L'Iran, entre aspirations messianiques et gestion de la révolution

Cet article a été publié dans Oasis 13. Lisez le sommaire

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:10

La croyance propagée par l’occultation intériorise l’échec politique des débuts, c’est-à-dire l’absence de la communauté musulmane du gouvernement, et engendre l’exclusion des chiites de toute forme de pouvoir pour des siècles. Avec l’ascension des Savafides, les choses changent.

Le chiisme est né, à la mort du Prophète (632), en refusant la solution politique de la majorité des musulmans (les sunnites) et en revendiquant une légitimité transmise du Prophète lui-même à Ali, puis de Ali à son fils aîné (le Premier Imam), et de chaque Imam à son successeur jusqu’au douzième qui a été occulté aux yeux des fidèles en 874. Cette croyance en l’occultation est le couronnement de l’intériorisation, par les chiites, de leur échec politique : ils n’ont pas dominé la communauté musulmane parce que leur pouvoir est d’ordre spirituel. Les expériences de Ali (le quatrième calife, 656-661), et du huitième Imam, Reza, désigné successeur du calife abbasside al-Ma’mun (817) peu avant d’être assassiné, ne font que mettre en relief la renonciation à gouverner politiquement les croyants.

L’occultation a également un sens eschatologique : en attendant le retour de l’Imam à la fin des temps, tout est suspendu à cette « présence-absence ». Le pouvoir spirituel, le magistère du savoir religieux, ne peut se ressourcer et se légitimer que dans la tradition des Imams, et quand les ulémas doivent publier leur réponse aux questions des croyants, ils laissent ouverte la possibilité d’une inspiration ésotérique communiquée par l’Imam avec des moyens non rationnels comme le songe. Le douzième Imam est appelé également l’Imam caché, le résurrecteur ou le Mahdi (« sauveur eschatologique ») selon qu’on cherche à en faire une entité virtuelle ou le pôle d’une croyance eschatologique.

Les choses sont plus complexes sur le plan politique, puisque la renonciation de facto au pouvoir politique a écarté les chiites de toute domination pendant des siècles. Minoritaires dans un monde musulman gouverné par les sunnites, ils ont adopté des solutions contradictoires et souvent accepté des compromis : en collaborant à un État sunnite, ils évitaient d’être persécutés et ils permettaient la transmission, clandestine le plus souvent, de la foi chiite. Ils permettaient également à la société humaine de fonctionner avec le minimum de violence. Mais les chiites maintenaient toujours virtuellement une réserve à leur allégeance politique : le véritable souverain légitime ne peut être que l’imam, et l’obéissance au pouvoir politique restait suspendue à l’attente de son retour pour « instaurer un règne de justice et de vérité ». La meilleure illustration de ce pragmatisme est la cohabitation à Bagdad, de 932 à 1062, d’une dynastie iranienne chiite, les Bouyides, qui ont dominé et gouverné l’Empire abbasside sans révoquer le califat sunnite auquel ils laissaient sa place symbolique.

La prise du pouvoir en Iran, à partir de 1501, par une dynastie de soufis chiites, les Safavides, qui obligèrent leurs sujets à se déclarer chiites, a tout changé. Pour gouverner leur empire, ils firent appel aux ulémas chiites qui administrèrent la justice et assurèrent les services de la prière et de l’enseignement. Les souverains, qui revendiquaient le prestige de descendre du Prophète et des imams, justifiaient l’exercice du pouvoir par une légitimité messianique : adversaires de l’Empire ottoman sunnite, ils cherchaient à rallier à eux l’ensemble des musulmans. Malgré une période brillante illustrée par les monuments d’Ispahan et par le renouveau des sciences islamiques, en régnant pendant plusieurs générations sur un grand empire, les safavides ont perdu leur charisme, avant même leur renversement par des envahisseurs afghans, en 1722.

La question du pouvoir politique fut réveillée sous la dynastie chiite des Qâjâr qui régna sur l’Iran de 1779 à 1925. Le soulèvement de Mohammad Ali le Bâb, au milieu du XIXe siècle, poussa à l’extrême certaines tendances eschatologiques du chiisme traditionnel. Le Bâb se prétendait d’abord le représentant de l’Imam, puis l’Imam lui-même ou le Prophète. Pour étouffer la nouvelle religion, les ulémas furent les alliés de Nâser od-Dîn Shâh (1848-1896) mais ne tardèrent pas à se retourner contre lui.

 

Exécuté sur la place publique

Dans la lutte contre l’absolutisme, les ulémas modérés s’alliaient à des politiciens réformateurs. Ils obtinrent, en 1906, la promulgation d’une Constitution parlementaire où la place de la religion faisait problème. Les ulémas les plus conservateurs se liguèrent contre les constitutionalistes et, lors de la victoire définitive de ces derniers, un grand théologien chiite de Téhéran, le sheykh Fazlollâh Nuri, fut exécuté sur la place publique (1909). Cet événement éloigna du courant réformiste et modernisateur la majorité des ulémas iraniens qui furent marginalisés et formèrent, à Qom (un centre de pèlerinage et d’enseignement islamique à 120 km au sud de Téhéran), le noyau d’une résistance à la sécularisation de la société iranienne.

Même si, parmi eux, il y avait des éléments réformateurs, partisans de compromis pour maintenir la place de l’Islam dans la culture iranienne moderne, les plus radicaux, comme l’ayatollah Khomeyni à partir des années 1960, rejetaient tout le système politique basé sur les principes de la démocratie. Il faut dire que les gouvernements, après le coup d’État contre Mosaddeq (1953), ne firent qu’aliéner le peuple iranien par rapport à ses dirigeants et à ses institutions, favorisant les réponses les plus extrêmes de l’opposition : censure, suspension des libertés politiques, corruption, occidentalisation outrancière au mépris des traditions islamiques…

Deux idéologies dominèrent le champ islamique avant la révolution.

L’ayatollah Khomeyni, durant son exil (1964-1979), développa un rejet catégorique de la légitimité démocratique et valorisa au contraire le rôle des ulémas comme héritiers du pouvoir temporel du Prophète. En attendant le retour de l’Imam caché, la société des musulmans ne peut pas, selon lui, rester dans le chaos et doit être administrée pour préparer le retour de l’Imam en faisant respecter la loi divine et la justice. Ainsi, en systématisant un principe juridique du chiisme qui ne valait, dans la tradition, que pour la protection des veuves et des orphelins, Khomeyni accorde au juriste le plus respecté de ses pairs le statut de vali, c’est-à-dire à la fois protecteur et gouverneur, au nom de l’Imam et en son absence. C’est le « gouvernorat du juriste théologien » (velâyat-e faqih).

Pour Ali Shari’ati (m. 1977) au contraire, les ulémas ont perverti l’Islam en faisant cause commune avec le pouvoir impérial depuis les safavides. Ils sont complices d’un détournement du sentiment religieux en croyances superstitieuses. Leur silence sur l’injustice sociale depuis la révolution constitutionnelle de 1906 trahit leur incapacité à répondre aux besoins des hommes. Shari’ati lance l’idée d’un « Islam sans molla » en reprenant l’expression de Mosaddeq lors de l’embargo pétrolier (1951-53) « l’économie sans pétrole ». Il ne veut pas dire par là qu’on peut se passer d’une élite pour diriger la société, mais qu’il faut chercher cette avant-garde chez les intellectuels qui ont compris la signification révolutionnaire de l’Islam, une religion sociale qui prône la justice, l’égalité, la liberté de tous. C’est donc dans le sens d’un Islam assez sécularisé que va Shari’ati, non sans faire appel aux thèmes traditionnels du chiisme, l’exemple du martyre de l’Imam Hoseyn dans son combat contre la corruption et l’iniquité, le principe de la « justice de Dieu », l’attente du retour de l’Imam…

 

La pratique politique

Quand les « experts » élus par le peuple iranien se réunirent en 1979 pour élaborer une constitution, leur premier souci fut d’éliminer toute possibilité de retour à la monarchie et à la dictature, mais aussi de préserver tout ce qui, dans les conquêtes politiques de la période constitutionnelle, allait dans le sens de la modernité et de la démocratie.[1] Contrairement aux craintes suscitées par le rôle grandissant des clercs dans la nouvelle république et les positions antérieures de l’ayatollah Khomeyni, les règles élémentaires de la démocratie furent ainsi préservées : la souveraineté populaire s’exerce par le suffrage universel, les femmes participent à la vie politique, les libertés individuelles sont reconnues (art. 5, 6 et 19 à 43 de la Constitution). Bien que la justification des droits individuels repose sur une logique religieuse, un certain personnalisme s’affirme dans ces articles : l’individu a des droits que l’État doit faire respecter et son épanouissement est le but du gouvernement islamique (préambule ; art. 3).

Mais, à cette dimension humaniste, les rédacteurs de la Constitution ont ajouté le principe souvent dénoncé comme théocratique, qui fait référence à un ordre essentiellement basé sur la révélation coranique et sur la tradition chiite. Après une citation coranique établissant l’origine divine de l’ordre social,[2] le long préambule de la Constitution la décrit comme « l’émanation des institutions culturelles, sociales, politiques et économiques de la société iranienne » qui sont elles-mêmes « fondées sur les principes et les critères de l’Islam, qui font écho à la volonté profonde de la communauté islamique des croyants ».

Dans la définition du régime de la République Islamique le caractère chiite s’affirme clairement dès l’article 2 en faisant référence à la « justice de Dieu », à l’imamat (guidance des croyants par l’Imam), et à la fonction interprétative (ejtehâd) des juristes-théologiens, c’est-à-dire au magistère clérical, trois notions absentes du sunnisme. L’article 5 définit le pouvoir politique dans une vision purement chiite : « Pendant l’occultation de Sa Sainteté le Maître du temps [l’Imam caché], la régence exécutive et la direction de la communauté islamique des croyants dans la République Islamique d’Iran appartiennent au jurisconsulte religieux juste, vertueux, conscient des problèmes de l’époque, courageux, capable de diriger… » Même si, de fait, le Guide, après Khomeyni, sera élu par un conseil d’experts eux-mêmes désignés par le suffrage universel, il s’agit bien d’un verrouillage fondamental des institutions, avec des pouvoirs immenses sur l’appareil politique, juridique et sur l’armée, qui bloque tout le processus démocratique.

Khomeyni, pour lequel ce principe du velâyat-e faqih avait été défini, et dont la pensée avait servi d’idéologie pour cléricaliser le système politique, a commencé par céder sur plusieurs points majeurs devant les nécessités politiques. Il accepta une souveraineté populaire s’exprimant par les élections ; l’égalité civique des femmes n’était pas remise en question, ni les libertés individuelles. Il avait d’abord voulu laisser la gestion quotidienne de la République à des politiciens musulmans non-clercs. Puis les ulémas sont intervenus de plus en plus ouvertement dans le gouvernement, comme ministres, comme députés, président du Parlement, et finalement comme président de la République.[3]

Paradoxalement le président enturbanné Khâtami travailla ouvertement pour susciter l’émergence de ce qu’il appelait la « société civile » (jâme’a-ye madani) alors que l’ancien gardien de la révolution qui lui a succédé, qui ne porte pas le turban, semble partisan d’une vision messianique du monde où l’attente du retour de l’Imam est souvent évoquée comme une éventualité proche et où les clercs semblent dominer les miliciens.

 

Le retour du Mahdi

Pour comprendre ce paradoxe, il faut rappeler la grande diversité des tendances qui continuent, après la Révolution, à se partager le terrain idéologique de l’Islam politique.

L’intervention dans la politique « au nom de l’Imam » était une innovation littéralement révolutionnaire dans une religion qui, depuis des siècles, avait renoncé à revendiquer la participation directe des ulémas au pouvoir politique. Certains ulémas préconisaient même la plus grande prudence dans la collaboration avec des pouvoirs qui pourraient à tout moment être dénoncés comme ayant usurpé les prérogatives du douzième Imam. Ainsi, dans les premières années de la révolution, alors que les partisans de Khomeyni répétaient dans leurs manifestations le slogan « Ô Dieu, garde nous Khomeyni jusqu’à l’avènement du Mahdi », les membres de l’association Hojjatiya, un mouvement créé dans les années 1950 pour lutter contre les bahâ’is (accusés d’avoir apostasié l’Islam), refusait la compromission des religieux dans les affaires de l’État, et affirmait la transcendance de la croyance religieuse en ajoutant au slogan ce complément anti-khomeyniste : « Ô Mahdi, viens, hâte-toi ! ».

Inversement, parmi les partisans extrémistes de la ligne khomeyniste, certains éléments voient dans la dérive réformiste et démocratique le piège qui pourrait dénaturer le pouvoir islamique. Ainsi l’ayatollah Mohammad Taqi Mesbâh-e Yazdi (né en 1934) définit la République Islamique en insistant sur la légitimité théocratique. Le peuple n’a été, selon lui, qu’un auxiliaire de l’établissement d’un régime islamique, et l’appellation république n’est qu’une façade pour aider l’Imam du Temps à mettre en place le pouvoir du Guide (Khomeyni, puis à partir de 1989, l’ayatollah Khamenei). Une telle affirmation n’est pas marginale quand on sait que Mesbâh-e Yazdi est le mentor officiel du président Ahmadinejad. Ce dernier ne manque aucune occasion de rappeler la place que doit occuper le douzième Imam dans l’État iranien : un siège lui est réservé à la table du conseil des ministres, et quand le président se sent inspiré, comme lors de son discours à l’Assemblée Générale de l’ONU à New York en 2006, il décrit le halo de lumière dont l’Imam l’entoure alors.

En février 2011, un institut proche du Guide Khamenei invitait les chercheurs à participer à un grand colloque international sur le mahdisme (le messianisme lié au retour de l’Imam Mahdi) et déclare : « La mission de ceux qui attendent est la concrétisation d’une communauté prête et active. La préparation n’est rien d’autre que le sens du devoir et l’accomplissement des obligations que l’individu et la communauté chiite ont vis-à-vis de l’Imam en occultation et la réalisation de ses objectifs. Une communauté prête en attente est celle qui oriente ses aspirations, ses relations et son planning dans la même direction que les objectifs et les ambitions de l’Imam».[4]

Cette interprétation de l’Islam n’est pas la seule. Elle se heurte d’une part à l’attitude traditionnellement réservée des théologiens chiites que les sociologues appellent le quiétisme, le refus d’intervenir dans les affaires politiques, position de l’ayatollah Sistani, un iranien résidant à Najaf en Irak (né en 1930), une des plus hautes autorités chiites actuelles. Enfin, l’obstacle majeur du messianisme chiite est l’opportunité politique : ni à l’intérieur de l’Iran où les besoins sociaux et économiques n’ont rien à voir avec le pouvoir de l’Imam, ni à l’extérieur, ce discours ne peut être soutenu sans dommage. Il n’est là que pour tenir en haleine les partisans du régime étonnés de voir le pays envahi par la corruption, la violence et le sécularisme.

Devant l’impossibilité d’exporter leur révolution ailleurs que dans les régions majoritairement chiites (Irak, Liban), et pour atténuer la hantise suscitée dans les pays sunnites par l’émergence - largement exagérée - d’un arc chiite, les dirigeants iraniens ont tendance, pour rester crédibles dans le monde musulman, à passer sous silence les aspects les plus chiites de leur messianisme et à utiliser plutôt la cause palestinienne pour se montrer à la tête d’un combat populaire contre l’État sioniste et contre l’hégémonie américaine, une attitude où aucun dirigeant musulman ne peut actuellement rivaliser avec eux.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

[1] Constitution de la République Islamique d’Iran, 1979-1989, trad., introduction et notes par M. Potocki, l’Harmattan, Paris 2004.

[2] « Nous avons envoyé nos Prophètes avec des preuves indubitables. Nous avons fait descendre avec eux le Livre et la Balance, afin que les hommes observent l’équité ». (Q LVII,25)

[3] Khâmenei (1981-), Hâshemî-Rafsanjânî (1989-), Khâtamî (1997-2005).

[4] L’Institut Âyanda-ye rowshan (“Brillant avenir”) se définit lui-même comme un “laboratoire pour le salut de la fin des temps”, voir http://brightfuture.ir/.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Yann Richard, « Ce temps suspendu en attendant l’Imam », Oasis, année VII, n. 13, juillet 2011, pp. 100-111.

 

Référence électronique:

Yann Richard, « Ce temps suspendu en attendant l’Imam », Oasis [En ligne], mis en ligne le 1 juillet 2011, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/iran-ce-temps-suspendu-en-attendant-l-imam

Tags