Dans les domaines de la bioéthique, de la famille et de l’interprétation de la Constitution, l’influence sur les normes des valeurs acquises devient tangible, même si les distorsions, manipulations et tentatives d’élimination ne manquent pas

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:10

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Si on observe la parabole du constitutionnalisme et la diffusion d’une culture des droits de l’homme entre Occident et Moyen-Orient, on a l’impression d’assister à des phénomènes symétriques, au moins en partie. En Amérique du Nord et en Europe, les thèmes de la bioéthique et du droit de la famille en particulier voient fleurir de nouveaux droits. De la manipulation génétique, à l’euthanasie, l’éducation à une culture démocratique de la vie commune, de nouvelles formes d’unions para-conjugales qui, à leur tour, font naître de nouveaux problèmes comme l’adoption de la part des homosexuels, chaque domaine semble désormais capable de faire naître de nouveaux « droits de l’homme ».

L’affirmation du philosophe et juriste américain Michael Perry fait mouche : selon lui, les droits de l’homme sont désormais devenus la vraie « langue universelle » de l’expérience morale elle-même. Si l’on s’en tient à certains commentateurs, en Occident ces nouveaux droits seraient bridés à cause d’une résistance opposée par des groupes de pression et parfois par la population elle-même, qui pousseraient dans le sens conservateur. Fort de son poids électoral, la population contiendrait la potentialité d’expansion des droits de l’homme, prévariquant de cette manière les points les plus avancés de la culture juridique et les mêmes minorités en recherche de légitimation, au nom de traditions qui, sur la voie du déclin, utilisent le droit pour se maintenir en vie.

Le Moyen-Orient, d’autre part, semblerait sous de nombreux aspects impénétrable à la culture juridique moderne : la prédominance du droit religieux sur le droit séculier (hébraïque en Israël, chrétien et surtout islamique dans le reste de la région), une étrange résistance au principe d’égalité, surtout concernant les questions d’ordre sexuel et confessionnel, une politique et une vie institutionnelle où les figures charismatiques ont un poids impensable ailleurs, représentent les éléments majeurs de résistance à la conception dominante des droits. Une résistance dont on attribue presque invariablement la responsabilité aux traditions religieuses moyen-orientales et nord-africaines.

En substance, Occident et Moyen-Orient partageraient la même situation, du moins d’après certains analystes : le « germe » de la culture des droits serait étouffé par la « zizanie » de la tradition. Il est bien difficile de nier que tradition et droit entrent parfois en conflit, il est probablement inutile de s’étendre sur ce sujet. Il vaut la peine, au contraire, de s’attarder sur l’aspect probablement le plus négligé du rapport entre les deux : le rôle propulseur de la tradition à l’égard du droit. En témoignent, justement, certains des thèmes les plus cruciaux, comme la bioéthique, le droit de la famille et même l’interprétation de la Constitution. Cette fois encore, le phénomène se rencontre transversalement en Occident et au Moyen-Orient : quelques exemples nous éclaireront. Une récente étude sur la législation et la pratique de la fécondation assistée, dans une perspective de comparaison, a produit des résultats plutôt intéressants. La norme italienne est résolument plus restrictive que la norme israélienne ou égyptienne. En Israël, l’appareil normatif est plus développé, en Égypte, il est plus laxiste mais, dans ces deux pays, la recherche et le recours à la pratique de la fécondation assistée sont aussi vastes.

Le résultat de l’enquête, au-delà des considérations de valeur, a fourni des comparaisons sans doute imprévues : la tradition islamique en Égypte et celle hébraïque en Israël soutiennent la recherche, la pratique et même une législation particulièrement favorable à la fécondation assistée, car Islam et Judaïsme lient étroitement l’institution du mariage à la procréation. Israéliens et égyptiens, à travers la fécondation assistée, multiplient les outils permettant de poursuivre un objectif en parfaite adéquation avec leur tradition religieuse. Au contraire, la tradition catholique italienne articule différemment le rapport entre mariage et procréation, en donnant une plus grande attention à d’autres aspects, comme le statut de l’embryon et les conditions dans lesquelles il vient à l’existence. Il en résulte une discipline étatique davantage surveillée qui, y compris avec le referendum populaire organisé en 2005, a montré de recueillir un large écho dans la population.

Parité entre les Sexes

Le droit de la famille, surtout dans le contexte moyen-oriental, a montré qu’il se situe littéralement au carrefour entre tradition et modernisation. En 2004, le Maroc a effectué une profonde réforme dans le cadre de cette institution, en répliquant, avec quelques différences cependant, ce qui était survenu des décennies plus tôt en Tunisie. Le cheminement vers la parité des sexes, en effet, a eu dans les deux pays une profonde incidence sur l’institution du mariage, jusqu’au point de réduire ou éliminer l’option polygamique. Ce fort revirement de l’articulation millénaire entre l’homme et la femme est survenu, en réalité, au sein de la tradition islamique elle-même, qui légitimait la polygamie. En effet, le parcours qui a modifié la physionomie du mariage, d’abord en Tunisie et puis au Maroc – toutefois, non sans rencontrer bien des résistances dans des secteurs de la société civile et du corps judiciaire – n’a pas conduit les deux pays hors de leurs traditions et de leur méthodologie juridique islamique classique. Aux côtés de mouvements égalitaires d’inspiration majoritairement laïque, il s’est répandu un courant réformateur qui puise précisément aux sources de la tradition islamique. Le droit d’avoir jusqu’à quatre épouses en même temps est, en effet, subordonné dans le Coran à la condition de les traiter toutes avec justice.

En réduisant substantiellement la polygamie, le Maroc, en dernier, a conjugué cette prévision coranique avec un autre vers du livre sacré où l’on affirme que l’homme ne sait pas traiter ses propres épouses avec justice. Le législateur contemporain a relié deux affirmations qui n’avaient pas été mises en relation jusqu’à maintenant. Ce qui avait été considéré durant des siècles comme un droit à la polygamie s’est révélé, à la lumière de la nouvelle interprétation, être soumis à une condition impossible, et s’est transformé en une interdiction. Une telle argumentation, en mesure d’insérer la réforme marocaine dans le contexte islamique en évitant une évidente rupture culturelle et juridique, a sans le moindre doute été aussi soutenue par l’évolution de la mentalité et par l’infiltration de la sensibilité occidentale en terme de droit au Maroc. Toutefois, la nouvelle lecture du Coran ne semble pas pouvoir se résumer à un artifice rhétorique; elle parait plutôt illustrer que la tradition n’est pas un bagage immuable, mais l’objet et en même temps le sujet d’une élaboration et d’une réflexion potentiellement non épuisée.

Plus que dans les phénomènes de réforme, c’est dans l’interprétation des normes existantes que la tradition joue quotidiennement un rôle significatif et fortement dynamique. Assurément, c’est ce qui arrive au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Quelques exemples, tirés respectivement du milieu islamique et du milieu hébraïque, nous aiderons à cerner la question. La Tunisie précisément, qui avait éliminé la polygamie de son système judiciaire, a enregistré quelques résistances de la part des juges qui ont déprécié, par leurs propres activités jurisprudentielles, les nouveautés normatives. En effet, le législateur tunisien avait tout simplement éliminé de son système la mention de la polygamie, sans pour cela introduire explicitement une interdiction : cela a permis aux juges d’interpréter le silence normatif dans la droite ligne de la physionomie traditionnelle de l’institution. Dans le cas hébraïque, on peut mentionner deux faits, particulièrement intéressants puisqu’ils montrent comment la tradition juridique du judaïsme s’est déclinée de manière particulièrement innovatrice, face à la création de l’État d’Israël. En premier lieu, la circonstance selon laquelle, avec la création de l’État d’Israël, les cas très limités de bigamie admis par le droit classique hébreux, et encore plus rarement pratiqués par certaines communautés de la diaspora, ont disparu. Pratiquement aucun débat sur ce point n’a eu lieu : les tendances favorables à cette pratique ont cédé à l’orientation monogame prédominante, asséchant donc définitivement la veine polygame du mariage juif.

Une Appartenance Forte

Le second aspect à prendre en considération, en ce qui concerne le rapport entre droit hébreux et droit israélien, concerne l’interprétation de la « Loi du retour » qui, fondamentalement, accorde la citoyenneté israélienne aux personnes considérées comme juives sur la base du droit religieux, c’est-à-dire nées de mère juive. La praxis a vu de substantielles adaptations de cette norme : particulièrement favorables à ceux qui, bien que n’entrant pas dans la catégorie de par leur naissance, donnent de fortes preuves d’appartenance culturelle et religieuse au judaïsme ; et restrictives à l’égard de ceux qui, au contraire, seraient certainement juifs sur la base du droit classique, mais adhèrent en réalité à une autre religion. De cette manière, la donnée juridique traditionnelle – est juif l’enfant d’une mère juive – a été explicitement adaptée à la nécessité pour l’Israël contemporain de maintenir une population entretenant la tradition de manière prépondérante de par sa culture et son mode de vie, et pas seulement par ses racines. En ce sens, les juifs qui ont abandonné leur religion pour une autre n’offrent pas suffisamment de garanties ; à la différence de ceux qui, paradoxalement, sont nés d’une mère juive et mènent une vie totalement sécularisée, loin du judaïsme. Bien que même ces derniers ne représentent pas une garantie pour la survie de l’État d’Israël, ils ne se voient pas refuser la citoyenneté israélienne, puisque pour le droit hébreux, c’est seulement la conversion à une autre religion qui compte et non le simple abandon de la foi. Le cas occidental, pour ce qui est du rôle de la tradition dans l’interprétation du droit, montre des contours différents : à une analyse sommaire, le recours aux données traditionnelles apparaît moins conscient et quelquefois particulièrement sélectif.

On a déjà vu il y a quelques temps sur «Oasis» que l’histoire de l’exposition du crucifix dans les salles de classes et dans les bureaux ouverts au public, en Allemagne et en Italie, a connu un parcours particulièrement irrégulier. Il s’est instauré une forte dialectique entre les juges qui a abouti à des résultats profondément divergents. Toutefois, il est intéressant de remarquer que dans les milieux à majorité protestante (telle que l’Allemagne septentrionale), l’exposition du crucifix a été critiqué par la doctrine et la jurisprudence parce que cela aurait constitué une profanation du symbole lui- même ; cela ne s’est pas produit dans les milieux catholiques où l’argument de la profanation a été quasiment ignoré (Bavière et Italie). Ce cas concret a été analysé à la lumière de deux sensibilités différentes qui conçoivent différemment l’articulation entre sphère temporelle et religieuse et parviennent, de ce fait, à des résultats divergents. On peut toutefois remarquer le fait que ni le milieu catholique ni celui protestant n’ont généralement perçu que leur regard sur cette affaire était influencé par la tradition dominante. Un cas plus récent et délicat concerne le débat sur les unions homosexuelles. En voie d’expansion sur les deux rives de l’Atlantique, il s’agit d’une institution soutenue par Parlements et gouvernements, comme par les juges.

L’ambigüité avec laquelle la Cour suprême de la Californie a introduit le "mariage homosexuel" en modifiant la discipline en vigueur est intéressante. D’un côté, elle a affirmé que la physionomie hétérosexuelle ne représente aucunement un aspect constitutif du mariage mais seulement l’un de ses traits historiques ; de l’autre, elle a retenu insuffisant pour les homosexuels le contrat déjà existant de partnership (qui accorde aux couples homosexuels pratiquement les mêmes droits et devoirs que le mariage) puisque les unions homosexuelles, sur la base du principe d’égalité, doivent pouvoir entrer dans l’institution traditionnelle du mariage. En substance, la Cour a altéré les traits traditionnels du mariage précisément en vue d’y insérer les unions homosexuelles : elle n’a pas rompu avec la tradition pour la liquider mais pour l’adapter. Les points traités jusqu’à maintenant contribuent à brosser, au point en partie, le rôle de la tradition dans le monde juridique occidental et moyen-oriental. Certains aspects sont assurément communs. En effet, la tradition s’avère être une donnée incontournable, dans un double sens. En premier lieu, même le juge le plus innovateur ou le législateur le plus réformiste ne peut pas ne pas partir de sa propre tradition : les lectures allemande et italienne du crucifix éclairent bien ce point. En second lieu, c’est un instrument que le législateur et le juge doivent inévitablement prendre en compte dans leur activité. En Occident, l’hommage à la tradition rythme l’agenda politique, oriente le législateur et apparaît parfois dans les argumentations des juges. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le recours à la tradition sert même à soutenir les réformes.

Solutions Adoptées dans l’Histoire

Toutefois, surtout en Occident, la jurisprudence et le législateur tendent à utiliser la carte de la tradition de manière décomposée : ils semblent la jouer de manière arbitraire, pour freiner les implications potentiellement explosives de leurs propres réformes. Par exemple, étant donné le raisonnement qu’elle tient, on ne comprend pas pourquoi la Cour californienne n’élimine pas la notion de mariage pour faire passer toutes les unions dans une institution uniforme de partnership : la Cour, pour justifier son choix, se limite à rappeler l’appeal social du mariage qui dérive de sa longue histoire. Sur le plan de la doctrine, ceux qui critiquent la tradition considèrent parfois comme nécessaire d’en tenir compte, mais seulement parce que celle-ci jouit du soutien populaire. Cass Sunstein, par exemple, croit que la seule valeur de la tradition consiste dans les solutions valables qu’elle a atteintes dans l’histoire ; en définitive, elle est utile par ce qu’elle contient de bon, et pas en soi. Toutefois, Sunstein inscrit de cette façon la tradition dans le passé et la dépeint comme une physionomie non modifiable : il souhaite seulement des ruptures graduelles, qui ne rencontrent pas de déception sociale et maintiennent ce qui a été produit de bon jusqu’à maintenant. De cette façon, il semble tomber dans la tentation des Lumières d’opérer une séparation entre la valeur et ce qui la transmet, en conservant l’enveloppe seulement parce que c’est socialement moins compromettant. Mary Ann Glendon, au contraire, reconnaît aux traditions un rôle bien plus actif : elles ne sont pas des paquets de valeurs pré-confectionnées mais possèdent la capacité de réfléchir sur elles-mêmes et de s’améliorer.

La tradition peut se renouveler, pas seulement s’interrompre. Elle peut avoir une incidence sur les réformes, soit qu’elle leur donne le soutien populaire, soit – surtout – parce qu’elle leur offre une raison idéale appropriée : c’est ce qui est arrivé, du reste, en Tunisie et au Maroc. Toutefois, il ne s’agit pas que d’un phénomène arabo-islamique. En Occident, le combat contre la discrimination raciale est liée à des figures résolument religieuses, comme Martin Luther King, Malcom X ou Desmond Tutu : des personnes qui ont interprété la veine profonde de la religiosité américaine ou Sud-africaine et l’ont relancée de manière réformatrice. L’usage de la tradition ne va pas sans distorsion, naturellement. Au moins en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, elle semble être utilisés d’une façon plutôt pilotée : elle devient un « joker », qui permet de manipuler le consensus, et jusqu’à la tradition elle-même, en fonction du pouvoir. Un exemple éclatant est donné par la Turquie du début du XIXe siècle, où le gouvernement laïque s’affirma aussi grâce aux fatâwâ d’Ankara contre l’ancien régime ottoman. Toutefois, la manipulation de la tradition n’épargne pas l’Occident. En Italie, à l’occasion du referendum sur la procréation assistée, ceux qui étaient contre la position des évêques ont même joué sur certaines affirmations de Thomas d’Aquin, pour tenter de rompre le lien entre le peuple chrétien, ceux qui le guident et la tradition catholique. Ne serait-ce que dans les analogies, on peut repérer une différence capitale dans le rôle de la tradition entre Occident et Moyen-Orient : dans le premier cas, elle joue une part résiduelle difficile à cerner du point de vue systématique et fait parfois frein aux mouvements réformistes. Dans le second contexte, le recours à la tradition est plus ouvert et plus direct, mais pas nécessairement plus authentique pour autant.

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Bibliographie

Mary Ann Glendon, Tradizioni in subbuglio, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2008. Michael J. Perry, A Right to Religious Freedom? The Universality of Human Rights, The Relativity of Culture, «Roger Williams Law Review» 10 (2005), 385-426. Cass R. Sunstein, Designing Democracy: What Constitutions Do, Oxford University Press, Oxford, 2002. Charles Taylor, A Secular Age, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 2007

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