affirme le verset du Coran: « Ils te demandent une décision concernant les successions. Dis : “Dieu vous donne des instructions au sujet de la parenté éloignée” » (Cor. 4,176). Le Prophète a été le premier à entamer l’action de l’iftâ’[11]. La fatwa est en effet un des modes avec lequel Dieu l’a chargé d’expliquer la révélation aux hommes : « […] Nous avons fait descendre sur toi le Rappel pour que tu exposes clairement aux hommes ce qu’on a fait descendre vers eux. Peut-être réfléchiront-ils ! » (Cor. 16,44).
Ceci reflète clairement le rôle et la nature de la fatwa comme mécanisme de la production de la charia. Ceci est prouvé par le fait que de nombreux commentateurs coraniques et juristes islamiques (fuqahâ’) décrivent la révélation coranique, descendue un peu à la fois, en l’espace de vingt-trois ans (la durée de la mission du Prophète Muhammad), comme une adaptation à des événements contingents et comme une réponse aux questions des croyants [12]. Parmi ces commentateurs, certains ont partagé le Coran en deux parties : une partie descendue de sa propre initiative, et une autre descendue à la suite de différents épisodes ou demandes[13]. Par ailleurs, du point de vue rhétorique et stylistique, dans les versets coraniques on trouve de manière diffuse la forme interrogative, dominante au niveau quantitatif et fonctionnel par rapport à d’autres formes linguistiques.
Les questions coraniques comprennent de nombreux aspects de la vie de la première société islamique : la réalité transcendante et le mystère divin, comme le jour de la résurrection (« Ils t’interrogent au sujet de l’Heure », Cor. 7,187) ; les questions financières, comme les modalités de dépenser l’argent (« Ils t’interrogent au sujet de ce que vous devez dépenser » Cor. 2,215) ; la guerre et le combat (« Ils t’interrogent au sujet du combat durant le mois sacré », Cor. 2,217). Les demandes peuvent également porter sur des questions sociales, comme la prise en charge des orphelins (« Ils t’interrogent au sujet des orphelins », Cor. 2,220) ; les relations intimes, comme les rapports sexuels avec une femme qui a ses règles (« Ils t’interrogent au sujet de la menstruation des femmes », Cor. 2,222) ; les loisirs et les amusements (« Ils t’interrogent au sujet du vin et du jeu de hasard », Cor. 2,219) ; l’histoire (« Ils t’interrogent au sujet de Dhou al Qarnaïn », Cor. 18,83). Il y a ensuite les demandes sur les choses qu’on peut voir et toucher en nature, comme les montagnes (« Ils t’interrogent au sujet des montagnes », Cor. 20,105), et qu’on ne peut ni voir, ni toucher, comme l’esprit (« Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit », Cor. 17,85).
Sur la base de ce que nous avons vu, on comprend que la première impulsion d’une partie considérable du Coran, et d’une manière générale de la charia, est l’interrogation, dont le mobile oscille entre le désir de connaissance, la recherche de la vérité et la tentative d’atteindre la perfection morale et sociale. La demande est la porte à travers laquelle est produite et reformulée la charia, conformément aux conditions d’une réalité toujours nouvelle. C’est peut-être pour cette raison que les Compagnons et les Successeurs du Prophète étaient terrifiés par la demande et évitaient l’iftâ’. Tout livre sur la fatwa consacre au moins un chapitre aux récits qui parlent de combien les Compagnons, les Successeurs et les grands fuqahâ’ détestaient le rôle de muftî[14] et se plaignaient de la grave responsabilité qu’ils assumaient quand ils devaient prononcer des fatwas pour les gens, en tant que législateur pour le compte de Dieu. Le muftî, « agit à la place du Prophète »[15] et il est « le successeur du Prophète »[16]. Ibn al-Qayyim va même plus loin, choisissant pour son livre, qui est un jalon de la littérature sur la fatwa, le titre Instructions pour ceux qui signent au nom du Seigneur des mondes (I‘lâm al-muwaqqi‘în ‘an rabb al-‘âlamîn). Donc, le muftî est celui qui formule un jugement chariatique appliqué à la réalité pour le compte de Dieu. Pour cette raison, pour exercer la fonction de muftî, les fuqahâ’ ont établi des conditions précises que probablement seuls les prophètes sont en mesure de respecter[17]. Mais les fuqahâ’ ne se sont pas seulement préoccupés de ceux qui pratiquent l’iftâ’ ; ils ont également établi des conditions pour ceux qui demandent la fatwa[18], décrivant de manière détaillée les modalités de poser la demande de la part de tous les demandeurs possibles[19] et en s’efforçant de lier la fatwa à une situation vraie, non hypothétique, ni abstraite ou imaginaire[20].
La fatwa a donc subi différentes évolutions au fil des premiers siècles : au début un mécanisme pour produire la charia, à partir de ses deux sources primaires, le Coran et la Sunna ; ensuite moteur principal de la compréhension renouvelée de ces sources après la mort du Prophète Muhammad, jusqu’à devenir la garantie fondamentale du lien entre la loi, la nécessité de l’individu et la réalité contingente dans laquelle il vit. Probablement la caractéristique principale qui a marqué la fatwa pendant ces différentes phases est la liberté : la liberté de s’interroger, d’exprimer cette interrogation avec une demande et la liberté du demandeur de respecter ou non la réponse obtenue[21]. Si on examine le principe résumé dans la phrase istafti qalba-k (consulte ton cœur)[22], on peut affirmer que le trait distinctif de la fatwa est la liberté de conscience et de développement de tout ce qui porte à cette liberté et ce qui en découle. Probablement la rigidité qui a frappé la conscience pendant les siècles successifs a limité l’ampleur de la charia, la réalité et la capacité de discernement de l’ensemble des croyants (mais ce n’est pas l’endroit pour entrer dans les détails). Ibn al-Jawzî a décrit ce fait avec une phrase dramatique et douloureuse : « La science était dans les cœurs des hommes – c’est-à-dire dans leur conscience – puis elle est entrée dans le ventre des livres, impossible à trouver, sinon par celui qui la rumine sans rien ajouter de nouveau avec son ijtihâd ; et la volonté et la capacité de pratiquer l’ijtihâd continuent à diminuer, jusqu’à ce que l’on est arrivé aux pires de tous les descendants ; et la science est morte »[23].
L’expérience de la modernité dans les sociétés islamiques a compliqué ultérieurement les problèmes de la fatwa et de l’iftâ’, créant une nouvelle réalité. Dans le passé, quand les moyens de communication étaient moins nombreux qu’aujourd’hui, la fatwa était marquée par son caractère général. Les personnes devaient utiliser leur raison pour établir un lien entre une fatwa connue et leur condition personnelle. Aujourd’hui les moyens de communication sont nombreux, permettant à chacun d’obtenir une fatwa spécifique pour sa situation. Il n’est donc plus nécessaire de penser, réfléchir par analogie ou de débattre. La modernité nous a mis à disposition une technologie qui a définitivement coupé le lien entre la religiosité et la rationalité. Cela est en contraste avec ce que l’Islam considère comme une de ses caractéristiques les plus importantes, l’absence d’une autorité cléricale et le principe de la consultation « du cœur ». Face aux millions de fatwas formulées chaque année, il semble que les musulmans aient totalement renoncé à réfléchir à la manière de concilier leur vie quotidienne et leurs croyances religieuses laissant aux hommes de religion la charge de penser pour la société tout entière. Ils figurent comme des intermédiaires entre les ancêtres et les enfants qui vivent dans la société d’aujourd’hui[24].
La jurisprudence des minorités
Cette situation a commencé à se manifester aussi dans les sociétés européennes, dès la fin de la deuxième guerre mondiale, quand des millions d’immigrés musulmans se sont établis en Europe occidentale. Ces musulmans ont été un défi pour les sociétés européennes et les valeurs sur lesquelles elles étaient basées, comme le pluralisme et les droits de l’homme. Mais ils ont également été un défi pour la jurisprudence islamique, l’obligeant à proposer de nouvelles solutions pour vivre en harmonie avec cette société.
Dès la deuxième moitié des années 1990 on voit apparaître un nouveau type de jurisprudence islamique, unanimement appelée fiqh al-aqalliyyât (jurisprudence des minorités)[25] par les juristes contemporains. Ces juristes sont également d’accord sur son objet : « les avis juridico-religieux concernant le musulman qui vit en dehors des pays musulmans »[26].
Le juriste ‘Abd Allâh Bin Bayyah a affirmé à propos de la relation entre cette nouvelle jurisprudence et la jurisprudence traditionnelle, que
La situation de la minorité musulmane sur les terres des non-musulmans peut être décrite comme une situation de nécessité (darûra), au sens général du terme. Une jurisprudence spécifique était donc nécessaire, ce qui toutefois n’implique pas la création d’un nouveau fiqh en dehors du fiqh islamique et de ses références faisant autorité : le Livre, la Sunna et les preuves (adilla) qui en découlent, comme l’ijmâ‘ (consentement unanime), le qiyâs (raisonnement par analogie), l’istihsân (utilité pratique), al-masâlih al-mursala (intérêt commun), le sadd al-dharâ’i‘ (interdiction de tout ce qui peut mener au péché), le ‘urf (coutume), l’istishâb (présomption de continuité d’une situation précédente), jusqu’à la dernière des preuves utilisées par les imams dans leurs déclarations et avis nombreux et variés qui constituent la richesse et l’immensité du fiqh islamique. Les problèmes des minorités sont d’origine ancienne, mais de type moderne[27].
Yûsuf al-Qaradâwî, idéologue de référence des Frères musulmans et ancien Président du Conseil européen pour la Fatwa et la Recherche est arrivé à la même conclusion. Selon lui, le fiqh des minorités ne doit pas sortir du domaine du fiqh général, étant donné qu’il s’agit d’un « fiqh particulier à l’intérieur du fiqh général »[28]. Ceci est probablement le principe dominant de ce « nouveau » fiqh, auquel se conforment les dizaines de publications avec le titre de Fiqh al-aqalliyyât.
L’objectif de cette jurisprudence est de protéger la minorité musulmane de la dissolution dans la culture des sociétés d’accueil et de « diffuser l’appel à l’Islam parmi la majorité, avec la consolidation progressive de l’Islam dans le monde »[29].
En général, le langage utilisé dans ces livres s’inspire d’une vision de la vie dans la société occidentale comme étant une nécessité ou un mal inévitable. Même dans les textes des juristes modérés, comme ‘Abd Allâh Bin Bayyah, on trouve des expressions comme « l’inévitabilité de la plaie », « le refus de l’immoralité », « choisir le dommage plus léger ou le moindre mal », « dâr al-kufr », la terre de la mécréance[30]. Dans les livres des extrémistes, cependant, on parle de l’Occident seulement comme de la dâr al-harb, la terre de la guerre, et on invite les musulmans qui y vivent à appliquer la règle de « la loyauté et du désaveu » (al-walâ’ wa’l-barâ’), abandonnant l’Occident pour émigrer vers le dâr al-islâm, la terre de l’Islam.
On se demande inévitablement ce qui se passerait si ces juristes, et ceux qui financent leurs activités,[31] reconnaissaient dans les minorités musulmanes un pont humain capable de jouer un rôle essentiel pour éliminer l’incompréhension historique et les stéréotypes négatifs qui dominent l’opinion publique dans les deux cultures.
De toutes les manières, il n’y a pas de réponse scientifique à cette question, car la science commence toujours à partir de la réalité et base ses jugements uniquement sur des faits. Pour sortir du cercle fermé de la jurisprudence et des questions abstraites, et pour rester fidèles à l’approche scientifique, nous avons donc préféré porter notre attention sur les demandes concrètes des musulmans en Europe, sur les problèmes matériels et spirituels qui les affligent réellement et les amènent à demander un avis informé. Aujourd’hui, cette tâche est facilitée par la technologie. À l’époque de l’internet et des médias sociaux, il y a de nombreuses manières pour demander une fatwa ou consulter des fatwas toutes prêtes : sites web, courriel, téléphone, numéro WhatsApp, pages Facebook, comptes Twitter, canaux YouTube, applis pour smartphones et tablettes. La réalité virtuelle représente donc des archives formidables et immenses, faciles à consulter, des questions que se posent les musulmans sur la relation entre leur foi et la réalité dans laquelle ils vivent. Pour étudier ces demandes, il fallait d’abord construire un échantillon représentatif. Nous avons utilisé la méthode illustrée dans la section suivante.
Qui sont les « autorités » islamiques du web
Dans cette étude nous nous sommes limités à analyser les fatwas réunies sur les sites web, laissant de côté d’autres canaux, comme les médias sociaux, qui sont désormais à disposition pour demander un avis juridico-religieux. La première raison est que les sites web gèrent normalement les comptes liés aux différents médias sociaux. La deuxième raison est d’ordre pratique. Ce n’est que sur les sites web qu’on trouve les archives complètes des fatwas, classées par thèmes et dates, avec également un outil de recherche par thème et mots-clés.
Pour identifier les sites islamiques les plus populaires en Europe, nous avons utilisé les données sur le trafic internet de Alexa[32], mises à jour au 8 janvier 2017. À partir de la liste fournie par Alexa, parmi les 500 sites islamiques les plus visités au monde, nous avons sélectionnés uniquement ceux qui offrent un service de fatwas en ligne. Pour éviter d’exclure avec cette sélection les sites web ne faisant pas partie des 500 sites les plus visités au monde, mais qui pourraient néanmoins appartenir aux sites les plus populaires en Europe, nous avons inclus dans le groupe vingt-deux autres sites indiqués par Alexa comme ayant des contenus similaires à ceux qui avaient été sélectionnés, obtenant ainsi quinze sites. Nous avons également ajouté deux sites qui font autorité dans le monde islamique (la Dâr al-Iftâ’ égyptienne[33] et l’équivalent saoudien[34]) et le site du Conseil européen pour la Fatwa et la Recherche (ECFR)[35], à cause de son importance pour le but de notre recherche, puisque c’est le premier et unique organe institutionnel créé explicitement pour répondre aux exigences et aux questions des musulmans résidents en Europe.
Nous avons ensuite analysé l’origine géographique des visiteurs de ces dix-huit sites, en excluant ceux qui ont un pourcentage de visiteurs de l’Europe inférieur à 0,5 %. Quatre sites ont été éliminés, y compris la Dâr al-Iftâ’ égyptienne. Il n’y a pas de données disponibles sur Alexa pour le Conseil européen pour la Fatwa et la Recherche, mais compte tenu de son importance pour la recherche, nous l’avons gardé dans l’échantillon. Les treize sites restants ont un pourcentage de visiteurs supérieur à 0,5 % de la Grande Bretagne, France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Suède et Norvège. Ces treize sites ont été classés en fonction de leur popularité dans chacun des trois pays avec le plus grand nombre de visiteurs venant d’Europe, c’est à dire Grande-Bretagne, France et Allemagne. Le résultat : les sites qui occupent les cinq premières places dans ces trois pays sont : IslamQA[36], Islamweb[37], Islamway[38], Alukah[39] et le site de l’imam Ibn Bâz[40]. Toutefois, Islamway obtient un grand nombre de ses fatwas sur IslamQA et d’autres sites, et pour cette raison nous l’avons éliminé. Alukah offre un service de Question&Answer et de counseling, mais pas un véritable service de fatwa en ligne, et a donc également été éliminé. Le site d'Ibn Bâz a également été exclu, car il ne propose pas la possibilité d’effectuer une recherche par thèmes ou mots-clés.
Pour conclure, les sites pris en considération dans notre étude sont IslamQA, Islamweb et l’ECFR.
IslamQA est un site privé, fondé et supervisé par le savant musulman saoudien d’origine syrienne Muhammad Sâlih al-Munâjid, appartenant au courant salafiste. Ce site est actif depuis 1997, et a été parmi les premiers à fournir un service de fatwa en ligne. En Arabie saoudite, le site a été censuré, car il était en concurrence avec le Conseil des oulémas, la seule autorité du pays qui est autorisé à promulguer des fatwas.
Le site est en seize langues et comprend des centaines de milliers de fatwas. Une section tout entière (comprenant plus de 1 271 fatwas, en moyenne cinq par mois) est explicitement consacrée aux minorités musulmanes. Les fatwas de IslamQA sont reprises également par d’autres sites.
10,3 % des visiteurs du site proviennent de pays européens : Grande Bretagne (3,4 %), France (3,4 %), Allemagne (1,8 %), Pays-Bas (0,6 %), Belgique (0,6 %) et Suède (0,5 %). Selon Alexa, les visiteurs sont en grande majorité des hommes, ayant principalement un niveau d’instruction universitaire.
Islamweb est un réseau islamique gouvernemental géré par une section du Ministère des affaires religieuses du Qatar. Dans sa déclaration d’intention, le site affirme adopter une position équilibrée et modérée, et de s’adresser aussi bien aux musulmans qu’aux non-musulmans, dans le but d’enrichir la connaissance de l’Islam des deux. Le site, en cinq langues (arabe, anglais, français, espagnol et allemand), est actif depuis 1998. Il comprend un total de 170 916 fatwas, c’est à dire en moyenne 24 fatwas par jour. 5,5 % des visiteurs proviennent de pays européens : France (2 %), Allemagne (1,5 %), Grande Bretagne (1,4 %) et Suède (0,6 %). La majorité sont des hommes, avec un niveau d’instruction universitaire.
Selon le classement fourni par le site même, les fatwas les plus populaires ont reçu en moyenne des milliers de visites, des centaines de milliers de lectures et des centaines d’impressions et de partages sur Facebook. Il y a des fatwas qui ont été lues plus d’un million de fois et ont été partagées plus de mille fois.
Fondé à Londres en 1997 sur initiative de l’Union des Organisations islamiques en Europe, le Conseil européen pour la Fatwa et la Recherche est géré par une fondation qui a son siège à Dublin. Le Conseil émet des fatwas collectives lors de ses réunions périodiques, en moyenne une fois par année. Conformément à son statut, l’ECFR recherche l’unité d’opinion entre les oulémas qui résident sur le sol européen, pour des questions importantes de la jurisprudence islamique, et surtout pour des questions fondamentales concernant les musulmans qui vivent dans les sociétés européennes. L’ECFR cherche également la reconnaissance officielle de la part des institutions européennes, se proposant donc comme le représentant principal des communautés islamiques en Europe. Le site, en langue arabe, a émis peu de fatwas si on le compare aux sites précédents : seulement 154 en vingt ans. Alexa ne fournit aucune information sur le nombre de visiteurs. Selon les chiffres fournis par le site même, chaque fatwa est consultée en moyenne de 600 à 1 000 fois.
Les demandes des musulmans
Pour analyser les demandes que les musulmans résidant en Europe se posent et soumettent aux experts en jurisprudence islamique, il fallait construire un échantillon représentatif. Les fatwas émises par l’ECFR ont toutes été incluses dans l’échantillon, du moment qu’elles proviennent certainement de demandes de musulmans européens. Parmi les fatwas archivées sur le site IslamQA nous avons sélectionné celles qui sont regroupées dans la section consacrée aux minorités musulmanes, depuis 1997 à aujourd’hui, et qui possèdent des indications claires que le demandeur est résident en Europe ou dans un pays occidental, ou qui se réfèrent clairement à la vie des musulmans dans les pays européens. Sur Islamweb, qui n’a pas de section consacrée aux minorités musulmanes, nous avons sélectionné toutes les fatwas de 1997 à 2017 dont les demandes comprennent les mots-clés Europe, Occident et dérivés. Certaines fatwas répondent toutefois à plusieurs demandes. Dans ces cas, nous avons compté ces demandes séparément dans l’échantillon.
Avec la sélection décrite ci-dessus, 999 demandes ont été collectées, en arabe, anglais et français. Chaque demande a été ajoutée à une des dix catégories générales, selon le thème traité : (1) espace public, (2) travail et finances, (3) aliments et médicaments, (4) relations sociales, (5) rapports avec les non-musulmans, (6) rapports avec l’État, (7) ‘ibâdât, (8) Islam et technologies, (9) organisation de la communauté et formation religieuse, (10) activités diverses de la vie quotidienne, (11) habillement et maquillage, (12) animaux et objets de différente nature.
Dans la catégorie « espace public » nous avons les demandes concernant l’école et l’université, les rues et les transports, hôpitaux, prisons, fêtes et symboles nationaux (comme les drapeaux), et l’impossibilité de pratiquer sa foi sur le lieu de travail ou à cause du travail.
La catégorie « travail et finances » comprend la vaste collection de questions sur la légalité des professions exercées par les musulmans en Europe et le groupe tout aussi vaste concernant la légalité des prêts bancaires, des assurances, achat et vente d’actions, investissements et fonds de retraite.
Dans la catégorie « aliments et médicaments » on a regroupé toutes les demandes sur la nourriture, les boissons et les médicaments harâm, c’est à dire contenant de la viande de porc, de l’alcool ou d’autres substances interdites.
Dans la catégorie « relations sociales » nous avons les demandes concernant le mariage et les relations conjugales, divorces et garde des enfants, sexualité, maternité et paternité, relations entre les parents et leurs enfants, relations d’amitié, deuil et héritage, adoption et avortement, et la da‘wâ (l’appel à l’Islam) adressée aux musulmans.
Dans la catégorie « rapports avec les non-musulmans » sont comprises les demandes concernant les mariages mixtes, les relations avec les parents non-musulmans, l’amitié et les relations de travail avec les non-musulmans, le dialogue inter-religieux, solidarité et partage avec les non-musulmans, la da‘wâ destinée aux non-musulmans, la hijra (migration de pays non-musulmans vers des pays musulmans) et le djihad contre les non-musulmans.
Dans la catégorie « relations avec l’État » nous avons les demandes sur la possibilité de contourner le droit civil du pays d’accueil ou sur la nécessité de s’y soumettre, sur les mariages d’intérêt pour obtenir le permis de séjour, sur les divorces fictifs pour obtenir des avantages financiers, sur la possibilité ou non de faire le service militaire et d’obtenir la citoyenneté du pays d’accueil.
La catégorie « ‘ibâdât » comprend les demandes concernant les cinq piliers de l’Islam (témoignages de foi, prière, aumône rituelle, jeûne et pèlerinage), la purification des impuretés mineures et majeures, la modalité de pratiquer le sacrifice rituel des animaux, le sermon du vendredi (khutba).
La catégorie « Islam et technologie » comprend les demandes qui concernent les innovations apportées par la vie moderne : internet et réseaux sociaux, téléphones cellulaires, moyens de transport modernes (avions, automobiles etc.), photographie et pratiques médicales pour prévenir ou faciliter la grossesse.
La catégorie « organisation de la communauté et formation religieuse » comprend les demandes concernant la morale et le rôle de l’imam, la gestion de l’argent de la communauté et l’organisation pratique du culte, l’administration des mosquées et centres islamiques, les conflits au sein de la communauté et toutes les demandes sur le Coran, les hadîths, et l’histoire islamique.
Dans la partie « activités diverses de la vie quotidienne » se trouvent les demandes sur les jeux des enfants, sur le choix des noms des enfants et des convertis, sur la musique et sur toutes les activités qui n’appartiennent pas aux autres catégories.
La catégorie « habillement et maquillage » comprend les demandes sur le voile et autres vêtements, barbe, bijoux et produits cosmétiques.
La catégorie « animaux et objets divers » comprend les demandes sur l’impureté du chien et d’autres animaux, et sur les produits tels le savon et le dentifrice.
Afin de vérifier combien le stéréotype du musulman est enraciné dans les sociétés occidentales, les demandes concernant des thèmes d’intérêt médiatique ont été ultérieurement marquées : (a) soumission de la femme (tutelle de l’homme sur la femme et obligation ou non pour la femme de demander la permission à son mari pour exercer certaines activités), (b) séparation des sexes (mode d’interaction ou non-interaction entre homme et femme), (c) voile et barbe, (d) virginité, (e) cohabitation / séparation entre musulmans et non-musulmans (questions sur la possibilité d’établir des relations amicales avec des non-musulmans ou sur la nécessité de rompre les relations avec les membres non-musulmans de la famille), (f) radicalisation et comportements extrémistes, (g) construction de mosquées, (h) porc et alcool, (i) rôle de l’imam, (l) apostasie, (m) rôle des femmes dans la communauté islamique (questions sur la présence de femmes dans la mosquée et sur l’imamat féminin), (n) imposition de la charia, (o) symboles et lieux chrétiens (possibilité ou non de prier en présence de Bibles et de crucifix, d’entrer dans une église, célébrer la fête de Noël, porter des uniformes avec des symboles chrétiens, etc.), (p) polygamie, (q) conflit entre chiites et sunnites.
Intérêts réels et stéréotypes médiatiques
Les résultats préliminaires de l’analyse de l’échantillon des demandes construit selon la procédure décrite, suggèrent un grand nombre d’observations intéressantes que nous avons indiquées dans la figure ci-dessus[41]. La plus importante est que ce qui préoccupe les musulmans en Europe, attire leur attention et nourrit leurs espérances, sont des aspects très éloignés de ce qui j’appelle les « thèmes médiatiques », c’est à dire le focus créé par les réflecteurs de la recherche universitaire et de l’information, toujours soucieux de pousser les musulmans à prendre position sur des questions qui, en réalité, n’affectent en rien la grande majorité d’entre eux. Les problèmes théologiques, les interprétations du Coran, les conflits entre différentes écoles de jurisprudence islamique, la présence de symboles religieux dans les lieux publics, la construction de mosquées provoquent un intérêt marginal, comme nous avons pu observer dans les demandes des musulmans pratiquants en Europe. Il faut également tenir compte du fait que ceux qui s’activent pour demander une fatwa font partie des musulmans les plus observants et désireux de trouver l’harmonie entre la tradition religieuse et leur propre existence dans la société européenne, tandis qu’une grande part des musulmans en Europe ne perçoit aucune contradiction entre leur vie en Occident et l’Islam ; et une autre partie ne ressent pas le besoin de demander une fatwa en dehors de leur groupe religieux d’appartenance, qu’il soit salafiste ou un des nombreux courants de l’Islam politique. Ce dernier courant est une catégorie peu nombreuse et peu influente, comme en témoigne le nombre de membres appartenant aux associations qui s’y réfèrent. Le meilleur exemple est probablement le Conseil européen pour la Fatwa et la Recherche, dont les noms des fondateurs et des membres indiquent une appartenance évidente aux Frères musulmans. Toutefois, le nombres de fatwas émises par ce Conseil et le nombre de visiteurs sur le site web sont exigus par rapport à celui des autres sites islamiques.
Ce qui précède nous amène à une autre observation importante, à savoir que les musulmans vivant en Occident ont tendance à séparer la religion de l’État. Les visiteurs des sites qui ont une orientation politique claire, qu’ils soient expression du gouvernement ou de l’opposition, sont en nombre très limité, comparés aux visiteurs des sites salafistes, qui eux connaissent le pourcentage le plus élevé de visites, même s’ils sont habituellement conservateurs du point de vue religieux, parfois même extrémistes, fanatiques et obtus (le fondateur de IslamQA est l’auteur d’une fatwa bien connue contre Mickey Mouse, mais ce site est néanmoins parmi les plus fréquentés et influents). Il ne faut pas non plus oublier le fait que le manque de confiance dans la politique et l’abstention de participation sont deux des éléments les plus importants du mélange déformé et déformant des traditions sociales et religieuses islamiques que ces immigrés ont portées avec eux. Il s’agit du résultat d’une modernisation forcée, dépouillée de toute signification et des valeurs de la modernité. On retrouve cela dans de nombreuses demandes sur la possibilité ou non de tromper l’État pour obtenir des privilèges, car l’expérience de l’État moderne, sur la rive sud de la Méditerranée, a donné lieu à une grande distance entre l’État et les citoyens, qui voient en lui un instrument d’oppression et de tyrannie.
Mais la donnée la plus importante que nous avons observée dans ces résultats préliminaires est que la véritable préoccupation des musulmans dans la société occidentale est la relation avec les autres, qu’ils soient musulmans ou non. Cette relation est évoquée dans 45 % des demandes que nous avons analysées. Il s’agit toujours de demandes personnelles qui concernent des individus, et elles ne se croisent que rarement avec les questions publiques des musulmans. Si nous ajoutons également les demandes sur les actes de dévotion, (‘ibâdât) – c’est-à-dire la relation personnelle avec Dieu – ce pourcentage atteint 63 %. Ceci nous amène à une conclusion qui pourrait apparaître déconcertante aux yeux de certains : le fait que dans les demandes religieuses des musulmans sur la légalité ou non de leurs activités quotidiennes, on retrouve surtout la préoccupation de vivre en harmonie dans cette société en tant qu’individus et personnes, et non pas comme communauté ou minorité religieuse. La partie la plus fervente et religieuse des musulmans en Europe aspire donc à se fondre avec la société, et non pas à s’y opposer à travers des factions ou à se replier à l’intérieur de leur communauté religieuse.
Ces résultats peuvent peut-être contribuer à expliquer les difficultés énormes apparues en Europe avec les différents modèles d’intégration, surtout le modèle anglais, malgré sa grande ouverture vers les religions et l’acceptation de leur présence dans l’espace public, et le modèle français qui exclut les religions et criminalise leur présence dans l’espace public. Ceci s’est avéré, parce que les deux modèles – même s’ils sont très différents – ont en commun l’exclusion de la personne au profit de la forme. Le modèle anglais intègre l’Islam comme religion, mais cela signifie intégrer un ensemble de symboles et de stéréotypes au détriment du pluralisme et des différences entre les croyants. Autrement dit, dans l’espace public la religion est présente, mais pas la personne. Dans le modèle français l’intégration signifie par contre que pour accéder à l’espace public, les citoyens doivent renoncer à une grande partie de ce qu’ils considèrent la source de leur être. Ce modèle a donc également comme résultat l’absence de la personne dans cet espace. Au contraire, dans l’étude présentée ici, la personne émerge dans toute sa complexité, sa diversité, ses contradictions et son individualité : le musulman en chair et en os qui, comme tout autre être humain, essaye de retrouver dans la modernité son propre équilibre psychosocial, spirituel et matériel, au sein du réseau de relations qui constitue son contexte de vie et son existence quotidienne.
Le retour de la personne au centre de l’intérêt ne permet pas seulement de s’affranchir des stéréotypes qui brouillent la vue. Il sert surtout à toucher de la main la vraie crise des sociétés islamiques, de l'individu et de la collectivité, issue du mélange d’une tradition figée et d’une modernité déformée. Le contenu des demandes analysées indique clairement que ce qui pousse les personnes à formuler des demandes est surtout la peur d’enfreindre les « règles » et de tomber dans le péché. Ce qui préoccupe vraiment les personnes n’est plus de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Il n’est plus important de le savoir, car il existe des « règles : les suivre les dispense de se poser des questions dangereuses qui risqueraient de les éloigner complètement de la religion. Le musulman a commencé à voir la vie comme un examen difficile, qu’il peut passer s’il est un bon élève diligent qui apprend bien les leçons et connait les règles par cœur. Pour cette raison, la peur de commettre un péché est devenue la peur de la vie même. Tout ce qui est nouveau est devenu bid‘a (hétérodoxie), chaque bid‘a une perdition et chaque perdition porte à l’enfer.
Cette étude montre que l’intérêt des musulmans en Europe pour les questions publiques est insignifiant. Très peu de demandes concernent l’inscription à des partis ou la participation à des activités de la société civile. C’est naturel : celui qui a délégué la responsabilité d’émettre des jugements sur les problèmes personnels les plus spécifiques, comment peut-il les formuler pour l’ensemble de la société ? Les musulmans qui exercent une activité publique appartiennent surtout à l’Islam politique, et à leur tour ils n’émettent aucun nouveau jugement, mais invitent les autres à obéir aux règles ; à la charia qui, comme nous l’avons vu, était autrefois un espace de créativité et de renouveau grâce à la fatwa.
Les développements ultérieurs de cette recherche ne se limiteront pas seulement à démentir les stéréotypes à l’égard des musulmans, mais pourraient peut-être aider ces derniers à revenir à la recherche d’une signification, à la formulation de jugements indépendants et, en conclusion, à la vie.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[1] Ahmad b. Fâris, Mu‘jam maqâyîs al-lugha, édition établie par ‘Abd al-Salîm Hârûn, Dâr al-fikr, al-Qâhira 1979, vol. 4, p. 473.
[2] Muhammad b. Mukarram b. Manzûr, Lisân al-‘arab, Dâr ihyâ’ al-turâth al-‘arabî, Bayrût 1999, vol. 10, pp. 181-183 ; Ismâ‘îl b. Hammâd al-Jawharî, Mu‘jam al-sihâh, Dâr al-ma‘rifa, Bayrût 2007, p. 796.
[3] Coran 4,127 ; 4,176 ; 12,41 ; 12,43 ; 12,46 ; 18,22 ; 27,32 ; 37,11 ; 37,149 [Muhammad Fu’âd ‘Abd al-Bâqî, Al-mu‘jam al-mufahras li-alfâz al-Qur’ân al-Karîm, Dâr al-Hadîth, al-Qâhira 1988, p. 650].
[4] Coran 27,32. Pour cette citation et celles qui suivent nous avons utilisé Le Coran, traduction de Denise Masson, Gallimard, Paris 1967.
[5] Shihâb al-Dîn al-Qarâfî, Al-ihkâm fî tamyîz al-fatâwâ ‘an al-ahkâm wa tasarrufât al-qâdî wa al-imâm, Dâr al-bashâ’ir al-islâmiyya, Bayrût 19952, p. 121 ; Yûsuf al-Qaradâwî, Al-fatwâ bayna al-indibât wa al-tasayyub, Dâr al-sahwa, al-Qâhira 1988, p. 11.
[6] Qutb al-Rîsûnî, Sinâ‘at al-fatwâ fî al-qadâyâ al-mu‘âsira, Dâr Ibn Hazm, Bayrût 2014, p. 26.
[7] Abû Ishâq al-Shâtibî, Al-muwâfaqât fî usûl al-sharî‘a, Al-maktaba al-tawfîqiyya, al-Qâhira 2003, vol. 4, p. 26.
[8] Qutb al-Rîsûnî, Sinâ‘at al-fatwâ, p. 27.
[9] Ibidem.
[10] ‘Alî b. Muhammad al-Âmadî, Al-ihkâm fî usûl al-ahkâm, édition établie par ‘Abd al-Râziq ‘Afîfî, Dâr al-Sumay‘î, Riyâd 2003, vol. 4, p. 221.
[11] Muhammad Jamâl al-Dîn al-Qâsimî, Al-fatwâ fî al-islâm, édition établie par Muhammad ‘Abd al-Hakîm al-Qâdî, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Bayrût 1986, p. 33.
[12] Muhammad b. Bahâdur al-Zarkâshî, Al-burhân fî ‘ulûm al-Qur’ân, édition établie par Muhammad Abû al-Fadl Ibrâhîm, Dâr al-ma‘rifa, Bayrût 1391/1971, vol. 1, p. 289. Voire également : Muhammad b. ‘Abd al-‘Azîm al-Zarqânî, Manâhil al-‘irfân fî ‘ulûm al-Qur’ân, Maktab al-buhûth wa al-dirâsât Dâr al-fikr, Bayrût 1996, vol. 1, p. 39.
[13] Jalâl al-Dîn al-Suyûtî, Al-itqân fî ‘ulûm al-Qur’ân, édition établie par Muhammad Abû al-Fadl Ibrâhîm, Dâr al-turâth, al-Qâhira, s.d., vol. 1, p. 82.
[14] Ibn al-Qayyim, I‘lâm al-muwaqqi‘în ‘an rabb al-‘âlamîn, édition établie par Hasan b. Mashhûr, Dâr Ibn al-Jawzî, Riyâd 1423/2002, vol. 2, pp. 62-65. Voir également : Jalâl al-Dîn al-Suyûtî, Adab al-futyâ, édition établie par Muhy al-Dîn Hilâl, Dâr al-irshâd, Baghdâd 1986, p. 27.
[15] Abû Ishâq al-Shâtibî, Al-muwâfaqât fî usûl al-sharî‘a, p. 244.
[16] Ibn al-Jawzî (‘Abd al-Rahmân b. ‘Alî b. Muhammad), Ta‘zîm al-futyâ, édition établie par Mashhûr b. Hasan Al Salmân, al-Dâr al-Athariyya, ‘Ammân 2006, p. 23.
[17] Al-Khatîb al-Baghdâdî (Abû Bakr Ahmad b. ‘Alî), Al-faqîh wa al-mutafaqqih, Dâr Ibn al-Jawzî, Riyâd 1421/2000, vol. 1, pp. 158-159.
[18] Ibidem, pp. 47-51.
[19] Ahmad b. Hamdân al-Harânî, Sifat al-fatwâ wa al-muftî wa al-mustaftî, Manshûrât al-maktab al-islâmî, Dimashq 1380/1960, pp. 68-83.
[20] Ibn al-Jawzî (‘Abd al-Rahmân b. ‘Alî b. Muhammad), Ta‘zîm al-futyâ, p. 79. Voir également : Ahmad b. Hamdân al-Harânî, Sifat al-fatwâ, p. 30.
[21] Ahmad b. Hamdân al-Harânî, Sifat al-fatwâ, p. 81.
[22] Ce principe est emprunté d’un célèbre dit du prophète (hadîth) : « [J’ai entendu] Wâbisa al-Asadî dire : Je suis allé voir le prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, dans l’intention de ne pas oublier de lui demander quoi que ce soit au sujet de la rectitude et du péché. J’arrivai chez lui et il était entouré par un cercle de musulmans qui l’interrogeaient. J’essayai de les dépasser pour m’approcher de lui et ils me dirent : Fait attention, Wâbisa ! Je leur dis : Permettez que je m’approche de lui, car il est la personne de laquelle j’aimerai le plus m’approcher. Il dit : Laissez-passer Wâbisa ! Approche Wâbisa, approche ! J’approchai et pris place devant lui. Il me dit : O Wâbisa ! Tu me questionne ou je t’informe ? Je dis : Informe-moi, oh Envoyé de Dieu. Il dit : Es-tu venu pour m’interroger sur la rectitude et le péché ? Je dis : Oui. Alors il unit les doigts de sa main et commença à me frapper la poitrine en disant : O Wâbisa ! Écoute ton cœur, même si les gens te conseillent ! Trois fois ».
[23] Ibn al-Jawzî (‘Abd al-Rahmân b. ‘Alî b. Muhammad), Ta‘zîm al-futyâ, p. 107.
[24] Wael Farouq, La raison entre allaitement et sevrage, « Oasis » 21 (2015), pp. 64-74.
[25] ‘Abd Allâh b. Bayyah, Sinâ‘at al-fatwâ wa fiqh al-aqalliyyât, Dâr al-minhâj, Bayrût 2007, p. 29.
[26] Ibid., p. 31.
[27] Ibid., p. 34.
[28] Yûsuf al-Qaradâwî, Fiqh al-aqalliyyât al-muslima, Dâr al-Shurûq, al-Qâhira 2001, p. 34.
[29] ‘Abd Allâh b. Bayyah, Sinâ‘at al-fatwâ wa fiqh al-aqalliyyât, p. 36.
[30] Ibid., p. 31.
[31]L’intérêt pour les minorités musulmanes dans le monde occidental est né du souci de les protéger contre la dissolution dans la culture occidentale et de les utiliser comme instrument de propagation de l’Islam et influence politique au début des années 1970, quand certains pays et certains personnages nantis des pays du Golf ont commencé à fournir des financements considérables pour la construction des mosquées et des centres culturels islamiques, dans le but de répandre la pensée salafiste wahhabite caractéristique de l’Islam du Golfe. Le rôle de ces financements est clair dans le récit de ‘Alî b. al-Muntasir al-Kattânî dans son livre Al-muslimûn fî Ûrûbbâ wa Amrîkâ (Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Bayrût 2007) et même plus dans la réalité virtuelle, car ces bailleurs de fonds ont créé les plus importants sites web qui contiennent les archives des fatwas en ligne.
[33] http://www.dar-alifta.org
[37] http://www.Islamweb.net/mainpage/index.php
[41] Une analyse plus complète des résultats de la recherche se trouve dans Wael Farouq, Conflicting Arab Identities. Language, tradition and modernity, Almutawassit Books, Milano-Baghdad 2018.
Pour citer cet article
Référence papier:
Wael Farouq, « La fatwa, miroir de la religiosité islamique en Europe », Oasis, année XIV, n. 28, décember 2018, pp. 70-86.
Référence électronique:
Wael Farouq, « La fatwa, miroir de la religiosité islamique en Europe », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2019, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/fatwa-miroir-de-l-islam-europeen.