Le djihadisme pose la question du sens et du manque d’idéaux dans une Europe en transition vers une nouvelle forme de société dans laquelle les idéologies classiques ont perdu toute capacité de mobilisation
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:52
Le djihadisme pose la question du sens et du manque d’idéaux dans une Europe en transition vers une nouvelle forme de société dans laquelle les idéologies classiques ont perdu toute capacité de mobilisation. La conversion des jeunes est dictée non seulement par les conditions sociales et psychologiques des individus, mais aussi par l’affaiblissement du sens du sacré d’un Christianisme érodé par une sécularisation radicale
Le djihadisme est à l’origine de multiples formes d’analyses et de critiques. Une pluralité de thèses se trouvent engagées qui vont de la dénonciation pure et simple de l’Islam (la religion d’Allah serait par essence djihadiste, donc terroriste selon cette perspective, défendue par des intellectuels américains néo-conservateurs, des journalistes comme feue Oriana Fallaci ou des tenants de l’extrême-droite européenne comme Geert Wilders, entre autre…) jusqu’à des analyses nuancées qui mobilisent des considérations historiques, anthropologiques et sociologiques de l’Islam ainsi que l’analyse politique et géostratégique de l’islamisme radical.
Par ailleurs, on voit s’affronter des visions dichotomiques qui consistent à se demander s’il faut comprendre le djihadisme comme la radicalisation de l’Islam ou l’islamisation de la radicalité[1], ou encore, s’il faut comprendre le djihadisme comme un phénomène « leaderless » (sans direction unifiée par le haut) ou bien structuré[2]. La recherche montre que la réalité est rebelle aux visions dichotomiques et qu’il faut les articuler plutôt que les opposer. Il en est de même pour les thèses qui voient uniquement le caractère « dépressif » des djihadistes[3] ou leur sexualité problématique[4], ou encore le fait que le djihadisme procède d’une nature sectaire par l’endoctrinement des jeunes[5] ou d’une demande « révolutionnaire » de la part des jeunes qui voudraient s’engager dans cette voie[6].
Ce travail opte pour une vision phénoménologique qui consiste à analyser l’intentionnalité des acteurs en la contextualisant dans le face à face imaginaire des jeunes vis-à-vis de Daech, par la médiation de la Toile ou par le contact avec des recruteurs et des islamistes radicalisés. La scène djihadiste européenne est marquée par une situation de « crise d’utopie » : la disparition des mythes fondateurs et des grands récits du XIXe siècle, notamment la lutte des classes et le républicanisme. Celle-ci va de pair avec la crise des classes moyennes dont les progénitures n’ont plus du tout la conviction d’appartenir aux couches montantes, le sentiment de déclassement social et de déclin étant partagé par une grande partie des jeunes. Aux jeunes des banlieues (et des exclus dans les sociétés européennes) qui n’ont aucune espérance dans l’avenir s’ajoutent ceux des classes moyennes marqués par l’absence de confiance dans un avenir qui devient menaçant, faute de perspectives de promotion sociale et d’idéaux nobles.
Typologie de la radicalisation
Ce qui caractérise le djihadisme européen est un ensemble de traits communs dans la quasi-totalité des pays européens. L’image du djihadiste européen est celle d’un homme (et de plus en plus une femme), voire un adolescent ou une adolescente converti/e ou d’origine musulmane qui s’identifie à l’islamisme radical. On pourrait dresser un portrait-robot à plusieurs entrées.
Il y a le djihadiste des quartiers appauvris ou des ghettos, en France les banlieues, en Angleterre les centres ville appauvris. Ce type de djihadiste est incarné par des jeunes qui présentent certains traits caractéristiques : passé délinquant, passage à la prison, fréquentation d’autres jeunes en voie de radicalisation, souvent le voyage initiatique dans un pays où sévit la guerre civile et où les extrémistes islamistes ont pu se faire une place ou même fonder un État (la Syrie étant le modèle) ou encore le Mali, le Yémen, voire la Libye, et l’établissement des liens avec Daech soit par Internet interposé, soit par un recruteur, soit les deux à la fois.
Ce portrait se dédouble d’un autre, celui des jeunes des classes moyennes qui sont partis en Syrie, surtout à partir de 2013 et dont le nombre s’est accru de manière significative en 2014 et 2015, le nombre d’Européens ayant quitté leur pays pour aller se battre surtout aux côtés de Daech (mais dans une moindre mesure, Jabhat al-Nusra, succursale d’al-Qaïda) s’élevant à quelque 5 000, dont 500 femmes. Les jeunes filles et les femmes viennent souvent des classes moyennes et ont un niveau d’études supérieur à la moyenne des garçons qui s’y aventurent.
On trouve aussi de plus en plus des jeunes convertis, filles et garçons confondus, chez les adolescents, la conversion s’effectuant souvent dans un laps de temps très court, en quelques semaines, voire mois. La dimension affective prime dès lors sur celle de l’adhésion à une idéologie. La conversion exprime la quête d’une nouvelle communauté dans la foi, la religion d’appartenance du jeune lui paraissant froide, voire inexistante, surtout dans les familles laïques. Dans ce dernier cas, la « non-religion » leur paraît de plus en plus angoissante, la laïcité et le républicanisme ne leur donnant plus le sens d’un sacré doté d’un horizon d’espérance, contrairement au passé où la fraternité républicaine portait en elle la promesse de conjoindre en une totalité organique la liberté et la justice sociale (l’égalité) au sein d’une humanité triomphante en marche vers le progrès social et politique. La quête de l’Islam s’inscrit, dans les années 2013-2015 dans une double perspective : d’abord dans celle du triomphalisme de Daech qui parvient à s’étendre rapidement en Irak et en Syrie et à battre à plate couture une armée irakienne en crise et une armée syrienne éclatée. Le succès étant gage de véracité, le triomphe passager de l’État Islamique contre ses adversaires en 2014 paraît à nombre de jeunes comme témoignage du soutien de Dieu et de la nature authentiquement islamique de cet État surnaturellement fort. Par ailleurs, la propagande de Daech en direction des jeunes Européens n’insiste pas sur la dimension religieuse mais sur la culpabilisation (l’Islam est en danger et il faut agir et s’engager totalement) et sur la fascination d’une vie héroïque scandée par la rupture avec une quotidienneté d’ennui, sans excitation majeure.
Les jeunes d’origine chrétienne proviennent de familles peu pratiquantes ou de culture religieuse fort diluée dans leur majorité : nombre de jeunes convertis en prison nous ont fait part de leur manque de culture chrétienne, l’Islam étant la première religion dotée d’un ensemble de codes et de normes qui leur dit ce qui est autorisé et ce qui est prohibé au nom de Dieu. Le désarroi chrétien tient en partie chez ces jeunes à la nature complexe de la doctrine de l’incarnation qui fait de Jésus un être humain et un être divin à la fois, ce qui rend difficile le sentiment de « créature », ce que cherchent ces jeunes qui veulent un principe transcendant qui leur dicte au nom d’un Dieu « au-delà de l’humain », une éthique par-delà toute incertitude.
Ces jeunes sont souvent en quête de normes, à la différence de ceux de mai 1968 qui rejetaient les normes en vigueur et cherchaient la spontanéité et la subjectivité dans l’amour libre (« faites l’amour, pas la guerre ») et le déchaînement de la festivité (les fêtes musicales où l’on consommait de la drogue et où l’on vivait intensément son anarchisme sentimental). À présent, plus les normes sont répressives et plus elles portent du sens : le besoin de tracer la ligne de démarcation entre le permis (halâl, religieusement autorisé) et le prohibé (harâm, religieusement interdit) sous une forme rigoriste fait partie de leur psyché en quête de sens. Dans des sociétés européennes où plus aucune utopie crédible ne se profile à l’horizon, c’est la « dystopie » de Daech, son utopie régressive et répressive, qui semble emporter l’adhésion de ces jeunes « à la recherche du sens perdu », sens qu’ils dénichent dans le sacré répressif d’une version violente de l’islamisme en rupture avec leur quotidienneté faite d’une vie paisible dans cette partie de l’Europe apaisée et sans expérience de la guerre depuis sept décennies.
La griserie de la guerre, sanctifiée par l’islamisme radical sous forme de djihad, anime beaucoup de jeunes hommes qui voudraient réaliser leur rêve d’une vie intense et héroïque qui ne trouve pas de champ d’application concrète dans leur pays d’origine. Le succès de Daech réside dans sa capacité manipulatrice, son aptitude à faire vibrer la corde sensible de l’exotisme, du romantisme, de la culpabilisation et de l’héroïsme chez des jeunes qui craignent en même temps le déclassement social parmi ceux des classes moyennes et se sentent acculés à une vie insignifiante et médiocre chez les jeunes banlieusards ou déclassés. L’aspiration au sacré et à l’immortalité chez les adolescents se conjugue à ce désir d’« être quelqu’un », Daech leur donnant l’occasion de faire un rite de passage qui leur permet d’accéder de manière accélérée à l’âge adulte, à la différence d’une Europe où l’on peut demeurer aux crochets des parents la vingtaine révolue, notamment à cause de l’incapacité à assumer son autonomie financière, demeurant mentalement et économiquement sous la coupe des parents dans une situation d’adolescence attardée. Daech permet de rompre le cordon ombilical avec la famille, à s’assumer homme et femme par ce désir que l’on a nourri d’être adulte sans pouvoir y accéder dans la vie quotidienne, le départ en Syrie donnant droit souvent à un vaste logement, à un travail guerrier et à la possibilité de se marier et de fonder une famille, rêve impossible à réaliser en Europe où la dépendance financière vis-à-vis des parents opère comme un obstacle majeur à cette volonté d’être « adulte », c’est-à-dire voler de ses propres ailes. Tout particulièrement déterminant est le sentiment de toute-puissance pour les jeunes hommes qui prennent part à la guerre, tuent et se font tuer dans l’insouciance de leur mort comme de celle des autres, et la participation à l’effervescence festive de la guerre, celle-ci jouant un rôle cathartique à leur malaise adolescent et post-adolescent.
La conversion des jeunes est dictée souvent par l’étiage du sens du sacré dans un Christianisme nivelé par une sécularisation radicale. Le sentiment religieux soumis à l’immanence d’un espace public qui a totalement évacué le sacré religieux devient particulièrement fragile face à la transcendance répressive d’une imago mundi djihadiste qui prône l’outrance dans la guerre et le bonheur dans l’acte de mourir en martyr ou de tuer les mécréants, la violence se trouvant justifiée par la volonté de défendre l’Islam et d’en étendre le règne, la guerre trouvant un sens renouvelé, revigoré en référence à la réalisation des désirs de Dieu. Le chevalier de la foi devient comme le bras armé de Dieu dans l’éradication des suppôts de Satan (d’où les nombreuses références au Shaytân, le Diable).
Les adolescentes et les femmes
Les jeunes filles sont animées notamment par le désir de vivre une vie autre, romantique et exotique, sous l’ombre protectrice des chevaliers de la foi dont elles relativisent en même temps l’importance puisqu’elles acceptent qu’ils meurent en martyrs. L’indifférence, voire le rejet, vis-à-vis du féminisme dont l’histoire leur échappe grandement joue aussi un rôle essentiel dans leur quête de la féminité, nourrissant le désir d’être « femme » et exclusivement femme en distinction d’avec l’homme sous une forme mythifiée. Elles expriment ainsi leur volonté de faire peau neuve face à une distribution des rôles entre les hommes et les femmes qui leur semble de moins en moins gratifiante et qui fait disparaître leur spécificité féminine dans l’indistinction angoissante d’une identité « unisexe ». Être femme, rien qu’une femme avec sa fonction reproductrice mise en exergue au service d’une tradition mythifiée, tel est le rêve de certaines de ces filles et femmes qui s’embarquent dans l’aventure de Daech.
Un autre sous-groupe entend militer directement au service de l’islamisme radical, et ses protagonistes rejoignent la brigade al-Khansa où elles apprennent le maniement des armes et la fabrication des explosifs à côté d’un entraînement susceptible de mettre leur service à la disposition de l’État Islamique. En particulier, chez elles l’identification à l’ordre islamiste dans les premiers mois de leur séjour en Syrie est mise à l’épreuve d’une dure réalité où en tant que femmes elles se voient dénier toute autonomie dans leurs mouvements (nécessité de se marier avant de pouvoir sortir en compagnie de l’époux) et l’enfermement dans une maison commune aux femmes non-mariées (magharr). Par ailleurs, elles peuvent se voir assigner des tâches comme celle de superviser la « moralité » islamique de la population autochtone, se faisant ainsi détester d’une société civile en crise qui voit en elles les suppôts d’un ordre impérialiste imposant derechef les occidentaux, cette fois au nom de l’Islam, au monde arabe.
Enfin, certaines acceptent d’être les directrices des maisons de joie où des esclaves yazidies[7] servent de cobaye pour la satisfaction des désirs sexuels des combattants. Par la violence directe, ce sous-groupe de jeunes filles et femmes entend se réaliser, en distinction d’avec le féminisme occidental et l’image traditionnelle de la femme musulmane. La violence devient ainsi un catalyseur de leur nouvelle identité, qui perd toute différence avec celle des hommes[8] dont la violence a été, jusqu’à présent, le trait saillant vis-à-vis des femmes (seulement 4 % des femmes se trouvent en prison en France, 6 % en Angleterre contre respectivement 96 % et 94 % d’hommes). Pour ce sous-ensemble féminin qui participe à la violence comme moyen d’auto-affirmation, mettre au monde des « lionceaux » au service de Daech, prêts à faire la guerre dès leur très jeune âge contre les « mécréants » et à exercer la violence, symbolique voire réelle, est une donnée de base de leur identité surmasculine[9]. Elles s’enthousiasment sur les scènes de décapitation des « ennemis de l’Islam », trouvent passionnant les jeux de foot entre hommes et jeunes garçons faisant de la tête détachée de la victime le ballon.
Les jeunes femmes et les adolescentes qui ont été empêchées de partir en Syrie après l’instauration du « Téléphone vert » – un service pour signaler des cas de radicalisation – et la coopération avec la Turquie qui a restreint l’accès des djihadistes occidentaux à la Syrie, ont quelquefois tourné leur haine contre la société. Le cas des trois jeunes femmes qui ont tenté de faire exploser une voiture piégée à Paris début septembre 2016 est symptomatique : deux d’entre elles avaient été empêchées de partir en Syrie. L’une d’elles a poignardé un policier, imitant la violence masculine qui ne connaît plus de limite, la différence entre homme et femme s’estompant en l’occurrence.
Un troisième sous-groupe se trouve revigoré par l’adhésion à Daech, surmontant sa « dépression » et participant à la fête guerrière comme une cure pour guérir du malaise identitaire dans des sociétés européennes où la non-violence feutrée assoupit le désir d’exister dans l’exaltation de l’effervescence. La violence est un exutoire, dès lors, au mal-être, une façon de le dissoudre dans le bouillonnement guerrier (il est de notoriété que les guerres diminuent le taux de suicides). Dans l’ensemble, la violence guerrière fascine non seulement les hommes, mais aussi les jeunes femmes, la vie dans cette situation « exceptionnelle » revêtant un sens et une intensité qui font oublier pour un temps la situation inférieure de la femme sous Daech, que l’on dissimule sous la notion de « complémentarité ».
Plus généralement, une catégorie distincte se trouve massivement embarquée dans l’aventure djihadiste en Europe : ce sont les adolescents et les post-adolescents quelquefois attardés (allant jusqu’à la vingtaine tardive), mâles et femelles confondus. La transition de l’adolescence à l’âge adulte se révèle souvent problématique, notamment dans des familles recomposées (classes moyennes) ou monoparentales décapitées (les familles maghrébines des banlieues). La notion d’autorité y a subi une usure importante pour des raisons différentes dans chaque cas. Dans la famille monoparentale banlieusarde on assiste à la démission du père (il est absent ou réduit à l’insignifiance et au silence) et au règne de la violence par le grand frère interposé qui cherche à prendre la place du père sans en avoir l’autorité morale (le cas Merah, dont le grand frère exerçait de la violence physique contre les autres est significatif). La famille recomposée des classes moyennes avec sa culture égalitaire et le rôle plus ou moins paritaire du père et de la mère est absente de la famille monoparentale maghrébine, qui demeure patriarcale dans sa structure mentale. La défaillance et le retrait du père dominateur laissent alors un vide non-rempli par l’égalitarisme entre le géniteur et la génitrice tel qu’on le rencontre dans la famille recomposée, donnant ainsi libre cours à la violence entre frères et celle que ceux-ci exercent contre la sœur, dont ils veulent contrôler la sexualité et la chasteté. Pourtant, les mêmes frères s’adonnent à des relations non-maritales en sortant souvent avec la sœur d’un autre banlieusard dont ils enfreignent la « chasteté » à leur tour, en le dissimulant, ou en sortant avec une « Française » qu’ils trouvent adéquate pour la satisfaction des désirs sexuels mais pas assez « chaste » pour l’épouser. Les filles des familles maghrébines peuvent contester ce rôle soit en sortant de la famille et en travaillant à l’extérieur pour subvenir à leurs besoins, soit en fréquentant des garçons en dehors du quartier où elles risqueraient d’être reconnues ou encore, en renonçant définitivement au mariage. Quelquefois elle ripostent à la violence du grand frère par l’agression physique aboutissant à la mort ou à la blessure grave (nous avons observé quelques cas en prison), même si l’inverse se produit beaucoup plus fréquemment, à savoir le cas du frère qui, pour préserver « l’honneur » de la famille, exerce la violence contre la sœur en la blessant voire en la mettant à mort. Quelquefois, le projet de départ en Syrie leur donne l’occasion de rompre avec cette structure familiale où elles se sentent infériorisées et mal à l’aise, mais ce choix est plutôt exceptionnel pour des raisons liées au culte de la famille (la mère seule, les petits frères qui ont besoin de protection).
Par un paradoxe apparent, les vocations féminines au djihadisme sont minoritaires chez les filles des banlieues, mises à part quelques cas connus et montés en épingle par les médias, entre autres Hayat Boumeddienne, l’épouse d’Amédy Coulibaly qui est partie en Syrie avant les attentats de janvier 2015, ou quelques rares cas de filles naviguant entre le monde des banlieues et celui des petites classes moyennes comme Asna Aït Boulahcen, cousine d’Abdelhamid Abaaoud, le commanditaire des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. L’écrasante majorité des femmes djihadistes, à la différence des hommes, proviennent des classes moyennes, musulmanes ou converties à l’Islam, les jeunes hommes étant en France en majorité des banlieues, avec un niveau d’instruction faible, toujours à la différence des jeunes filles dont le niveau d’études est nettement supérieur à celui des hommes.
Les premières vagues de jeunes femmes qui sont parties en Syrie ont servi par la suite de « recruteuses » : elles envoient des courriels, entretiennent des blogs, donnant une image d’Épinal de la situation de l’épouse des « mujâhidîn » (combattants du djihad) en Syrie. Une fois sur place, les « muhâjirât » (les immigrées) épousent souvent des Européens qui ont rejoint les rangs des combattants djihadistes en Syrie, comme Khadijah Dare, une Londonienne qui s’est mariée à un Suédois combattant aux côté de l’État Islamique et qui a opté pour le nom de guerre d’Abu Bakr.
Une utopie répressive dans une Europe désertée par l’utopie
Avec l’avènement de Daech en Syrie et en Irak, on assiste à l’apparition de nouveaux acteurs djihadistes en Europe : de jeunes femmes et des filles (leur nombre était marginal par le passé, à présent, elles forment plus de 10 % des départs en Syrie), des adolescents et post-adolescents filles et garçons confondus (il n’y en avait pas auparavant en Europe), des membres des classes moyennes (avant ils étaient marginaux, à présent ils forment un pourcentage élevé des départs allant jusqu’à 40 %), des convertis (ils forment jusqu’à 20 % des départs, à la différence du passé où leur nombre était faible). L’attrait exercé par Daech est lié à des facteurs tant externes (sa manipulation par l’Internet interposé, mais aussi ses moyens financiers beaucoup plus importants en tant qu’État par rapport à al-Qaïda) qu’internes (le malaise des jeunes, peur de déclassement social, sentiment de vide en l’absence d’utopie, la fascination de la guerre et de l’héroïsme, le romantisme naïf des jeunes adolescents et post-adolescents, filles et garçons inclus). Le djihadisme pose sur le long terme la question de sens et d’absence d’idéalité dans une Europe en transition vers une nouvelle forme de société où les idéologies classiques du communisme et du nationalisme ainsi que celle de la démocratie ont perdu leur capacité de mobilisation.
La version répressive de l’Islam véhiculée par les mouvements djihadistes n’a trouvé un écho favorable en Europe que parce qu’il existe une fatigue immense dans ces sociétés en paix depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et où la quête de l’effervescence et la volonté de vivre intensément ne trouvent pas de possibilité de réalisation dans une utopie qui donnerait du sens à l’existence collective. L’utopie de Daech comble un vide symbolique, son attrait étant au moins autant lié à la manipulation des jeunes par sa propagande sur la Toile qu’à la demande de dépaysement et de l’effervescence guerrière de la part des jeunes au sein d’une quotidienneté morose où l’horizon d’espérance est bouché (pas de promesse de promotion sociale non plus pour les jeunes). L’absence d’idéaux « nobles » ouvre la porte à des utopies répressives qui promettent monts et merveilles aux nouvelles générations dans une société revigorée par une foi mythifiée.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[1] Grosso modo on rencontre ce conflit d’interprétation entre Gilles Kepel et Olivier Roy. Même si Roy a raison au sujet du départ de la radicalisation qui se fait au motif de la « haine » de la société, par la suite c’est en référence à une version radicale de l’Islam qu’approfondissent nombre de jeunes radicalisés notamment en prison que leur trajectoire se dessine. Voir Farhad Khosrokhavar, Prisons de France, Robert Laffont, Paris 2016 ; Id., Radicalisation, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris 2014.
[2] On rencontre ce type de conflit d’interprétation entre Marc Sageman et Bruce Hoffman. Voir : Leaderless Jihad Terror. Networks in the Twenty-First Century, University of Pennsylvania Press, Philadelphia 2008 ; Bruce Hoffman, The Myth of Grass-Roots Terrorism, « Foreign Affairs » 87 (2008), n. 3, pp. 133-138.
[3] Sarah Knepton, British jihadis are depressed, lonely and need help, says Prof, « The Telegraph », 15 octobre 2014, bit.ly/1rISjIT
[4] C’est la thèse de l’écrivain Tahar Ben Jelloun, pour qui les islamistes ont un problème non résolu avec la sexualité : Pour l’écrivain Tahar Ben Jelloun, les islamistes ont “un problème de sexualité non résolu”, « L’Obs », 29 août 2016, bit.ly/2e3oBQz
[5] C’est en simplifiant la thèse de Dounia Bouzar et de certains psychanalystes à ce sujet.
[6] Scott Atran, L’État islamique est une révolution, « L’Obs », 2 février 2016, bit.ly/1P75Adb
[7] C’est le cas des femmes yazidies dont la foi est déclarée idolâtre par Daech. Les femmes et les enfants sont réduits en esclavage, alors que les hommes sont mis à mort. Voir UK female jihadists run ISIS sex-slave brothels, « Al-Arabiya News », 12 septembre 2014, bit.ly/1wnLhki
[8] Carolyn Hoyle, Alexandra Bradford, Ross Frenett, Becoming Mulan? Female Western Migrants to ISIS, Institute for Strategic Dialogue, 2015, bit.ly/2bFtCNj
[9] Voir Shiv Malik, Lured by Isis: how the young girls who revel in brutality are offered cause, « The Guardian », 21 février 2015, bit.ly/2dmmHfW
Pour citer cet article
Référence papier:
Farhad Khosrokhavar, « Identikit du djihadiste européen », Oasis, année XIII, n. 24, décembre 2016, pp. 73-82.
Référence électronique:
Farhad Khosrokhavar, « Identikit du djihadiste européen», Oasis [En ligne], mis en ligne le 21 février 2017, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/identikit-du-djihadiste-europeen.