Fatigues, incompréhensions et objectifs de cinq femmes musulmanes, visage nouveau de la société civile italienne
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:10
L’une s’occupe de théologie et de formation religieuse, deux sont conseillères municipales, une autre est journaliste, une autre encore active dans la vie associative musulmane : cinq femmes de foi islamique, visage nouveau d’une société italienne en pleine transformation, racontent les fatigues, les incompréhensions mais aussi les succès de leur engagement civique.
Ce voyage part à la rencontre de cinq femmes. Cinq citoyennes italiennes, de religion musulmane, engagées dans la société civile : Francesca Bocca-Aldaqre, Marwa Mahmoud, Sumaya Abdel Qader, Asmae Dachan et Nadia Bouzekri. Elles sont chercheuses, journalistes, conseillères municipales et activistes. Ce sont des femmes et des travailleuses. Des mères et des épouses. Elles sont célibataires, mariées ou divorcées. Leurs histoires reflètent un pan de l’Italie méconnu et peu médiatisé, fait de travail, d’études, de luttes pour les droits, de discriminations, mais surtout, de nuances et de ponts culturels. Ce voyage traverse de grandes villes et de petites communes. De Milan à Reggio d’Émilie, en passant par Plaisance, Pérouse, Angeli di Rosora, Ancône et Sesto San Giovanni. Mais à bien y regarder, toutes leurs histoires ont des origines plus lointaines : en Syrie, au Maroc, en Égypte ou en Jordanie, pays qu’ont quittés leurs parents avant d’arriver en Italie, pour étudier ou travailler. Pas hier, mais bien il y a 30, 40 ou 50 ans. Leurs voix et leurs expériences donnent un aperçu de l’Italie d’aujourd’hui, car elles témoignent d’une période historique qui a vu ce pays devenir, pour la première fois, une terre d’immigration. Ces femmes représentent ainsi le nouveau visage de la société contemporaine, également composée de citoyens italiens de religion musulmane.
Plaisance, entre Goethe et l’Islam
Fin juillet, la journée est torride, l’air lourd et pesant. À travers les nuages bas et chargés d’humidité, transperce une lumière blanchâtre. Plaisance apparaît somnolente, déserte par endroits. La zone industrielle, une succession de cubes en béton armé, s’est vidée de ses travailleurs, partis pour les vacances. C’est ici, au milieu de ces usines grises de la plaine du Pô, que se trouve le siège de l’Institut d’études islamiques Averroès. Francesca Bocca-Aldaqre en est la directrice. Elle nous accueille avec gentillesse, d’un sourire timide. Avant de nous installer, elle nous explique comment est organisée la structure. À gauche, dans un hangar, la salle de prière. À côté, la salle de classe et celle pour les activités extra-scolaires. Plus de 300 enfants fréquentent les cours et les activités du centre, d’octobre à fin juin. « On m’a demandé de prendre la direction de l’Institut pour répondre au besoin, de la part de la communauté, d’enseigner de l’Islam d’une manière différente », explique-t-elle devant son bureau. « Auparavant, on était face à une situation sectaire entre les enfants d’origine marocaine, albanaise ou d’autres communautés. Ils étudiaient dans différentes langues, selon l’école juridique de leur communauté. Ces trois dernières années, nous avons développé un programme commun pour tous, avec des manuels en italien. On ne peut pas continuer à faire comme si on était au Maroc ou en Albanie, sinon on place les enfants dans une situation difficile, contraints de choisir entre le pays d’origine de leurs parents et l’Italie. C’est ce que nous voulons éviter », raconte la directrice d’une voix calme et ferme. Les activités, réparties par niveaux en fonction de l’âge, comprennent le catéchisme, l’enseignement de l’arabe et du Coran, mais aussi des cours de citoyenneté, organisés en partenariat avec l’ANPI [Association Nationale des Partisans Italiens, NdlR] et les carabiniers. Une nouveauté qu’elle a introduite afin d’« aborder le thème de la citoyenneté et de l’appartenance à la communauté italienne et musulmane, même pour ceux qui n’ont pas encore la nationalité italienne », affirme-t-elle. Ses propos laissent transparaître sa formation scientifique, culturelle et religieuse. Ce n’est pas un hasard : Francesca Bocca-Aldaqre n’est pas seulement la directrice de l’Institut Averroès, c’est aussi une chercheuse en théologie, enseignante de culture islamique à l’Institut d’études islamiques de Sesto San Giovanni, et professeure de Neurosciences à l’Université islamique du Qatar.
Francesca Bocca-Aldaqre dans son bureau à Plaisance [©Arianna Pagani]
Elle a trente-deux ans, deux diplômes et autant de cours de spécialisation. D’abord, en Psychologie des sciences cognitives à l’Université San Raffaele à Milan, puis en Études islamiques à l’Université Ludwig-Maximilians de Munich. Mais c’est à la théologie qu’elle a décidé de se consacrer à plein-temps, ainsi qu’à la réflexion systématique sur le Coran et la Sunna « une discipline où il y a beaucoup à faire, surtout en langue italienne, vu que les musulmans qui réinterprètent de façon critique leur propre tradition sont encore très peu nombreux en Italie ». Ce sera tout ? Certainement pas. L’activité de recherche qui occupe le plus Francesca Bocca-Aldaqre est celle sur l’Islam et la culture européenne. Son dernier livre, Sotto il suo passo nascono i fiori. Goethe e l’Islam (« Les fleurs naissent sous ses pas. Goethe et l’islam), écrit avec le journaliste Pietrangelo Buttafuoco, naît d’une enquête sur la façon dont l’écrivain et dramaturge allemand s’est inspiré du Coran dans ses œuvres et dans ses poésies.
Une recherche qui l’a conduite également à approfondir sa propre identité, en associant sa culture de citoyenne italienne à la religion musulmane. Car Francesca Bocca, épouse Aldaqre, est née à Plaisance de parents catholiques pratiquants. En 2010, elle a décidé de se convertir à l’Islam. « Au début, mes parents ont assez mal pris mon choix. J’étais à Boston quand j’ai décidé de m’identifier en tant que musulmane et ils n’ont pas compris ce qui se passait. À mon retour, ils ont compris que ce choix changeait certains aspects de ma vie mais ne nuisait pas à notre relation ». D’ailleurs, chez elle, on fête toutes les célébrations religieuses, Noël comme le Ramadan, Pâques aussi bien que la Fête du Sacrifice. Certes, les difficultés et les discriminations ne manquent pas, aussi bien dans la vie quotidienne qu’au travail. « Lorsqu’il s’agit d’entreprendre un projet de recherche de grande envergure, on part du principe que je n’en suis pas capable, ou que je serai moins professionnelle. Je ne sais pas si c’est parce que je suis une femme, parce que je suis musulmane, ou les deux », conclut-elle en souriant.
Reggio d’Émilie, la justice sociale et la Constitution
Là où Francesca Bocca-Aldaqre se concentre sur les livres, la recherche et l’université, Marwa Mahmoud est chez elle dans l’activisme et la politique. Le rendez-vous est fixé pour un matin d’été caniculaire, au cœur du parc Robert Baden-Powell, à Reggio d’Émilie. Dans cette ville, plus qu’ailleurs, les rues évoquent l’histoire de l’Italie. De la gare, on descend via IV Novembre, traversant la piazza del Tricolore, puis tout droit via Piave, via del Risorgimento et enfin via Marzabotto. En regardant autour de soi, on note immédiatement le caractère multi-ethnique de Reggio d’Émilie. 17 % des 170 mille habitants sont étrangers, avec 149 nationalités représentées. Un écosystème démographique unique en son genre. Marwa Mahmoud, égyptienne de naissance et de nationalité italienne, a grandi ici. Elle a trente-cinq ans, est mère célibataire d’une fillette de sept ans, est diplômée en Langues et littératures étrangères à l’Université de Bologne et se consacre à l’éducation, à l’interculturalité, au dialogue inter-religieux et à l’émancipation féminine. Depuis plus de 10 ans, elle s’engage auprès du centre Mondinsieme comme responsable des projets d’éducation interculturelle. Depuis mai 2019, elle est la première conseillère municipale avec un passé migratoire, élue par 827 voix. C’est une femme énergique, solaire, son discours est comme une bouffée d’oxygène. « Mon expérience de fille d’immigrés et l’attente pour obtenir la citoyenneté italienne m’ont donné envie de lutter contre les injustices sociales », raconte-elle, d’une voix nettement marquée par l’accent de Reggio.
« Suite à la déception provoquée par l’échec du projet de loi sur la réforme de la nationalité, j’ai réalisé qu’il était temps de m’engager personnellement, pas seulement pour parler d’immigration mais aussi de changement sociaux et culturels qui existent déjà. Il suffit d’entrer dans une école pour s’en rendre compte. Nous, les enfants de personnes d’origine étrangère, nous pouvons être des connecteurs, des constructeurs de ponts. Nous sommes des médiateurs naturels, parce que dès l’enfance, nous avons dû construire un équilibre entre la maison et le monde extérieur, entre des cultures, des langues et des religions différentes. C’est un véritable atout ». Marwa parle sans interruption, cite Pertini [7e président de la république italienne, NdlR], la Constitution, Naguib Mahfuz – écrivain égyptien et Prix Nobel de Littérature – et Luigi Pirandello, qui représentent pour elle « la littérature entre deux rives de la méditerranée ». Puis, elle se livre, sans honte ni gêne. Elle parle de sa famille, qui l’a toujours soutenue, « surtout mon père », souligne-t-elle avec une pointe d’orgueil, « parce qu’il a vu en moi une sorte de revanche sociale », et puis de son rapport avec la foi, fait de hauts et de bas. Lors de la première année d’université, elle décide de porter le voile, une décision mature, prise en ayant conscience de pouvoir conjuguer sa nationalité italienne et la religion islamique, sans renier ses origines.
Marwa Mahmoud dans le siège du centre Mondinsieme à Reggio d’Émilie [©Arianna Pagani]
« Il y a une série de valeurs dans lesquelles je me retrouve, comme la miséricorde, la paix, la fraternité, la tolérance, qui sont liées à la foi. Puis il y a des normes de comportement qu’il faudrait remettre en question pour vivre en harmonie avec la société d’ici. Le problème, c’est que souvent, les femmes musulmanes italiennes sont rejetées des deux côtés : on est considérées trop haram par les halal et trop halal par les haram. Pour les féministes de l’ancien régime, on est trop frigides et radicalisées, tandis qu’aux yeux d’une partie de la communauté musulmane, on est trop émancipées. C’est là qu’il faut trouver un équilibre. Personnellement, je cherche à attirer l’attention sur les droits. Si je demande qu’on me respecte, qu’on ne m’agresse pas sous prétexte que je porte le hidjab, alors je dois reconnaître les droits des autres quelle que soit, par exemple, l’orientation sexuelle. Si tu veux des droits, il faut lutter pour les droits mutuels. C’est la partie la plus difficile mais absolument nécessaire. Et le seul moyen de le faire, c’est de se référer à la Constitution italienne ».
De Pérouse à Milan : biologie, politique et citoyenneté active
La troisième étape de ce voyage démarre idéalement de Pérouse et des douces collines de l’Ombrie, la ville où Sumaya Abdel Qader est née et a grandi dans une famille jordano-palestinienne arrivée en Italie il y a plus de cinquante ans. C’est pourtant Milan « le lieu plein de potentialités qu’elle ne quitterait pour rien au monde », dit-elle, assise dans un kiosque à l’entrée du parc Trotter, située au nord-est du chef-lieu lombard, entre viale Monza et viale Padova. Sumaya Abdel Qader s’est installée dans le nord de l’Italie par amour, lorsqu’elle a épousé son mari et a commencé l’université. Elle aussi est titulaire d’une double licence, en Biologie et en Médiation linguistique et d’une maîtrise en Sociologie. Elle s’est toujours impliquée dans la société civile, à commencer par les conseils de classe de ses trois enfants jusqu’au volontariat dans diverses associations de quartier, ainsi qu’auprès de la communauté musulmane. Elle fait partie des fondateurs des Jeunes musulmans d’Italie (GMI), elle a travaillé au niveau européen au Forum des femmes musulmanes en Europe (EFOMW), qui fait actuellement part du European Network Against Racism (ENAR), elle a été l’une des idéatrices et animatrices du projet Aisha pour la lutte contre la violence de genre au sein de la communauté musulmane, et, depuis juin 2016, est conseillère municipale. « Je ne voulais pas rester à l’écart, que ce soit par sens du devoir ou responsabilité. Je suis consciente d’avoir eu accès à plusieurs lectures, à plusieurs univers. J’ai toujours pensé que ceux qui ont, comme moi, un héritage culturel riche, ont le devoir de le partager », raconte-t-elle avec humilité. Il lui a fallu du courage pour se présenter, un choix qu’elle a payé cher : attaques personnelles, insultes et menaces. « Pour une femme italienne musulmane qui veut s’engager, les choses sont très difficiles, surtout si elle porte le voile. Aux dernières élections municipales, plus de dix femmes musulmanes se sont présentées et toutes se sont faites massacrer de la même manière. Malgré tout, j’ai pu voir ces dernières années beaucoup de femmes s’impliquer sur le plan social, politique ou culturel. Pourquoi ? Parce qu’il y a un grand désir de se racheter, d’être protagonistes, d’être là ».
Sumaya Abdel Qader, conseillère municipale à Milan [©Arianna Pagani]
On lit dans ses yeux la passion pour l’engagement civique qui la guide. Mais en même temps, elle ne cache pas sa déception envers le monde politique « qui n’a pas développé des politiques pour les enfants d’immigrés, qui n’a pas abordé la question de la citoyenneté et qui tend à criminaliser le monde islamique tout entier ». Avec franc-parler, Sumaya n’épargne pas de ses critiques la communauté musulmane et certains aspects de sa religion. « Je crois énormément en Dieu et je suis pratiquante. Mais sur certaines questions, comme certaines interprétations extrêmement machistes et myopes, je suis en désaccord. Je pense qu’une religion doit être flexible en fonction du temps, de l’espace et de la culture qui progresse, car elle doit avoir la capacité de s’adapter au contexte », explique-t-elle sans détours. Pour ce qui est du futur, elle ne sait pas encore ce qu’elle fera plus tard. Peut-être qu’elle se lancera dans un doctorat, ou retournera à sa deuxième grande passion, les livres. Ou plutôt, sa troisième, après la biologie et la politique.
Banc rouge dédié aux victimes de féminicide [©Arianna Pagani]
Le port d’Ancône, l’écriture et le volontariat
S’il y a bien un lieu où Asmae Dachan se sent chez elle, c’est sur le port d’Ancône, avec sa baie et ses criques dentelées, où flottent d’intenses parfums de maquis. Après nous avoir montré les merveilleux paysages de la région – le Parc National du Conero, les grottes de Frasassi et le fleuve Esino – notre interview se termine au crépuscule au sommet de la colline Guasco sur lequel se dresse la cathédrale Saint-Cyriaque, la cathédrale romano-byzantine de la ville. Née en Italie de parents syriens arrivés dans les années 1960, Asmae Dachan a passé son enfance entre Ancône et Angeli di Rosora. Elle est aujourd’hui journaliste professionnelle, romancière et poétesse, mère de deux enfants. Elle est Ambassadeur de paix du Campus de la Paix en Suisse, et membre du Comité scientifique de l’Université pour la Paix de Senigallia et d’Ancône. Son parcours universitaire, encore une fois, est double. Elle obtient d’abord une licence en Théologie et Études islamiques à l’Institut européen des Sciences humaines de Château-Chinon, en France, et l’autre en Sciences de la Communication à Urbino. Sa carrière commence dans la presse régionale. Elle écrit pour le journal du diocèse de Jesi, La Voce della Vallesina, puis pour le mensuel Mondo Lavoro, dont elle sera également la directrice éditoriale.
La journaliste, écrivaine et poétesse Asmae Dachan [©Arianna Pagani]
En 2013, un voyage en Syrie change complètement sa vie, tant au niveau professionnel que du rapport avec la foi. « Je pense avoir trouvé Dieu dans un camp de déplacés en Syrie », se remémore-t-elle avec une grande sensibilité. « C’était mon premier reportage à l’étranger, dans un pays qui était aussi le mien. C’est un voyage qui m’a énormément appris, notamment à être proche de la douleur des autres ». Depuis, elle réalise de nombreux reportages à l’étranger, en Syrie, en Turquie et en Europe, pour divers journaux comme Avvenire, Panorama, The post Internazionale. En plus de son travail de journaliste, Asmae Dachan est fréquemment invitée dans toute l’Italie à des conférences et des ateliers sur le dialogue inter-religieux et la paix auprès de dizaines d’écoles de tout niveau. C’est précisément pour son engagement en tant que journaliste et d’ambassadeur de paix que le président de la République Sergio Mattarella lui a décerné en 2019 la distinction de Chevalier de l’Ordre du Mérite de la République, l’ordre le plus important de la République italienne. À l’évocation de ce moment, elle déclare en baissant la tête : « C’est la plus belle déclaration d’amour que j’ai jamais reçue, car j’ai pu sentir la grandeur de l’État qui embrasse son enfant ». Un prix mérité qui lui a valu des attaques en ligne lâches et mesquines de la part de certains journalistes et personnalités politiques.
« Quelqu’un a déclaré que l’État s’était incliné face à l’Islam. L’Islam n’a rien à voir. Je suis Asmae, un individu, une citoyenne engagée, et je continuerai à l’être toujours plus, pour le bien de cet État ». Les mots que prononce Asmae sont choisis avec soin, toujours appropriés et jamais malvenus. « Nous payons le prix fort car nous sommes des pionnières, les premières femmes musulmanes italiennes qui s’exposent, même si toutes les femmes en Italie rencontrent encore des difficultés lorsqu’elles s’engagent publiquement », dit-elle, ramenant, en vraie journaliste, l’histoire des autres au centre et non la sienne. Asmae est ainsi faite : humble, prévenante et altruiste. Entre un reportage et une conférence, elle est aussi volontaire pour la Croix Rouge, mais elle recommande « écrivez que nous ne sommes pas toujours sérieuses, que nous aimons rire, plaisanter et nous amuser », dit-elle avec un sourire contagieux.
De Sesto Giovanni à Bruxelles : le monde est sa maison
La dernière étape de ce voyage nous conduit au parc Sempione, le grand jardin public de Milan, aux abords du Castello Sforzesco « où tout le monde peut se sentir comme chez lui ». Ce sont les mots de Nadia Bouzekri, citoyenne italienne, née et élevée dans une famille marocaine arrivée à la fin des années 1970 à Sesto San Giovanni, bastion ouvrier historique de la banlieue industrielle de Milan. C’est elle qui a choisi ce lieu pour notre rencontre. Elle arrive à l’heure, élégante et souriante, une après-midi de début d’automne, à la sortie du travail. Elle a 27 ans, une licence en Langues et Littérature étrangères et travaille comme analyste économique. Elle est aussi vice-présidente de l’Union des communautés islamiques d’Italie (UCOII), avec à son actif, onze ans d’engagement civique. Elle devient activiste à l’âge de 16 ans, quand elle participe en tant que volontaire aux activités de l’association Jeunes musulmans d’Italie (GMI). Elle organise alors des camps d’été, des campagnes de sensibilisation sur les droits de l’homme, elle rencontre des dizaines d’étudiants dans les écoles pour parler de dialogue interreligieux et de citoyenneté active.
Nadia Bouzekri, première femme présidente des Jeunes Musulmans d’Italie [©Arianna Pagani]
En 2016, âgée de 24 ans, elle est la première femme à être élue présidente de l’association. Dès ce moment, Nadia commence à voyager, portant les requêtes des jeunes musulmans italiens jusqu’aux tables ministérielles. Elle s’en souvient ainsi : « Je parlais des droits des jeunes. Par exemple, avoir une salle interconfessionnelle à l’université où tous pourraient prier, ou encore des menus halal, ou le droit d’être absent à l’école pendant le Ramadan. Moi, pendant des années, j’ai dû dire que j’étais malade. Ce sont de petites choses qui te font te sentir différente », explique-t-elle avec simplicité et clarté. Rapidement, son activisme dépasse les frontières italiennes. Nadia commence à voyager en Europe, à Bruxelles, où elle mène une série de campagnes avec la Commission européenne et le Femyso, le Forum européen des jeunes et des associations étudiantes musulmanes, pour lutter contre l’islamophobie. « J’ai réalisé qu’en Italie, exprimer publiquement son sentiment religieux ou spirituel est permis, que ce soit à travers l’habillement ou la croix. En France, c’est impossible car le laïcisme poussé à l’extrême nie les droits des citoyens, c’est-à-dire que chacun est l’égal de l’autre à condition de renier ce qu’il est. Je suis convaincue que la Constitution italienne est vraiment la meilleure. Au sens où, sur le papier, je devrais avoir des droits, comme l’assistance spirituelle dans les hôpitaux, les menus halal, la salle de prière, mais vu qu’il n’existe aucun accord entre l’État et la communauté, dans la pratique, ces droits ne sont pas garantis. Mais comme ils sont prévus par la Constitution, alors il est important que cet accord soit créé afin de reconnaître les musulmans italiens comme des citoyens de même niveau que les autres ». La vision et la clairvoyance ne lui manquent pas, ainsi que l’audace caractéristique de son âge. « Les gens croient qu’une femme qui porte le voile est une sorte de sainte, une bigote incapable de s’amuser. Moi, je sors, je vais prendre l’apéro, je fais du sport, j’ai eu un petit-ami et maintenant je suis célibataire. Je suis musulmane, mais je ne représente pas toute la communauté. Je ne représente que mon propre cas, je suis une personne normale, qui travaille, étudie, s’implique dans la société et le pays où elle vit et poursuit ses rêves. Est-ce que c’est si bizarre ? »
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Pour citer cet article
Référence papier:
Sara Manisera, « Italiennes et musulmanes : un voyage entre droits, luttes et spiritualité », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 114-127.
Référence électronique:
Sara Manisera, « Italiennes et musulmanes : un voyage entre droits, luttes et spiritualité », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/femmes-musulmanes-acteurs-societe-civile-italie