Les violences que subissent les chrétiens en Iraq nous obligent à faire une double constatation : s’il est du devoir de la communauté internationale de défendre leur survie, il est non moins vrai que la force du témoignage des chrétiens réside dans leur vulnérabilité
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:49
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Les drames que vivent en ce moment les chrétiens d’Irak ne sont pas nouveaux. Plusieurs fois dans l’histoire, ces chrétiens ont fait l’objet de très violentes persécutions : ce fut le cas par exemple, au milieu du IVe siècle, lorsque les Perses tuèrent un demi-million de chrétiens en Mésopotamie et égorgèrent le patriarche de Babylone qui, depuis ce jour, porte une soutane rouge, symbole du martyre. Mais ils ont su conserver leur foi, forgée dans cette expérience de l’épreuve. Aujourd’hui encore, les chrétiens d’Irak donnent un témoignage d’une grande portée pour l’Église universelle : malgré les pressions des extrémistes qui les attaquent, les menacent de mort, aucun d’eux n’a abjuré sa foi. Ils le paient d’un prix fort : l’abandon de leurs maisons, de tous leurs biens, et l’exil.
Ces chrétiens doivent être défendus, protégés et il est nécessaire de faire valoir leurs droits. En même temps, leur fragilité nous dit quelque chose d’essentiel du Christianisme : la vulnérabilité fait partie de notre vocation. La puissance, au contraire, risque souvent de compromettre notre témoignage.
Un petit nombre, comme au temps de Jésus
Avant de quitter sa charge de Patriarche latin de Jérusalem, Mgr Michel Sabbah écrivait en mars 2008 : « Les chrétiens sont un petit nombre sur cette Terre Sainte et dans l’Église de Jérusalem. Cela n’est pas seulement la conséquence de circonstances historiques ou sociales. Cette réalité a un lien direct avec le mystère de Jésus sur cette terre. Il y a deux mille ans, Jésus vint ici, mais ses apôtres, ses disciples et les quelques fidèles qui crurent en lui ne formèrent qu’un petit nombre autour de lui. Aujourd’hui, deux mille ans après, Jésus reste dans la même situation de « non reconnu » sur sa terre, tandis que Jérusalem, ville de la Rédemption et source de paix pour le monde, n’a pas encore accueilli la Rédemption ni trouvé sa paix. Et dans cette situation, les chrétiens ne sont toujours qu’un petit nombre à être témoins de Jésus sur sa terre. Être petit sur cette terre, c’est donc tout simplement vivre comme Jésus vécut ici. Cela ne signifie pas avoir une vie diminuée, en marge, ou faite de craintes et de perplexité.
Nous savons pourquoi nous sommes petits, et nous savons quelle place nous avons à prendre dans notre société et dans le monde. Incorporés au mystère de Jésus, nous restons auprès de lui au Calvaire, forts et soutenus par l’espérance et la joie de la Résurrection à vivre et à partager avec tous. Le grain de sénevé est petit, nous dit Jésus, mais il grandit et devient un arbre, au point que « les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches » (cf. Mt 13, 31-32). Il en est de même du levain qui, en petite quantité, suffit à faire lever toute la pâte (cf. Mt 13, 33) » (Lettre pastorale, n° 9).
Un témoignage du même type a récemment été donnée à l’Église universelle par les moines trappistes de Tibhirine en Algérie. Leur histoire est connue : menacés par des militants islamistes qui vivent dans le voisinage du monastère, les moines refusent de partir, estimant que leur place est de donner le témoignage d’une vie de prière et d’amour universel du prochain dans une Algérie ravagée par la guerre civile. Cet amour universel signifiant même pour eux accepter de soigner ces terroristes, quand ils étaient blessés. Les frères les appelaient les « frères de la montagne ».
Nulle naïveté ici, mais plutôt un choix évangélique courageux qu’ils vont payer de leur vie. Au printemps 1996, sept d’entre eux sont enlevés, détenus dans un lieu secret dans la montagne. Deux mois plus tard, leurs cadavres sont découverts et leur témoignage va bouleverser le monde. Les moines ont, en effet, laissé des lettres, des poèmes, des homélies, qui montrent qu’ils étaient tout à fait conscients de cette possibilité de la mort violente, et qu’ils l’ont librement et communautairement acceptée. Le film[1] Des hommes et des dieux qui a fait connaître leur histoire a connu un succès mondial, au-delà des audiences catholiques habituelles.
Présente l’autre joue
Ne pas répondre à la violence par la violence, accepter d’être vulnérable pour briser le cercle vicieux de la violence qui appelle une autre violence, n’est-ce pas tout simplement suivre les traces de Jésus qui fut lui aussi confronté à la violence et choisit d’y répondre par un amour qui accepte et pardonne ? Il le paya lui aussi au prix de sa vie. C’est pourtant cette attitude qui a guidé de nombreux chrétiens au cours de l’histoire. Confronté lui aussi au risque de la mort dans le contexte algérien des années 1990, Mgr Claverie, évêque d’Oran écrivait en 1995, peu de mois avant d’être lui-même assassiné : « On est dans un lieu de cassure en Algérie : entre musulmans, entre musulmans et le reste du monde, entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres… Il y a une cassure et un fossé de plus en plus profond entre ce qui est à une heure et quart d’avion et nous. C’est à hurler maintenant, c’est effrayant… Eh bien, justement, c’est la place de l’Église, parce que c’est la place de Jésus…
La croix, c’est l’écartèlement de celui qui ne choisit pas un côté ou un autre, parce que s’il est entré en humanité, ce n’est pas pour rejeter une partie de l’humanité. Alors, il est là et il va vers les malades, vers les publicains, vers les pécheurs, vers les prostituées, vers les fous… il va vers tout le monde. Il se met là et il essaie de tenir les deux bouts… La réconciliation ne peut donc se faire que de manière coûteuse, elle ne peut se faire simplement. Elle peut aussi entraîner, comme pour Jésus, cet écartèlement entre les inconciliables. Ce n’est pas conciliable un islamiste et un kâfir (infidèle). Alors, que vais-je choisir ? Eh bien, Jésus ne choisit pas. Il dit ‘moi, je vous aime tous’ et il en meurt ».[2] Méditant sur le témoignage donné par les dix-neuf victimes de l’Église d’Algérie, assassinés au cours de la période 1994-1996, certains ont souligné la dimension « eucharistique » de leur témoignage : « ma vie nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne ».
L’orientaliste français Louis Massignon était convaincu que l’Islam avait un rôle dans l’histoire chrétienne du salut : il est, disait-il, « une lance évangélique qui stigmatise la chrétienté depuis treize siècles » et oblige les « privilégiée de Dieu » à l’héroïsme et à la sainteté.[3] Rude vocation, en réalité, et bien difficile à vivre, comme le montre l’universitaire libanais Mouchir Aoun qui souligne « le décalage alarmant entre la vocation et la conduite » : « Les chrétiens d’Orient font de leur singularité le socle de leur vocation dans le monde arabe. À cet égard, ils estiment que, vu leur nombre réduit, leur combat n’a de sens et d’impact salutaires dans le monde arabe que s’ils s’appliquent à mettre en valeur la particularité de leur apport spirituel. Or, c’est là que le bât blesse. Car leur conduite sociale et politique contredit le plus souvent leur prétention à la spécificité culturelle et spirituelle. Là où la majorité peut tolérer une incohérence, la minorité risque d’y trouver le motif de son extinction. La corruption de la majeure partie de la classe politique chrétienne, le faux témoignage de la plupart des membres du clergé, le mercantilisme qui infecte les rapports humains, l’extravagance et le snobisme de la classe aisée, l’immoralité des hommes d’affaires et des familles fortunées, sont autant de plaise qui martyrisent les communautés chrétiennes vivant dans les différentes sociétés du monde arabe ».[4] Le diagnostic peut sembler sévère et refléter surtout le contexte libanais dans lequel il est écrit, mais il pointe, néanmoins, une vraie difficulté : être à la hauteur du témoignage héroïque dans le contexte de la vie ordinaire.
Légitime défense et amour désarmé
Il est légitime que les chrétiens d’Orient cherchent à défendre leurs droits et il est du devoir de la communauté internationale de lutter pour qu’ils puissent regagner leurs foyers, retrouver leurs maisons et leur biens. Il en va de leur survie et également de la possibilité même de sociétés plurielles dans le monde musulman. Mais, en même temps, on peut se demander si la force du témoignage des chrétiens ne réside pas d’abord dans leur vulnérabilité. Ne pas choisir les moyens de la puissance, répondre à l’offense par l’amour : telles sont les préceptes « surhumains » que le Christ a donné à ses apôtres et à ceux qui veulent être ses disciples. C’est ce que Pierre Claverie prêchait avant d’être assassiné : « Jésus nous dit et nous prouve que Dieu est passionné, que l’Amour est Son Nom…
Quoi de plus fou que d’aller à la mort sans autre équipement qu’un amour désarmé et désarmant qui meurt en pardonnant ? Et quoi de plus insensé que de recruter ses disciples chez les pêcheurs galiléens, les publicains, les prostituées, les pauvres gens ? Nous sommes pourtant de cette race de croyants-là. Pas des comptables du permis et de l’interdit, pas les guerriers d’une religion conquérante… Jésus seul peut nous conduire sur les chemins du Dieu vivant : par nous-mêmes, nous ne pouvons nous en tenir à la « sagesse des Grecs » que Paul oppose à la « folie de la Croix ». Or notre vie prend son goût et sa fécondité lorsqu’elle court le risque de cette folie particulière qui traverse l’Évangile avec une jubilante audace. C’est la force même de l’Esprit divin qui, seule, peut nous entraîner à faire le passage… ».[5] En ces temps d’épreuve, l’Église universelle est invitée à recevoir les fruits de grâce de ce témoignage héroïque donné par les chrétiens d’Orient.
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[1] Cf. Christian de Chergé, Prieur de Tibhirine – L’invincible espérance, textes recueillis et présentés par Bruno Chenu, Bayard Éditions / Centurion, Paris 1997, Frère Christophe, Aime jusqu’au bout du feu, textes choisis et présentés par frère Didier, Éditions Monte Cristo, Annecy 1997, Le souffle du don, Journal du frère Christophe, moine de Tibhirine, Centurion, Paris 1999.
[2] Cf. Jean Jacques Pérennès, Pierre Claverie, un Algérien par alliance, le Cerf, Paris 2000.
[3] Louis Massignon, L’Hégire d’Ismaël in Les trois prières d’Abraham, le Cerf, Paris 1997, 70-71.
[4] Mouchir Aoun, Le malaise de l’identité brisée. Épreuves et traumatismes de l’inconscient chrétien arabe collectif in « Œuvre d’Orient, Perspectives et réflexions », n° 2 (2014), 27.
[5] Pierre Claverie, Priez sans cesse… dans « Le Lien », juin-juillet 1994, repris dans Lettres et messages, 151-154 et dans Pierre Claverie, un Algérien par alliance, Cerf, Paris 2000.