Dans son dernier livre, Pierre Manent revient sur la marginalisation de Dieu dans la vie européenne et cherche l’aide et l’appui de Pascal pour retrouver les termes exacts de la « question chrétienne »

Dernière mise à jour: 13/04/2023 15:34:49

Sans attendre le 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal le 19 juin 2023, Pierre Manent a publié en septembre 2022 chez Grasset un copieux Pascal et la proposition chrétienne. On peut en être surpris. L’auteur est connu comme philosophe du politique. Il a publié notamment une Histoire intellectuelle du libéralisme (1987) et un Cours familier de philosophie politique (2001), l’une et l’autre chez Fayard et repris en collections de poche, et il n’avait guère abordé jusque-là les questions religieuses. Cependant, né en 1949 dans un milieu communiste, converti pendant ses études, Pierre Manent, normalien philosophe, avait déjà soutenu dans Situation de la France (DDB, 2015), après avoir stigmatisé l’asthénie de l’État, miné par l’individualisme et les communautarismes (spécialement islamique), que toute société a besoin de transcendance ou de spirituel, que le politique est inséparable du théologique, et que notre nation devra, pour survivre, se reconnaître « de marque chrétienne ». 

 

Pourtant, le titre de l’ouvrage intrigue : qu’est-ce que « la proposition chrétienne » ? Ce n’est pas une référence au « Rapport Dagens » de 1994 : Proposer la foi dans la société actuelle. Il s’agit du « choix [offert aux Européens à l’origine de leur histoire] d’une vie d’obéissance filiale au Père commun », et donc de l’acceptation ou du refus de « la possibilité d’un Dieu ami des hommes ». Or, dit Pierre Manent, « depuis peu […], l’Europe a décidé d’ignorer cette histoire, de déclarer forclose cette possibilité ». C’est là une extension du diagnostic porté sur la France dans l’essai de 2015. Mais le politologue précise cette fois que la décision d’exclure cette possibilité a été prise non pas récemment, ni même avec l’émergence de l’anticléricalisme, mais dès le « mitan du XVIIe siècle » et presque par mégarde, à travers l’avènement de l’État souverain. Et « c’est […] dans cette conjoncture que fut repensée et reformulée par Blaise Pascal […] ce que j’appelle la proposition chrétienne, entendant par là l’ensemble lié des dogmes ou mystères chrétiens, en tant qu’ils sont offerts à la considération de notre entendement et au consentement de notre volonté, et qu’ils entraînent une forme de vie spécifique ».

Pierre Manent reconnaît que la situation a évolué depuis le temps de la Fronde, prélude au règne autocratique de Louis XIV. La supériorité de l’État absolutisé sur l’Église dont il a fait sa servante a d’abord conduit (en 1905) à la séparation qui vide de sens cette suprématie. Et dernièrement, « la neutralité [religieuse] de l’État s’est étendue [à une] neutralisation de la société elle-même, à toutes les institutions fondées sur une certaine “idée du bien” », imposant « une réforme morale permanente ». Ce régime ouvert à toutes les possibilités n’en exclut qu’une seule des débats publics : celle de la foi, parce qu’elle « propose à tout être humain de participer à la vie même de Dieu en nouant sa volonté à la volonté de Dieu ».

 

Or ce n’est là, selon Pierre Manent, que le déploiement d’une logique discernée et dénoncée par Pascal, dont l’acribie intellectuelle reste donc pleinement pertinente. Face aux premiers athées, agnostiques et « amoralistes » (les « libertins »), il s’est attaché non pas à démontrer la vérité du christianisme en assénant des preuves, mais à présenter la foi comme un possible qui stimule la raison critique (et donc scientifique) jusqu’au point où celle-ci ne peut plus que laisser la volonté s’exercer librement, en connaissance suffisante des enjeux et contingences.

 

Ainsi, dans les Provinciales, la cible toujours actuelle est, bien au-delà des jésuites de l’époque, leur laxisme qui préfigure la permissivité d’aujourd’hui : en affranchissant de règles non respectées de fait, on ne progresse pas vers une liberté totale et définitive, car on est entraîné dans de perpétuelles abolitions des normes, et on instaure même une dictature de l’arbitraire ou de l’immédiat, d’autant plus répressive qu’elle interdit pratiquement l’objection de conscience aux pratiques autrefois réprouvées et désormais protégées par des lois.

 

Pascal s’en prend de même à la thèse cartésienne de l’homme « maître et possesseur de la nature », parce qu’elle « noue une alliance impie entre les deux ordres, infiniment distants, de la chair et de l’esprit ». Il s’écarte aussi des théories plus ou moins cyniques de Machiavel et de Hobbes, parce que le politique n’est pas entièrement rationnel, mais repose sur un « tour d’imagination », c’est-à-dire « cette étrange faculté […] par laquelle le respect [populaire] adhère à un certain ordre des choses », que le régime soit électif ou dynastique.

 

Sur le plan strictement religieux, reste l’ordre encore plus infiniment supérieur de la charité, dont la gratuité ne renie pas la rationalité mais la dilate. Pierre Manent fait ressortir la « contemporanéité » de ce catholicisme. Il s’enracine dans les Écritures, y compris le Premier Testament, et sa source toujours vive est le judaïsme. Pascal se démarque bien du « dévot », qui « se préoccupe de manière importune ou indiscrète de la régularité des mœurs ou de l’orthodoxie doctrinale de ses concitoyens », car « le chrétien parfait […] sait que le bon grain et l’ivraie poussent ensemble et qu’il est pour le moins imprudent, et sans doute impie, de donner à l’homme social mandat pour accomplir cette discrimination qui est réservée à la justice divine ».

 

 

Cette différenciation distancie nettement Pascal du rigorisme obsédé par le péché. Pierre Manent note qu’il ne tire pas la notion de concupiscence (convoitise des biens terrestres) de saint Augustin (dont se réclame le jansénisme), mais de l’Évangile et, plutôt que de saint Paul, de saint Jean – plus précisément 1 Jean 2, 16, cité à plusieurs reprises dans les Pensées. Enfin, l’avant-dernier chapitre, consacré à Jésus, montre combien la foi de Pascal est christocentrique et vécue dans une relation personnelle au Fils qui s’abaisse. Dans la conclusion, « La crainte et la joie », la première ne vient qu’après la seconde, comme peur de la perdre. Tout cela, joint à un amour des pauvres concrètement manifesté jusqu’au dernier souffle, justifierait l’opinion du pape François dans une interview à La Repubblica en juillet 2017 : « Je pense qu’il mérite la béatification ».

 

 

 

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