À partir du XIXe siècle, l’empire tsariste tente de s’ouvrir un passage vers les mers chaudes, en se dotant d’une flotte lui permettant de rivaliser avec les Ottomans et les Britanniques. Premier volet d’une série sur l’influence russe dans le monde arabo-musulman

Dernière mise à jour: 13/04/2023 10:30:39

Cet article constitue la première de quatre parties consacrées à un thème on ne peut plus d’actualité : le rôle et l’influence de la Russie au Moyen-Orient. En nous basant sur une perspective historique à long terme, nous tenterons de comprendre l’évolution de la politique du Kremlin à l’égard du monde arabo-musulman, du XIXe siècle à l’époque contemporaine, en identifiant les tournants, les tendances géopolitiques et les échanges culturels. Dans ce premier volet, nous analyserons l’ascension de la Russie tsariste en tant que puissance mondiale, qui, au cours du XIXe siècle, a eu l’ambition d’établir sa propre sphère d’influence sur des territoires et des populations qu’elle connaissait très peu.

 

Jusqu’au XIXe siècle, la Russie, à l’exception partielle de la période de Pierre le Grand et de Catherine II, était peu présente dans ce que nous appellerions aujourd’hui la scène moyen-orientale : cela était dû non seulement à l’éloignement géographique, qui avait une influence certaine et rendait les contacts difficiles et rares, mais aussi à la « raison d’État » et aux ambitions géopolitiques de la maison régnante. Les Romanov, en effet, avaient donné la priorité à d’autres fronts : à l’est, à l’achèvement de la conquête de la Sibérie et du Pacifique, et à l’ouest, à l’assujettissement de l’Europe slave et de la péninsule balkanique. C’est pourquoi ils ne purent, ou ne voulurent, porter leur attention sur les territoires situés au sud de l’empire : malgré des initiatives promues par le gouvernement central, les relations établies avec les populations musulmanes locales furent sporadiques, résultant, plutôt, de l’initiative individuelle de marchands, de voyageurs ou d’aventuriers. En outre, la présence de l’État ottoman, principal adversaire dans les Balkans et la mer Noire et en guerre perpétuelle avec les souverains orthodoxes, constituait un obstacle insurmontable à la création d’une sphère d’influence russe en Méditerranée.

 

De par cette situation, il n’est pas surprenant que les cercles intellectuels russes aient cultivé une idée déformée et fortement stéréotypée de l’Islam (alors qu’ils connaissaient très bien la situation des églises orientales, notamment orthodoxes[1]), de manière assez semblable à l’orientalisme qui imprégnait les classes dirigeantes européennes. Le monde arabo-islamique était en effet perçu comme une entité mystérieuse et irrationnelle, suspendue à mi-chemin entre le fanatisme religieux et l’état de décadence des appareils d’État, contrastant fortement avec la splendeur antique du Proche-Orient gréco-romain, la pureté dogmatique de l’orthodoxie chrétienne et le rationalisme occidental des Lumières[2].

 

Veduta di Costantinopoli.jpgIvan Konstantinovich Ajvazovsky, « Vue de Constantinople et du Bosphore », 1880. Source : Wikimedia Commons.

 

Ce ne fut qu’au début du XIXe siècle que Saint-Pétersbourg obtint enfin les ressources et les moyens nécessaires pour ouvrir une route expansionniste au cœur de l’Asie, dans le but d’atteindre les « mers chaudes » (Méditerranée, Golfe et océan Indien) et de mettre en place une flotte capable de rivaliser avec celles des autres puissances du vieux continent. Exploitant la faiblesse croissante des Ottomans et de la dynastie perse des Kadjars, l’armée d’Alexandre Ier pénétra dans la région du Caucase dès 1801, s’insérant entre les deux grands empires islamiques. De ce fait, la Russie parvint à obtenir, pour la première fois de son histoire, une proximité géographique et un avantage stratégique suffisants pour jouer un rôle de premier plan, voire imposer une véritable hégémonie, dans une partie du Moyen-Orient.

 

La première cible de la politique de grandeur fut la Perse, dans le viseur des tsars depuis au moins le XVIIe siècle. Nicolas Ier, successeur d’Alexandre, profita de la tentative infructueuse des Kadjars de reprendre le Caucase pour lancer une nouvelle campagne militaire dans le pays, qui se conclut victorieusement deux ans plus tard par la conquête des provinces du nord, dont l’importante ville commerciale de Tabriz, et l’imposition d’un lourd tribut au chah Fath-‘Ali. L’armistice, signé dans la petite ville de Turkmantchaï, apporta de grands avantages aux Russes, car il leur permit de développer les routes commerciales, d’établir une délégation diplomatique permanente et d’accroître les échanges culturels avec Téhéran. Bien que l’équilibre des forces entre le tsar et le chah penchait en faveur du premier, la combinaison de ces initiatives jeta les bases d’une alliance russo-persane qui durera jusqu’au début du XXe siècle.

 

Le front historique contre l’État ottoman était, bien évidemment, d’une grande importance. Ce dernier, souffrant depuis longtemps d’une crise systémique, avait cédé à la Russie, au cours du siècle précédent, des territoires à majorité musulmane, tels que la Crimée des Tatars et la Bessarabie. Malgré cela, le rêve des tsars de conquérir Constantinople et de s’ériger en leader des communautés orthodoxes frisait l’utopie : la France et la Grande-Bretagne ne pouvaient permettre à leur adversaire commun de devenir hégémonique en Orient, et ils se rangèrent donc du côté du sultan.

 

Dans l’impossibilité de s’étendre territorialement, les tsars élaborèrent une stratégie de « soft power » au Levant en exploitant les liens religieux avec les communautés chrétiennes levantines, dans le sillage de l’activisme religieux de l’Église latine et des pasteurs protestants. Après quelques hésitations, le gouvernement russe organisa finalement une expédition ecclésiastique à Jérusalem en 1842, avec un double objectif : prendre contact avec le patriarcat grec orthodoxe et mener des activités d’espionnage. L’incompétence du chef de la délégation, l’archimandrite d’Odessa Porphyrius Uspensky, conduisit à l’échec de la mission en 1854 ; il eut cependant le mérite de jeter les bases de la naissance de centres culturels et religieux russophones en Terre sainte, dont la Société orthodoxe impériale de Palestine, fondée en 1882[3].

 

Entre-temps, le traité de Turkmantchaï avait ouvert la voie à la conquête des steppes d’Asie centrale et du Khanat kazakh, un vaste territoire méconnu peuplé de tribus turcophones de confession islamique qui, bien qu’ayant été sous protectorat tsariste pendant environ deux siècles, jouissaient de facto d’une large autonomie. Les ingérences constantes du pouvoir central poussèrent toutefois les clans à se rebeller, déclenchant une confrontation militaire. La campagne dura plus de deux décennies, mais la résistance locale fut finalement battue et le Khanat cessa d’exister en 1847.

 

L’incorporation des steppes d’Asie centrale provoqua, par une sorte d’effet domino, l’intervention dans l’émirat d’Afghanistan, où se joua la partie la plus délicate. L’adversaire régional était le Royaume-Uni de la reine Victoria, devenu dans la seconde moitié du XIXe siècle la première puissance mondiale grâce à sa révolution industrielle, sa domination des mers et ses innombrables colonies dispersées sur les cinq continents. Ce n’était pas la première fois que les deux États entraient en compétition : outre le scénario européen, les Russes avaient également dû négocier avec les Britanniques en Perse, leur laissant le contrôle de la partie sud du pays.

 

Comparé à la Perse, l’Afghanistan jouait cependant un rôle stratégique bien plus important pour les deux empires, puisqu’il était situé à mi-chemin entre l’Inde britannique et l’Asie centrale, passée récemment sous le contrôle des tsars. En 1838, le gouverneur des Indes, Lord Auckland, obsédé par des rumeurs d’imminentes invasions russes venant du nord, s’empressa d’intensifier ses liens avec l’élite afghane pro-britannique et prépara une expédition militaire, la première guerre anglo-afghane, pour transformer l’émirat voisin en un État tampon afin de protéger la « perle de l’empire ». Le Grand Jeu, tel qu’il est entré dans l’histoire, fut avant tout une confrontation entre diplomaties, dans laquelle les parties tentèrent de définir un partage équilibré du pays. Cependant, parallèlement aux négociations, on assista à des activités d’espionnage et à des mouvements de troupes, une « guerre par procuration » ante litteram qui bouleversa le système social et politique de Kaboul.

 

 

Grande GiocoCaricature satirique du « Grand Jeu » représentant l’émir afghan à côté de ses « amis » : la Russie (l’ours) et le Royaume-Uni (le lion). Source : Wikimedia Commons

 

Cela conduisit à « l’Accord Gorchakov-Granville », du nom des plénipotentiaires qui le signèrent en 1873 : Londres fit l’importante concession de reconnaître la souveraineté russe jusqu’au fleuve Amou-Daria, tandis que Saint-Pétersbourg dut renoncer à toute ambition de contrôler la monarchie afghane, la déclarant hors de sa sphère d’influence[4]. Cet accord, d’une formulation vague et ambiguë, ne mit pas fin à la concurrence régionale, si bien que l’armée d’Alexandre II envahit les steppes turkmènes, menaçant à nouveau l’autonomie de Kaboul. Lord Lytton, le nouveau gouverneur de l’Inde, réagit rapidement et, en 1880, grâce à la victoire de la deuxième guerre anglo-afghane[5], il parvint à rétablir son hégémonie sur le pays, qui devint dès lors un protectorat de la Couronne.

 

La « défaite » de la Russie dans le Grand Jeu n’était qu’une petite partie d’un problème beaucoup plus profond et plus grave. L’empire, bien que vaste et influent sur le plan international, fondait encore sa politique de puissance sur un système de production de type féodal qui dépendait presque exclusivement du secteur agricole. En l’absence de plans d’industrialisation et de réformes politiques appropriées, l’État accusa rapidement un déficit technologique par rapport à la France, au Royaume-Uni et à l’Allemagne. Sur le plan économique, le phénomène le plus préoccupant fut, outre la dégradation sensible des conditions de vie des sujets, la contraction du volume d’affaires sur les marchés étrangers, et notamment au Moyen-Orient, comme en témoigne l’annulation des commandes pour la construction du chemin de fer à Alexandrie en Égypte et en Perse, confiées à des entreprises allemandes et britanniques.

 

Mais la crise toucha aussi durement la capacité militaire, qui diminua sensiblement à la fin du siècle. Si les premiers signes apparurent à l’époque de la guerre de Crimée – dont le traité de paix signé à Paris en 1856 destitua la Russie de son rôle de protectrice des communautés chrétiennes du Levant – et du Grand Jeu, la situation empira au début du XXe siècle, d’abord avec la défaite de la guerre russo-japonaise de 1905 et enfin avec le désastre de la Première Guerre mondiale. La révolution de 1917 porta le coup de grâce à l’empire agonisant, le remplaçant par un modèle d’État totalement différent, fondé sur l’idéologie marxiste et l’expérience révolutionnaire de Lénine et des bolcheviks. De ce fait, la politique au Moyen-Orient fut elle aussi totalement repensée, sur la base de nouveaux concepts et de visions géopolitiques très éloignées de celles adoptées par les Romanov.

 

 

Texte traduit de l’original italien 

 
[1] Cf. Lora Gerd, Russia and the Melkites of Syria : Attempts at Reconverting into Orthodoxy in the 1850-s and 1860-s, « Scrinium » n. 17 (2021), pp. 134-157.
[2] Cf. Elena Andreeva, Russia and Iran in the Great Game. Travelogues and Orientalism, Routledge, London-New York 2007, pp. 1-7.
[3] Cf. Theofanis George Stavrou, Russian Interest in the Levant 1843-1848 : Porfirii Uspenskii and Establishment of the First Russian Ecclesiastical Mission in Jerusalem, « Middle East Journal », n. 1/2, (1963), pp. 98-99.
[4] Raziullah Azmi, Russian expansion In Central Asia and the Afghan question (1865-85), « Pakistan Horizon », vol. 37, n. 3 (1984), p. 114.
[5] La guerre toucha tellement l’opinion publique britannique que l’écrivain Arthur Conan Doyle l’utilisa pour décrire la blessure de l’un de ses plus célèbres personnages, le docteur Watson, un chirurgien au service de l’armée britannique.

 

 

© tous droits réservés
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis