Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:41:13

Je viens de passer dix jours en Afghanistan, dans le cadre de la préparation d’un ouvrage sur le Père Serge de Beaurecueil (1917-2005), dominicain, ancien membre de l’IDEO, et spécialiste d’Ansâri (1006-1089), le grand mystique d’Hérat, dont les musulmans de langue persane connaissent encore par cœur les Cris du cœur (Munâjât). Voyage un peu compliqué en raison de l’insécurité du pays, mais possible tout de même moyennant quelques précautions. Serge de Beaurecueil a passé 20 ans à Kaboul, de 1963 à 1983, et n’a quitté l’Afghanistan que contraint par les Soviétiques qui le considéraient comme un espion. Outre son travail scientifique à l’Université de Kaboul, puis au lycée franco-afghan Esteqlal, de Beaurecueil a accueilli chez lui des dizaines d’enfants déshérités (orphelins, handicapés, enfants des rues), dont il a raconté l’histoire dans son très bel ouvrage Mes enfants de Kaboul. C’est grâce à eux, en particulier, qu’un séjour a été possible : ils ont en effet créé une ONG, Afghanistan demain qui poursuit l’œuvre du Père dans l’accueil des enfants des rues (www.afghanistan-demain.org). C’est peu dire que l’Afghanistan est un pays compliqué : une géographie très hachée, avec cette haute barrière montagneuse qui le traverse d'Ouest en Est, l'Hindou-Kouch, et l'a toujours rendu fort difficile à conquérir. Les Anglais, puis les Russes et maintenant les forces de la Force internationale d'assistance et de sécurité (ISAF) en ont fait l'expérience. La complexité de la géographie humaine est à l’échelle de cette diversité de montagnes et de vallées : une ethnie dominante, certes, les Pashtouns, présents surtout au Sud, à cheval sur la frontière avec le Pakistan (ce qui explique quelques difficultés actuelles), mais la langue dominante est le persan, langue de d'autres ethnies : Hazaras, Tadjiks. Sans oublier les Ouzbeks, les Turkmènes, les Nouristanis. Comment faire un État-nation de cette mosaïque d'ethnies ? Nul ne sait, en réalité . J’ai compris sur place que la frontière Durand Mortimer négociée en 1893 par les Anglais pour assurer à l'empire des Indes britanniques des frontières sûres contre l'expansionnisme russe explique en partie l’impossibilité actuelle de stabiliser la frontière sud du pays, car elle coupe, en réalité, le pays pachtoune. D’où l’impossible gestion des fameuses « zones tribales » et la complexité des liens avec le Pakistan voisin. Kaboul n’est pas loin de Peshawar. Le visiteur est frappé de la pauvreté du pays (PIB inférieur à 1000 $ par habitant), un pays enclavé, ravagé par trente ans de guerre et une instabilité politique endémique. Située à 1800 m d’altitude entre d’assez hautes montagnes, Kaboul est une ville basse d’où émergents de rares immeubles modernes. Il faut dire que la reprise de Kaboul par les moudjahidine de Massoud en 1992 a laissé une ville détruite à 60 %. Comme à Bagdad, de nombreux check-points et de puissantes protections en béton des édifices publics rendent la circulation très problématique. Diplomates et officiels vivent emmurés et ne sortent que sous puissante protection, car les enlèvements ne sont pas rares. Le survol fréquent des hélicoptères Chinook rappelle que ce pays est en guerre. Comme chacun sait, les observateurs sont de plus en plus perplexes sur la capacité de l’ISAF (International Security Assistance Force) à reprendre le contrôle du pays . On ne sort plus de Kaboul, même pour aller au mariage d’un cousin dans le Logar voisin. L’économie du pavot, en revanche, est florissante et alimente le marché des armes. L’avion m’a, néanmoins, permis de me rendre à Hérat, ville splendide du Nord-Ouest de l’Afghanistan. Fondée par Alexandre le Grand, la ville était une des villes-étapes de la Route de la soie et l'une des grandes cités du Khorassan historique. Cette splendeur culturelle passée est encore perceptible dans les monuments : la citadelle d'Ikhtiyâr ed-dine, énorme ensemble architectural construit vers la fin du 13e siècle, détruit par Tamerlan un siècle plus tard et reconstruit au 15e siècle ; les minarets d’angle de la madrasa Ni'matiye, école supérieure de théologie de l'époque timouride (15e siècle) : 75 mètres de haut, en brique de terre cuite ; le tombeau du grand philosophe et théologien Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (1150-1210) et celui de Nur ad-Dīn Abd ar-Rahmān Jāmī, le grand poète persan du 15e siècle, etc. Quel contraste entre le passé brillant et raffiné et l’état de pauvreté et de guerre dans lequel est plongé le pays aujourd’hui. Le vrai but de mon voyage était de me rendre au tombeau d’Ansâri, situé à Gazergah, à quelques kilomètres de Hérat. Le lieu m'évoque le nord de l'Irak, les premiers contreforts de la montagne kurde. L'imposant mausolée, construit en 1425 par un architecte de Chiraz, domine un grand cimetière où beaucoup de personnes pieuses ou célèbres se font enterrer. Stèles de marbre blanc, arbres pleins d'oiseaux qui chantent : il règne en ce lieu une paix exceptionnelle. Des hommes et des femmes sont là avec des enfants au pied du tombeau d'Ansari, demandant sa protection. En contrebas, un grand parc (takht-e safar, le trône du voyage) est aménagé depuis l'époque timouride et permet aux pèlerins de se reposer. Chaque jeudi soir, a lieu une soirée de dhikr. Tout respire la paix ici, et l’on se remémore les textes d’Ansari : « Mon Dieu, une brise a soufflé du jardin de l'amour, et nous avons offert le cœur en sacrifice. Nous avons découvert un parfum venant du trésor de l'amour, et nous nous sommes proclamés rois jusqu'à l'extrémité du monde... Un seul regard Tu as jeté sur nous, et dans ce seul regard nous avons brûlé, nous avons fondu. Regarde-nous encore et soigne ce brûlé, et sauve ce noyé ! N'est-il pas dit que c'est avec du vin qu'on soigne celui qui est ivre» (Munâjât n° 7) ou encore : « Mon Dieu ! Seul celui-là fait œuvre, qui fait œuvre avec Toi. Seul possède un ami, qui possède un ami tel que Toi. Celui qui Te possède en ce monde et dans l'autre, comment jamais T'abandonnerait-il ? L'étonnant c'est que celui qui Te possède, plus que tout autre se lamente ! Celui qui n'a rien trouvé pleure de n'avoir rien trouvé ; mais une fois qu'il T'a trouvé, pourquoi donc se lamente-t-il ? » (Munâjât n° 8) . L’accueil du mollah chargé du mausolée est chaleureux. On est en présence d’un vrai spirituel, doux et accueillant. Sont réconfortantes aussi les visites aux jésuites de Jesuit Refugee Service et à Alberto Cairo, cet italien peu ordinaire qui depuis plus de 20 ans travaille au centre orthopédique de la Croix-Rouge internationale à appareiller les innombrables amputés de ce pays . Au cœur des pires situations, il ya toujours des hommes et des femmes qui empêchent de désespérer de l’humanité.