Quels trajets suivent les personnes qui cherchent à atteindre l’Europe en traversant la Méditerranée ? À qui s’en remettent-ils ? Quel rôle jouent les gouvernements et les autorités des pays de transit et de destination ? Nous l’avons demandé à Luigi Achilli, expert en migrations et criminalité transnationale

Dernière mise à jour: 08/11/2023 14:05:53

Depuis le début de 2023, les départs de migrants en direction de l’Europe ont augmenté et, parallèlement aussi les risques de naufrage. Comme celui qui a eu lieu à Cutro en février dernier, où plus de 90 personnes ont perdu la vie, ou encore le naufrage au large des côtes du Péloponnèse, qui a fait 80 victimes. Toutefois, le phénomène migratoire est aussi débattu qu’il est peu connu réellement. Nous avons essayé d’y voir un peu plus clair avec Luigi Achilli, expert en migration irrégulière et en réseaux de contrebande et crime transnational, chercheur à l’Institut universitaire européen à Florence et à l’Institut Christian Michaelson à Bergen, en Norvège.

 

Interview de Luigi Achilli, par Chiara Pellegrino

 

Pouvez-vous nous donner un aperçu des routes suivies par les migrants en Méditerranée ?

 

Il y a trois routes de la Méditerranée. La route de l’Est, qui passe par la Turquie et arrive en Grèce, et qui est historiquement empruntée par les migrants asiatiques et du Moyen-Orient, mais elle est aussi utilisée par les Africains, surtout ceux qui viennent de la Corne d’Afrique et du Soudan. Puis il y a la route centrale, qui part des pays d’Afrique du Nord, surtout de la Libye, et qui arrive à Malte ou en Italie. C’est la route qui compte le plus grand nombre de victimes et c’est pour cela qu’elle est aussi la plus connue au niveau international. Ce sont surtout les migrants d’Afrique du Nord, de la Corne d’Afrique et d’Afrique de l’Ouest qui l’empruntent, mais également certains migrants de l’Est, entre autres les Bangladais et les Pakistanais qui ont dû trouver une voie alternative à la route orientale, en partie fermée à la suite de l’accord entre l’Europe et la Turquie. Il y a enfin la route occidentale qui part de l’Afrique de l’Ouest, du Sénégal ou du Maroc et qui arrive en Espagne. Toutefois, avec l’intensification des contrôles et l’évolution des scénarios géopolitiques, les routes ne sont plus si bien définies. Beaucoup partent de la route centrale et arrivent en Grèce au lieu d’arriver en Italie. Les migrants qui se sont noyés au large de la Grèce le 14 juin dernier étaient partis de Libye. Que l’on pense à la tragédie de Cutro : les migrants étaient partis par la route orientale. Les routes ont la même capacité que l’être humain à s’adapter, à dépasser les frontières.

 

Ces derniers temps, on parle beaucoup des passeurs : qui sont-ils ? Comment agissent-ils ? Quels rapports ont-ils avec les gouvernements des pays de départ ?

 

Le passeur n’est pas tel que le représentent les médias ou les décideurs politiques. C’est quelqu’un de complètement différent. Avant tout, il n’y a pas toujours une distinction nette entre passeurs et migrants. De très nombreux passeurs ont été auparavant des migrants. Avant de parler des passeurs, une précision est nécessaire. Les voyages qu’entreprennent aujourd’hui les migrants ressemblent beaucoup plus aux voyages de nos arrière-grands-parents ou de nos trisaïeuls qu’aux nôtres. Pour nous, le voyage est un déplacement d’un point A à un point B mais, dans leur cas, ce n’est pas la même chose. Leurs voyages sont longs, interminables, ils peuvent durer des mois ou des années. L’idée que l’on part de A pour arriver à B n’existe pas parce que, pendant le trajet, tout peut arriver : vous travaillez, vous vous mariez, vous allez en prison, vous changez d’idée. Ce qui était a priori la destination finale peut devenir un lieu de transit, tandis que ce qui était considéré comme un pays de transit peut devenir la destination finale. Plus les contrôles aux frontières sont sévères, plus il est difficile de se déplacer. En outre, pendant le trajet, les migrants peuvent être à court d’argent et, pour survivre, il se peut qu’ils entrent en contact avec des réseaux criminels ou qu’ils en construisent carrément eux-mêmes pour payer le service des passeurs, pour se faire un peu d’argent ou pour les deux. Après des mois ou des années passés dans la rue, les migrants connaissent la route, ils connaissent la population locale des pays où ils transitent, ils ont acquis un know-how qui leur permet de mettre sur pied un trafic de personnes. En outre, ils ont des relations avec leur pays d’origine, d’où ils viennent. À ce stade, ils entrent en contact avec des réseaux préexistants ou ils en créent de nouveaux. Et de migrants, ils deviennent temporairement des passeurs.

 

Pouvez-vous donner quelques exemples ?

 

Je pourrais donner des exemples à l’infini. Presque tous les passeurs que je connais ont suivi ce parcours : ils ont été migrants, ils sont devenus passeurs puis certains sont redevenus migrants. Il y a quelques années, la procure de Palerme a arrêté un passeur au Soudan. C’était un Erythréen qui s’appelait Mered. On l’avait surnommé « le capitaine », « l’Al Capone du désert », « le Mouron rouge » des passeurs. Puis on a découvert qu’on avait arrêté la mauvaise personne. Le Mered qui avait été arrêté trayait les vaches, ne faisait pas de trafic d’êtres humains mais les autorités ne s’en sont aperçues qu’après qu’il a purgé trois années de prison en Italie. Ce qui est incroyable, c’est que beaucoup de ses compagnons étaient jaloux parce que lui, au moins, il avait réussi à entrer en Italie, et pas les autres. Le parquet l’a arrêté, pensant qu’il s’agissait d’un passeur, alors qu’en réalité c’était un migrant qui vivait au Soudan parce qu’il n’avait pas réussi à aller plus loin. Ce qui est intéressant, c’est que certains journalistes sont parvenus à contacter le vrai Mered, le vrai capitaine. Et ils ont découvert que ce n’était pas le grand passeur dont on parlait. C’était un migrant qui, à un certain moment, avait commencé à faire ce travail, mais sans réussir à accumuler je ne sais quelle fortune. Essentiellement, il travaillait au service de plusieurs Libyens, très probablement de connivence avec les autorités côtières parce que, je le rappelle, les trafics se font souvent avec la connivence plus ou moins active des autorités. À un moment, Mered a voulu redevenir migrant, mais les Libyens l’en ont empêché parce qu’il représentait pour eux une source de revenus. Mered était érythréen et de nombreux clients étaient aussi érythréens, et par conséquent cela aurait été pour les autorités libyennes un coup dur de le perdre, surtout d’un point de vue économique.

 

J’imagine que la connivence entre autorités et passeurs est un phénomène commun à tous les États de transit.

 

Oui, c’est cela. Il y a quelques années, j’ai mené une recherche sur les passeurs kurdes en Grèce. Eux aussi travaillaient en connivence avec la police. De temps en temps, la police essayait de les arrêter et de bloquer les migrants, mais elle fermait souvent un œil car les passeurs rendaient un service : ils concentraient tous les migrants sur un même lieu et ne les laissaient pas se déplacer, évitant ainsi qu’ils ne dérangent ni ne choquent l’opinion publique. Concrètement, ils tenaient lieu de gendarmes, en empêchant les masses des migrants de traîner. Et ensuite ils les faisaient passer, ce qu’ils n’auraient pas pu faire car la Grèce avait signé le Règlement de Dublin.

 

On pense souvent que les passeurs gagnent beaucoup. Est-ce vrai ?

 

Parmi les passeurs, il y en a qui sont de véritables délinquants et qui n’ont aucun scrupule, et d’autres qui, dans le fond, ne sont pas de mauvaises personnes. Beaucoup de ceux que j’ai connus appartenaient à cette seconde catégorie. Et ici, je réponds à votre question. Beaucoup d’argent circule autour du trafic des migrants. Ces derniers doivent souvent vendre leur maison et tous leurs biens pour pouvoir partir. Les Syriens, par exemple, vendaient tout pour réussir à rassembler la somme exigée par les passeurs. Cela induit à penser que les passeurs sont milliardaires. En réalité, ce n’est pas le cas : l’argent circule, mais c’est un business qui nécessite énormément d’intermédiaires, des personnes qui ne font pas forcément un travail illégal. Mais il ne faut pas imaginer un réseau fermé, du style de la ‘Ndrangheta.

 

Pouvez-vous donner quelques exemples ?

 

Lorsque je suis allé en Turquie effectuer des recherches, je me suis rendu dans un village proche de Bodrum. C’était un de ces villages qui meurent en hiver parce que ce n’est pas la saison touristique et personne ne s’y rend. À un moment, tout le pays a repris vie grâce à la migration irrégulière. Tout le monde y gagnait : les chauffeurs de taxi, qui emmenaient les passeurs et les migrants au point d’embarquement, les hôtels qui fournissaient des forfaits touristiques aux migrants, les magasins qui avaient remplacé dans leurs vitrines les vêtements d’été par les gilets de sauvetage. Et les passeurs avaient sous-traité de nombreuses activités aux habitants – ils louaient le champ du paysan pour y mettre les migrants ou payaient le propriétaire de la maison proche de la côte pour y mettre les canots pneumatiques. Un jour, j’interviewais un passeur dans un fast-food lorsque le propriétaire du restaurant, pensant que j’étais moi aussi un passeur, m’a demandé en anglais si cela m’intéressait de louer le bateau de son cousin pour effectuer ce travail. En somme, c’est toute la communauté qui en vit. La plus grosse part revient probablement aux autorités.

 

En quoi le « business » a-t-il changé depuis les accords signés en 2016 entre l’Union européenne et la Turquie ?

 

Depuis cet accord, les autorités ont commencé à demander beaucoup plus d’argent pour laisser partir les personnes. C’est devenu un service plus risqué et donc plus cher. L’augmentation des coûts est l’une des raisons pour lesquelles les départs sur cette route ont diminué.

 

En pratique, les autorités reçoivent de l’argent deux fois, de l’Europe pour bloquer les départs, et des passeurs, qui les corrompent pour pouvoir sortir.

 

Exactement. Même si l’on ne peut pas généraliser, c’est souvent ce qui se produit. Il faut aussi ajouter que dans certains cas, les accords ont fonctionné. En Libye, par exemple. Les accords de Berlusconi avec Kadhafi ont très bien fonctionné, si l’on entend par fonctionner le fait de bloquer les départs des migrants, parce qu’à l’époque, il y avait dans le pays un pouvoir centralisé. Le problème, ce sont plutôt les conditions dans lesquelles les migrants étaient détenus. Même les accords stipulés par le gouvernement Minniti en 2017 ont fonctionné. Minniti a passé des accords avec le chef des garde-côtes al-Bija – un passeur de clandestins – comme l’a souligné la journaliste Nancy Porcia. Pour être précis, al-Bija ne s’occupait pas directement de la traite de personnes, mais il demandait une commission aux passeurs. Par conséquent, il était de fait un maillon essentiel du trafic de migrants. Et pourtant, il a été invité à une réunion de haut niveau au CARA (le centre d’accueil de migrants) de Mineo, en Sicile, à laquelle ont également participé certains membres des Nations-Unies. Ceux qui géraient le trafic au plus haut niveau – les autorités, les milices, les garde-côtes – s’étaient rendu compte qu’il valait bien mieux se faire donner de l’argent par l’Europe plutôt que par les migrants. Le trafic s’était transformé de business de l’immigration en business de la détention. Les Libyens avaient donc créé des camps de détention, qu’ils n’appelaient pas ainsi évidemment, où les migrants étaient enfermés et subissaient les pires abus. Ce qui est intéressant, c’est que les autorités arrivaient encore à extorquer de l’argent aux migrants, qui payaient pour être libérés ou, dans certains cas, pour avoir le permis de partir. Mais cela n’intéressait pas l’Europe. Ces dynamiques ont été souvent dénoncées par les journalistes d’investigation mais au niveau académique, il n’existe aucune étude sur le rôle joué par la criminalité au sein de la gouvernance des migrations.

 

Sait-on combien paient les migrants pour tenter de venir en Europe ?

 

Il est très difficile d’avoir une estimation précise. Les prix changent énormément selon le pays de départ, les relations qu’entretient le migrant avec les passeurs, la période de l’année, les autorités présentes à ce moment-là… Toutefois, cela va de 3-4 mille dollars à 10, 12 ou 15 mille dollars. Lorsque j’effectuais des recherches en Turquie, entre 2015 et 2016, les migrants payaient entre 1 000 et 1 500 dollars pour passer de Turquie en Grèce. Mais ces dernières années, le type de migration a changé et cela influe sur les prix. Avec la fermeture des frontières, pour réduire les risques d’être arrêtés, les passeurs ont sous-traité la traversée aux migrants qui conduisent eux-mêmes le bateau. Ce sont des migrants qui n’avaient pas les moyens de payer la traversée et qui ont accepté cette charge sans vraiment connaître les risques qu’ils couraient. S’ils sont arrêtés, ils vont remplir les prisons en Sicile.

 

Selon les estimations, le nombre de mineurs migrants accueillis en Italie a beaucoup augmenté ces dernières années. Dans vos recherches, vous vous êtes beaucoup intéressés à ce phénomène. Pouvez-vous le décrire ? Qui sont ces jeunes ? Quel rapport ont-ils avec les passeurs ?

 

Les mineurs représentent la vulnérabilité. Mais il faut dire que les migrants en général, mais surtout les mineurs, ont souvent un meilleur rapport avec les passeurs qu’avec les autorités. À tel point que, parmi les migrants arabophones, de nombreux passeurs sont même appelés par le titre honorifique de hadji, réservé à ceux qui ont rempli leur obligation de faire le pèlerinage à La Mecque. Par ailleurs, les passeurs ont une excellente capacité de négociation. J’ai commencé à m’occuper de la migration des mineurs parce que je voulais comprendre le rôle joué par les mineurs, en particulier les mineurs non-accompagnés, dans les dynamiques entre migrants et passeurs. J’ai découvert que, plus la vulnérabilité augmente, plus les extrêmes de ces dynamiques augmentent, tandis que les capacités de négociation sont liées aux capacités d’exploitation. Le fait que les mineurs s’en remettent à des filières irrégulières pour couvrir certaines étapes de leur voyage vers l’Europe pourrait surprendre si nous considérons que les pays qu’ils traversent ont tous signé la Convention relative aux droits de l’enfant (CIDE) qui protège leurs droits. Pourquoi, alors, les mineurs font-ils confiance aux réseaux de passeurs ? Pour deux raisons. La première concerne la criminalisation du mineur. Souvent les mineurs finissent dans le collimateur des autorités parce qu’on considère qu’ils sont plus facilement victimes de groupes terroristes qui pourraient leur faire subir un lavage de cerveau et les exploiter à leurs propres fins. Ils sont vus comme une arme et c’est pourquoi ils sont plus facilement placés dans des centres de détention. C’est ce qui se produit surtout dans les pays limitrophes avec la Syrie, au Liban et en Jordanie, mais également dans les États soi-disant démocratiques et libéraux, comme la Grèce. La seconde raison concerne, paradoxalement, leur protection. Le système de droit international créé exprès pour protéger les mineurs peut finalement négliger leurs intérêts fondamentaux. D’après de nombreuses études, la CIDE universalise une conception occidentale de l’enfance qui affaiblit l’autonomie individuelle et favorise l’intervention professionnelle. C’est ce qui ressort, par exemple, de la tendance prédominante des autorités et de la communauté internationale à approuver le recours à la garde préventive. Cette approche a souvent abouti à la rupture des relations sociales des mineurs et à accroître leur isolement social. Par conséquent, s’ils le peuvent, de nombreux enfants s’enfuient ou évitent d’approcher les autorités et les organisations humanitaires. D’un certain point de vue, ils se sentent plus libres d’agir avec les passeurs. Peut-être courent-ils davantage de risques, même si je n’en suis pas si sûr, car les pires choses se produisent dans les centres de détention, mais ils ont surtout davantage de possibilités d’agir et de décider où aller.

Une fois, j’ai trouvé un jeune Syrien d’environ 16 ans dans une maison abandonnée. Il m’a raconté qu’il s’était enfui d’un centre pour mineurs, où on l’avait mis avec un groupe d’Afghans. Les Syriens et les Afghans ne se supportaient pas, encore moins entre adolescents. Il m’a dit qu’il se sentait isolé et c’est pourquoi il s’est enfui du centre et s’est remis entre les mains des passeurs. Les fuites sont un phénomène très courant. En Grèce, en 2016, plus de 20 % des enfants non-accompagnés ont disparu en l’espace de 24 heures des structures d’accueil spécialisées pour mineurs, où ils avaient été placés. Les médias accusaient les passeurs, disant qu’ils les enlevaient, les exploitaient pour la prostitution ou les poussaient à s’échapper par la ruse. Ensuite, on a découvert que la majeure partie de ces garçons s’éloignaient volontairement et trouvaient chez les passeurs des intermédiaires bien meilleurs, y compris pour la protection que ceux-ci pouvaient leur garantir.

 

Le trafic des mineurs suit donc des logiques en partie différentes de celles du trafic d’adultes. Par exemple, combien paient les familles pour confier des mineurs aux passeurs ?

 

En vérité, la logique est semblable à celle du trafic d’adultes : mêmes routes, mêmes modalités. La différence, lorsqu’il y a des mineurs, concerne certaines caractéristiques du trafic : l’amalgame entre protection et exploitation, par exemple, est beaucoup plus évident. Lorsqu’ils prennent en charge des enfants, les passeurs se font payer beaucoup plus parce qu’ils exercent davantage de responsabilités. En fait, il y a des passeurs qui ne veulent pas les enfants parce qu’ils ralentissent le voyage ou bien parce qu’ils ne veulent pas en prendre la responsabilité. Je peux donner un exemple assez dramatique dont j’ai été témoin, qui montre bien la complexité du trafic des mineurs car c’est là qu’entrent en jeu la volonté du migrant, l’exploitation, le danger et le rôle protecteur du passeur. J’étais en Turquie avec un groupe de passeurs qui opéraient dans les montagnes. Les passeurs avaient stipulé des accords avec la police et, fondamentalement, ils avaient la gestion de tous les migrants. Il s’agissait de centaines de personnes, peut-être même des milliers dans les périodes les plus chargées. Les passeurs cachaient les migrants à l’intérieur de camions qui étaient ensuite embarqués sur des ferries à destination de Bari. Il y avait des Afghans, des Syriens, des Irakiens. Dans le groupe d’Afghans, il y avait deux mineurs non-accompagnés. C’était deux frères de 12 et 16 ans, confiés au chef des passeurs, que nous appellerons Abdallah, d’un nom inventé. Abdallah s’occupait de ces deux enfants. Il y avait en-dessous de lui d’autres personnes, d’autres jeunes passeurs. Un jour où nous étions assis à un bar, la police est arrivée et a arrêté Abdallah en l’accusant de viol de mineurs. L’enfant de 12 ans avait été violé par un jeune garçon qui travaillait pour Abdallah. Les autres passeurs ont arrêté le garçon responsable de la violence, l’ont tabassé et renvoyé chez lui. Ils ont fait cela parce qu’ils savaient que, s’ils l’avaient laissé là, les migrants afghans l’auraient tué. À ce stade, les Afghans n’ont pas pu se venger, par conséquent ils ont convaincu l’enfant de dire à la police qu’il avait été abusé par Abdallah qui aurait dû assurer sa protection. Abdallah a fait quatre ans de prison – il a payé les conséquences du fait qu’il n’avait pas réussi à garantir la protection de l’enfant – puis il a été disculpé grâce à l’examen de l’ADN.

 

Le trafic et la traite, deux termes que l’on confond souvent. Pouvez-vous expliquer la différence ?

 

En Italie, il y a une grande confusion autour de ces deux termes. Avec les passeurs, le migrant achète un service, qui consiste à traverser une frontière nationale. Le trafiquant de la traite est celui de la prostitution, des organes, du travail forcé. Dans ce cas-là, le migrant n’achète pas un service, le migrant est le service, il est la marchandise vendue, achetée ou louée pour une période donnée. Ce sont deux choses différentes. Dans certains cas, la traite ne concerne même pas le passage des frontières. Par exemple, ceux qui prennent une personne et l’obligent à travailler dans les champs de tomates, sont des trafiquants de la traite. Parfois le trafic de personnes peut conduire à la traite. Cela survient lorsque les migrants n’ont pas d’autre possibilité pour survivre que d’entrer dans une situation d’exploitation. Beaucoup des mineurs que j’ai interviewés ont fini par travailler dans les zones agricoles du Liban, à la frontière avec la Syrie, parce que c’était la seule façon pour leurs parents de les faire sortir du pays. Des filles de 13, 14 ans que l’on faisait travailler 12 heures en échange d’une maigre rémunération. L’alternative était d’être violées ou tuées en Syrie. Un autre exemple est celui des femmes nigérianes qui viennent travailler dans nos marchés du sexe. Elles n’ont pas toutes été trompées : beaucoup savent avant de partir ce qu’elles feront une fois arrivée en Italie et certaines y voient une possibilité d’émancipation. Cela paraît incroyable, mais c’est ainsi. Une femme nigériane qui veut quitter son pays a deux moyens de le faire : elle peut faire confiance aux passeurs, auquel cas elle doit traverser le désert et risquer sa vie en Méditerranée mais elle doit de toute façon payer, et souvent, elle n’a pas l’argent. Ensuite, lorsqu’elle arrive en Italie, elle risque forcément de devoir se prostituer. L’alternative est de s’en remettre aux trafiquants de la traite, auquel cas c’est elle qui est la marchandise et ils font donc beaucoup plus attention. Il se passe quelque chose de semblable avec le marché de la drogue à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Un bon nombre des migrants n’ont pas été trompés par les narco-trafiquants : pour eux, le seul moyen de traverser la frontière, c’est de faire le voyage en portant la drogue à travers les tunnels des narco-trafiquants.

 

Mais j’imagine qu’il y a des différences entre les migrations dans le bassin méditerranéen et les flux migratoires entre l’Amérique centrale et les États-Unis, en ce qui concerne la typologie ou le profil des migrants…

 

En réalité, ce sont deux types de migration très semblables. Dans les deux cas, il s’agit de migrations mixtes, qui comprennent ceux que nous appelons normalement des demandeurs d’asile, des réfugiés et les fameux travailleurs migrants. Cette distinction a vu le jour pendant la seconde guerre mondiale pour distinguer les populations déplacées qui cherchaient à fuir la violence de la guerre, comme les juifs, des autres populations, qui migraient pour des questions purement économiques. Mais avec le temps, cette distinction est devenue anachronique. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus compliqué et on ne peut plus distinguer nettement entre migrants économiques et réfugiés politiques, parce que les deux choses sont souvent mêlées. Imaginons : un Hondurien qui fuit la violence au Honduras, les pandillas (bandes), fuit-il uniquement la violence ou émigre-t-il aussi pour des raisons économiques ? Il le fait pour les deux raisons. Le même discours est valable pour ceux qui s’enfuyaient de Syrie. Ils fuyaient la guerre, mais ils partaient aussi pour des raisons économiques. En fait, un grand nombre de jeunes qui arrivaient en Europe devaient pourvoir aux besoins de leur famille restée en Syrie. C’est pour cela que le profil du migrant est très semblable.

Ce qui est différent, c’est le profil du passeur et la typologie du trafic. Chez nous, il y a la Méditerranée au milieu, et pour cette raison on fait voyager les migrants à bord de canots pneumatiques ou de bateaux de pêche et le rôle du receveur est joué par la société civile, par les organisations humanitaires et par l’État. En général, les passeurs n’accompagnent pas les migrants. En Amérique, les passeurs et les migrants doivent traverser une frontière terrestre. S’ils sont pris, ils sont immédiatement arrêtés ou renvoyés au terme d’un processus terrible. Ils passent des jours, parfois des semaines, dans ce qu’ils appellent des hieleras (ou iceboxes), des salles extrêmement froides où certains tombent malades et meurent, par exemple, de pneumonie. Je n’ai jamais compris pourquoi ils font cela. Ou plutôt, officieusement, il est clair qu’ils le font pour la dissuasion mais officiellement, on ne peut pas le dire. C’est typiquement la logique de la dissuasion : vous les prenez, vous comprenez combien c’est terrible et la fois suivante, vous ne le faites plus. Une migrante trans avec qui j’ai fait le voyage pendant la caravane des migrants, par exemple, est morte. Elle avait le sida, elle a attrapé une pneumonie et elle est morte.

Ce qui est différent également, c’est le modus operandi. En Amérique centrale, le passeur accompagne le migrant pour passer la frontière, il court donc des risques importants. Le passeur connaît le désert, il est le guide et de fait, on l’appelle le coyote, le loup du désert. Mais cela commence à changer. Étant donné que les trajets sont très dangereux, les coyotes commencent à être remplacés par un système de cyber-coyotes : dans la pratique, on donne au migrant un GPS et on le guide au téléphone à travers le désert. J’imagine que les cyber-coyotes sont plus économiques. Les chances de succès sur ces trajets sont assez faibles, mais pas infinitésimales. En vérité, plus le migrant paie, plus il a de chances de réussir. Dans certains cas, on peut même parvenir à corrompre les autorités frontalières.

 

 

 

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