Malgré l’assassinat de Nasrallah, le Hezbollah n’est pas vaincu. Et, en plus des morts e des destructions, l’invasion israélienne risque d’engendrer une guerre civile froide dans le pays des Cèdres. Nous en avons parlé avec l’intellectuel et ancien ministre libanais Tarek Mitri

Dernière mise à jour: 05/11/2024 12:23:26

Politologue, universitaire et homme politique libanais, entre 2005 et 2011 Tarek Mitri a occupé plusieurs postes ministériels dans son pays. De 2012 à 2014 il a également été Représentant spécial et Chef de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye. Aujourd’hui il est recteur de l’Université Saint-Georges à Beyrouth. Propos recueillis par Chiara Pellegrino

 

 

L’offensive d’Israël contre le Hezbollah a plongé le Liban dans la guerre. Quelle est la situation des Libanais aujourd’hui ?

Aujourd’hui la majorité des Libanais est dans l’inquiétude et dans l’incertitude. Dans l’inquiétude parce qu’il y a des bombardements de l’aviation israélienne pratiquement tous les jours ou plutôt toutes les nuits. Le nombre de morts et l’échelle de destruction sont énormes. La moindre menace jette des milliers de gens dans la rue. Quand on apprend qu’il y a tel objectif de l’aviation israélienne, les gens fuient. On est dans l’inquiétude aussi parce que le problème des déplacés devient de plus en plus difficile à gérer. Il y a des gens qui occupent parfois les immeubles ou les appartements qu’ils trouvent vides et cela peut malheureusement créer des frictions. Le gouvernement est quelque peu dysfonctionnel, n’a pas de vraie stratégie ni les moyens nécessaires en matière de gestion des risques et des catastrophes. Les Libanais sont politiquement divisés. Ces frictions interpersonnelles se greffent parfois sur des contradictions politiques ou même communautaires. Cela peut être dangereux. On est dans l’inquiétude parce qu’on ne sait pas tout ce qui arrive au sud, on sait qu’il y a beaucoup de villages qui sont entièrement ou partiellement détruits et que les gens, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, et à part une ou deux exceptions, ont dû quitter leur village. Et il n’est même pas sûr qu’ils y puissent rentrer ; peut-être qu’il n’y a même plus de village.

 

Pour ce qui concerne l’incertitude, on ne sait pas si cette guerre va durer des semaines ou des mois. Jusqu’à maintenant il n’y a pas de fenêtres ouvertes sur la diplomatie. Il n’y a pas de solutions diplomatiques en vue. Les Israéliens ont des objectifs de guerre qui sont souvent changeants, comme à Gaza. Officiellement, l’objectif de guerre est de permettre le retour des 60.000 déplacés du Nord d’Israël. Mais un autre objectif de guerre, plutôt maximaliste, est celui de la défaite totale du Hezbollah, ce qui ressemble un peu à l’objectif de guerre à Gaza, c’est-à-dire la destruction totale du Hamas. Cet objectif non seulement ne peut pas être atteint, mais il peut prolonger la guerre indéfiniment et détruire le Liban.

 

Plusieurs dirigeants du Hezbollah et du Hamas ont été tués. Y-a-t-il des possibilités que leur mort convainque Netanyahou de cesser la guerre ?

 

Rien n’a changé ; quand Sinwar a été assassiné les Américains et les Européens ont dit « maintenant que votre ennemi principal n’est plus là, le temps est venu pour un cessez-le-feu ». Mais rien n’a été fait. Au contraire, je crois que les opérations militaires israéliennes se sont intensifiées. Dans le cas du Hezbollah, c’est encore plus compliqué. Même si Israël a éliminé Hassan Nasrallah et quelques leaders militaires, le Hezbollah est un parti très fort, bien organisé, et il y a toute une communauté qui le soutient. Donc l’objectif de le détruire est illusoire, c’est un objectif qui prolonge la guerre et la destruction. Je disais qu’il n’y a pas de fenêtre sur la diplomatie parce que toute guerre se termine par un accord politique, toute guerre a un objectif politique, mais les Israéliens ne sont pas clairs là-dessus. Il arrive à Netanyahu de dire qu’il veut changer la face du Liban et de la région. C’est une recette pour la continuation de la violence. C’est un objectif qui promet le chaos.

 

Après l’élimination de Nasrallah et d’autres dirigeants du Hezbollah quelle est la puissance du mouvement ?

 

La réponse la plus honnête serait de dire qu’on ne sait pas. Le Hezbollah se bat au sud, il résiste contre l’invasion terrestre, ses institutions humanitaires, sanitaires, éducatives ont été visées par les Israéliens, mais continuent à fonctionner. Le soutien populaire, surtout auprès des Libanais chiites est visible. Quant à l’appareil militaire, je ne me hasarderai pas à donner des chiffres ; les Israéliens disent que 40 % de la force militaire du Hezbollah ont été éliminés. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Comment fait-on le compte ? Je ne sais pas, il est certainement affaibli par l’assassinat de Nasrallah et de ses chefs militaires, mais à mon avis il est toujours puissant politiquement et militairement. Les Libanais sont divisés sur beaucoup de sujets, mais ils se rendent compte de plus en plus que la guerre n’est pas seulement une guerre contre le Hezbollah mais aussi contre le Liban et les Libanais. Même si on s’oppose au Hezbollah, et à la guerre qu’il a menée pendant un an, on se sent aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, victime de la guerre menée par Israël. Je pense que vous trouverez beaucoup de Libanais qui disent « Hezbollah nous a entraînés dans cette guerre, c’était une erreur, on ne veut plus de la domination de ce Parti. Mais il est rare qu’un Libanais considère Israël comme libérateur.

 

Comment cette guerre pourrait-elle changer le tissu social du pays ?

 

Le Liban a connu une série de guerres qui ont fragmenté le pays et déchiré son tissu social. Il y a eu des changements démographiques et dans l’habitat qui se succèdent depuis 50 ans. Et cela pourrait continuer, je pense. Le problème, c’est qu’il n’y a pas un État suffisamment fort pour refaire l’unité du pays, pour assurer la sécurité des citoyens, minimiser les possibilités de friction intercommunautaire. Tout dépend de la bonne volonté des gens. On n’a pas un État qui puisse imposer l’ordre, la paix, la sécurité de l’ensemble des citoyens.

 

L’affaiblissement du Hezbollah pourrait-il favoriser l’élection d’un président ?

 

De nombreux Libanais le pensent. Mais il y a un débat entre les partis politiques et même au sein de l’opinion publique sur la précédence d’un cessez le feu à l’élection d’un président. Quoique qu’il en soit, nos institutions politiques, dont le parlement qui élit le président, sont toujours en panne.

 

Cependant, depuis quelque temps, un nom circule, celui de Joseph Aoun.

 

Oui, le commandant en chef de l’armée serait un candidat, parmi d’autres. Il ne fait pas l’unanimité quoique l’armée soit une institution qui jouit d’une certaine crédibilité. Malgré toutes les difficultés, Aoun a pu garder l’unité de la troupe. Une autre considération qui lui serait favorable est le rôle que l’armée, et lui-même, seraient appelés à jouer dans l’application de la Résolution du Conseil de Sécurité 1701, pierre angulaire de toute solution diplomatique. Donc il y a un certain lien entre le rôle qui pourrait jouer l’armée dans l’avenir et les chances d’avoir Joseph Aoun comme président. Mais vous savez qu’au Liban les divisions, pas seulement communautaires et politiques, mais parfois personnelles, sont tellement fortes que tout pourrait être bloqué.

 

Vous avez mentionné la Résolution 1701. Pensez-vous qu’elle peut encore être appliquée dans sa forme originale ?

 

C’est la résolution qu’on a et il faut l’utiliser. Je pense qu’on n’a pas beaucoup de choix parce que le Conseil de sécurité est divisé et ne pourra pas voter une autre résolution. Le Premier ministre libanais a dit qu’il serait prêt à l’appliquer à la lettre. Mais je pense que les Israéliens ne considèrent plus que l’application de la Résolution 1701 est suffisante. Ils affirment vouloir imposer des conditions supplémentaires pour le cessez le feu.

 

Veulent-ils la renégocier ?

 

Pas forcément. Ils n’ont pas encore dit ce qu’ils veulent. Le problème avec les Israéliens est qu’ils font la guerre et l’intensifient mais ils ne font pas de politique, ils ne proposent pas une « sortie de la guerre ». La semaine dernière un émissaire américain qui est venu au Liban a exprimé des idées qui seraient acceptables pour les Israéliens et il a utilisé le mot « 1701 plus ». C’est-à-dire qu’on maintient la résolution 1701 comme elle est, mais il faut quelque chose de supplémentaire, des garanties en plus pour Israël. Mais qui donne ces garanties ? Dans la presse israélienne parfois vous lisez des articles où il est question pour Israël d’avoir le droit de superviser lui-même l’application de la Résolution 1701, c’est-à-dire que l’aviation israélienne puisse toujours survoler le Liban pour s’assurer qu’il n’y a plus d’armes et de combattants dans la région du Sud. Tout cela n’est ni réaliste ni acceptable au Liban et aux yeux du droit international. Peut-être que les Israéliens veulent plus que la résolution, ils veulent peut-être impliquer l’Amérique comme garant dans l’arrangement sécuritaire supplémentaire à la résolution.

 

La presse libanaise soulève de plus en plus la question du système confessionnel. Il y a ceux qui réclament la fin du confessionalisme politique. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

 

C’est une question difficile. Moi je suis de ceux qui pensent que le système confessionnel est à l’origine de beaucoup de nos problèmes. Ce système, avec les interférences étrangères, a créé des peurs et une telle méfiance entre les Libanais des différentes communautés qu’il est devenu difficile de le changer. Certains dirigeants des communautés libanaises disent souvent qu’on a besoin d’être rassurés, de ne pas nous sentir menacés par la force du nombre ou par la puissance militaire d’une autre communauté et le système confessionnel est pour eux une garantie de survie communautaire. Pour beaucoup de Libanais, le système confessionnel est le problème, tandis que pour d’autres il est la solution. Maintenant vous trouverez parmi les chrétiens qui voudrait un système fédéral. Non un système de fédération territoriale, mais de fédération communautaire. Maintenant le Liban est un État unitaire où il y a une répartition du pouvoir plus ou moins proportionnelle entre les représentants des différentes communautés. Les fédéralistes sont pour l’autonomie des chrétiens, pour un système qui donne aux chrétiens la capacité de se gouverner eux même, de gérer leurs affaires, de collecter leurs propres impôts, d’investir dans leur région. C’est une forme de séparatisme qui se veut moins agressive. Ils ne sont pas très nombreux ceux qui soutiennent cette solution, mais on en parle de plus en plus. Les Églises s’opposent à cette proposition et la plupart des partis politiques chrétiens sont officiellement favorables à un État unitaire, ils ne mettent pas en question l’unité de l’État. Ce mouvement est composé par une minorité de gens, mais ils font beaucoup de bruit. Ils proposent une lecture de l’histoire qui dit qu’on n’a jamais pu vivre ensemble, que le vivre ensemble est un mensonge, qu’on s’est toujours fait la guerre, et qu’on a un système qui reproduit la haine entre Libanais. Ils ont aussi une approche socio-anthropologique qui essaie de montrer que nous sommes différents, que nous ne sommes pas un seul peuple, que notre appartenance religieuse n’est pas seulement religieuse, mais fait de nous une ethnie. Ce fédéralisme ethnicise les communautés.

 

Craignez-vous le retour d’une guerre civile au Liban ?

 

Tous les dirigeants politiques, mêmes les plus extrémistes, même ceux qui sont dans un état de jubilation parce qu’ils pensent que le Hezbollah est fini et qu’un nouveau Liban pourra être construit, se disent hostiles à la guerre civile. Mais il y a deux niveaux de guerre : il y a le niveau des partis politiques et des milices, ce qu’ils décident de faire et les moyens qu’ils se donnent pour le faire. Et après il y a des attitudes de guerre civile, qui n’aboutissent pas forcément à une confrontation armée, c’est une guerre civile froide. Et moi, je crains la deuxième, la guerre civile froide où les gens sont méfiants, ou hostiles, les uns des autres. Je prends un exemple tout simple. Maintenant, il y a plus d’un million de déplacés qui cherchent des maisons vides pour les occuper ou pour les louer dans le quartier chrétien, là où je suis maintenant. Mais ici on ne loue pas aux déplacés et on ne les accueille pas dans les maisons vides. Il y a quelques écoles, donc des bâtiments publics, où les réfugiés peuvent rester. Mais les gens ont très peur des déplacés, ils sont méfiants envers les chiites et parfois ils peuvent être agressifs à leur égard. Il y a eu quelques incidents ici et là, surtout dans les quartiers sunnites où les déplacés ont porté atteinte à la propriété privée de quelqu’un, il y a eu une confrontation entre la police et les déplacés. Plus les conditions économiques et sociales deviennent difficiles, plus les gens deviennent violents et agressifs les uns vis-à-vis des autres. Il y a quelque chose de très compliqué et qui est encore tôt pour l’analyser, mais je crois qu’il y a chez certains Libanais une attitude qui rend le Hezbollah et la communauté qui le soutient responsables de ce qui leur arrive. Ils ne le disent pas comme ça, mais ils se comportent comme s’ils disaient aux chiites « voilà, vous récoltez ce que vous avez semé », « vous méritez ce qui vous arrive ». Et puis vous avez des chiites qui disent « nous nous battons pour le Liban, vous êtes des agents d’Israël si vous n’êtes pas solidaire de nous ». Il y a une sorte d’accusation réciproque, les uns accusent les autres de ne pas être de bons Libanais.

 

La semaine dernière le quotidien émirati al-‘Ayn al-Ikhbariyya titrait « Qui peut sauver le Liban ? » La réponse était « les autres États arabes ». Que répondez-vous ?

 

Le Seigneur peut sauver le Liban. Vous savez, il ne suffit pas de dire que les Arabes peuvent sauver le Liban, il faut savoir si les Arabes veulent le sauver. Jusqu’à présent le soutien des Arabes au Liban a beaucoup régressé. Il fut un temps, pendant la guerre de 2006, par exemple – un temp que je connais bien parce que j’étais au gouvernement et j’étais dans les négociations diplomatiques qu’on avait un vrai soutien politique, humanitaire, diplomatique de nombreux pays arabes. Mais ce n’est pas le cas maintenant. Cela pour plusieurs raisons. Dans les dix dernières années le Hezbollah est devenu très fort, l’influence iranienne plus grande, alors les pays arabes riches, les pays du Golfe surtout, ont quelque peu désespéré. Ils ont dit que le Liban était perdu. Moi-même j’ai entendu une fois un ministre me dire « le Liban a été pour nous un mauvais investissement ». C’est à dire, on a mis beaucoup d’argent et on n’a rien reçu en échange. Or, c’est vrai que l’influence iranienne était importante, mais elle va reculer. Pour la première fois dans l’histoire récente du pays un Premier ministre [Najib Miqati] a osé critiquer ouvertement l’Iran. Je crois qu’il y aura un repli de l’influence iranienne. On verra à ce moment-là si les pays arabes qui ont les moyens vont nous aider. La Jordanie et l’Égypte sont des amis du Liban, mais ils n’ont pas les moyens pour nous aider. Le Qatar est un pays qui a les moyens d’aider et de diverses manières et il le fait.

 

Pierre Gemayel disait que le Liban tire de sa faiblesse même sa force. Que pensez-vous de cette formule ?

 

Je crois que cette formule de Pierre Gemayel et la formule opposée du Hezbollah, c’est-à-dire que la force du Liban réside dans les armes de sa résistance, ont été nuisibles à notre pays. Je ne suis pas un partisan du culte de l’État fort. Mais nous déplorons le fait d’avoir une État faible. Et après il y a l’autre illusion, celle de « militariser » une fraction importante des Libanais. Le Liban est trop petit, trop divisé, pluraliste sur le plan communautaire, pour l’unir autour de l’idée de la résistance, aussi légitime soit-elle. On a besoin d’un État comme tous les États, qui s’occupe de ses citoyens, qui a le monopole de la violence légitime, qui garde ses frontières, un État normal, ni faible ni fort.

 

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