Discours du grand imam d’al-Azhar à la rencontre d’Awali « Orient et Occident pour la coexistence humaine »
Dernière mise à jour: 07/04/2023 15:02:57
Que la paix, la miséricorde et la bénédiction de Dieu soient sur vous.
Je commence mon intervention en vous exprimant mes sincères remerciements et mon estime, Majesté, ainsi qu’à votre noble peuple, pour votre invitation à visiter le cher royaume de Bahreïn et à participer à ce grand forum : « Orient et Occident pour la coexistence humaine ». Il s’agit d’une rencontre historique en raison de la stature des savants, des sages, des penseurs, des dirigeants politiques et des journalistes qui y participent, de l’Orient et de l’Occident. C’est, en outre, une rencontre sur laquelle il est opportun que l’histoire s’arrête pour en écrire avec des lettres de lumière les paroles et les recommandations. C’est une voix qui jaillit de Bahreïn, antique pays héritier d’une longue tradition de propension à la paix, à la tolérance, à la coexistence et au dialogue entre les civilisations et les cultures, et capable de transformer tout cela en une source créative d’énergie, la canalisant en direction de la stabilité et d’un développement social constructif.
Je ne crois pas devoir passer en revue les situations de conflit que l’humanité vit aujourd’hui en Orient et en Occident, ni énumérer les fruits amers récoltés par l’homme du XXIe siècle en termes de guerres, d’effusions de sang, de destructions, de pauvreté voire de perte d’enfants et de parents, d’épouses et d’époux, de persécutions et de craintes face à un avenir incertain. Il est toutefois important de signaler que la cause de ces tragédies est l’absence de justice sociale, que Dieu a mise sur cette terre comme loi de stabilité des sociétés et facteur d’équilibre pour l’homme, en tant que corps et esprit, et sans laquelle les sociétés humaines se transforment en quelque chose qui ressemble à une jungle. Sans parler des victimes des guerres produites par l’« économie de marché », l’accumulation de richesses, l’avidité de possession et de consommation, le commerce d’armes lourdes et dévastatrices et leur exportation vers les pays du Tiers-monde, avec tout ce que cela comporte en termes de conflits sectaires et confessionnels, d’incitation au chaos et à la déstabilisation.
Comme si cela ne suffisait pas, les politiques qui ont provoqué de telles tragédies ont été entretemps soutenues par des théories philosophiques qui se sont affirmées dans la réalité des sociétés occidentales, façonnant les conceptions des grands pays dans leurs relations avec les peuples pauvres et en voie de développement. Parmi celles-ci, la théorie du conflit (sic) des civilisations, la théorie de la fin de l’histoire, la théorie de la mondialisation. Il s’agit de théories suprématistes, qui annoncent la naissance d’un nouvel ordre mondial, favorisant un néo-colonialisme mal dissimulé, pas tellement différent du colonialisme du passé. Il y a seulement quelques jours, nous avons entendu les déclarations d’un important responsable occidental, qui a affirmé que l’Europe est un jardin luxuriant[1], tandis que le monde qui l’entoure est une jungle. Si des affirmations inconsidérées comme celle-ci sont révélatrices de quelque chose, c’est de l’ignorance flagrante à l’égard des civilisations orientales et de leur histoire, dont les racines remontent à plus de cinq millénaires, et pas seulement à trois ou quatre siècles.
Bien que la plupart des dangers qui assaillent aujourd’hui l’esprit des orientaux viennent de la civilisation occidentale, ces dangers préoccupent également une élite insigne d’intellectuels et de dirigeants occidentaux. Certains d’entre eux sont conscients que la politique occidentale est désormais incapable d’affronter les crises mondiales, caractérisées comme elles le sont par les tensions qui découlent de la menace des armes de destruction massive. Ils ont suggéré que, dans les relations internationales, la culture remplace la politique, étant donné sa capacité à comprendre l’homme et à embrasser toutes ses dimensions, âme et corps, raison et conscience. Nous ne devons donc pas désespérer : il est proche le jour où les relations entre Orient et Occident retrouveront leur intégrité et leur bonté, où les distances se réduiront et les frontières disparaîtrons, donnant vie à un rapport de complémentarité et de coopération. Alors, l’Orient et l’Occident ne seront plus isolés l’un de l’autre comme cela s’est produit au siècle dernier.
En effet, l’Occident a besoin de la sagesse de l’Orient, de ses religions et des valeurs auxquelles sont éduqués ses peuples, de sa vision équilibrée de l’homme, de la création et du Créateur. Il a besoin de la spiritualité de l’Orient, de la profondeur de sa vision de la réalité des choses, de s’accrocher à la sagesse impérissable selon laquelle « tout ce qui brille n’est pas or ». Mais l’Occident a également besoin des marchés de l’Orient et, dans ses usines situées en Afrique, en Asie et ailleurs, des bras des Orientaux. Il a besoin des matières premières conservées dans la profondeur de ces continents, sans lesquelles son industrie n’aurait plus de quoi produire. Il est tout à fait inique que celui qui fait le bien reçoive en échange davantage de pauvreté, davantage d’ignorance et de maladies. Il en va de même pour l’Orient, qui a besoin de puiser aux sciences occidentales pour sa propre renaissance technique et matérielle et d’importer des produits industriels des marchés de l’Occident. Les Orientaux doivent en outre regarder l’Occident avec un regard neuf, fait d’humilité, de bienveillance, de sentiments de bon voisinage et de compréhension de sa civilisation et de ses coutumes, qui sont le produit de circonstances et d’histoires particulières, pour lesquelles les Occidentaux ont payé un prix très élevé au cours des siècles.
Les savants de l’Islam ne doivent pas se lasser de rappeler les principes élevés, la fraternité humaine et la coopération présents dans leur religion, outre les autres éléments sur lesquels concordent Occidentaux et Orientaux, et être désireux de faire connaître aux Occidentaux l’Islam dans sa vérité.
Il convient en outre de mentionner le fait que de nombreux musulmans ont émigré en Occident, s’y sont installés et sont devenus partie intégrante du tissu de ses peuples. Parallèlement, les styles de vie occidentaux ont émigré parmi les Orientaux, dominant leurs traditions, leurs coutumes et leurs comportements modernes et contemporains, influençant une partie non négligeable non seulement de leur vision du monde mais également de leurs programmes d’enseignement et leur façon de penser.
Cela prélude à l’avènement de nouvelles relations humaines et d’une civilisation pacifique dans laquelle soient préservées les cultures des peuples, leurs spécificités et leurs différences et où l’on s’abstienne d’hégémonies culturelles et de conflits. C’est ce qu’affirme l’intellectuel français contemporain Tzvetan Todorov dans son livre La peur des barbares, dans lequel il affirme que la civilisation occidentale ne peut pas être considérée comme l’unique détentrice d’un caractère civil ni le critère à travers lequel se définit la culture des autres. Toute interférence dans la culture de l’autre doit être considérée comme un mauvais exercice du pouvoir, car il n’est pas possible d’affirmer la liberté et l’égalité à travers la contrainte, sinon nous « ne serions pas différents de ceux que nous qualifions de barbares ».
C’est ce qu’a établi avec une grande clarté le Document pour la Fraternité humaine, qui a initié un processus tangible, en Orient et en Occident, et offert un modèle éminent du respect et de l’interaction qui devraient caractériser un dialogue entre les religions et les civilisations fondé sur la reconnaissance mutuelle, la coopération, la fraternité et la paix. La déclaration a, en outre, souligné l’importance de la relation entre l’Orient et l’Occident et la façon dont chacun des deux peut tirer profit de l’autre. Je suis convaincu que, s’il plaît à Dieu, le chemin de la fraternité humaine dont cette rencontre historique sur la terre de Bahreïn peut être considéré comme l’une des pierres angulaires, pourra contribuer à promouvoir ce rapprochement et cette reconnaissance mutuelle entre l’Orient et l’Occident. D’autre part, la déclaration du Royaume de Bahreïn pour la coexistence pacifique[2] a représenté une étape importante dans la consolidation de la citoyenneté et l’élévation des valeurs de tolérance et de compréhension entre les peuples.
Honorable assemblée,
Aujourd’hui, nous possédons une théorie islamique orientale alternative à la théorie du « conflit des civilisations », connue comme théorie de la « connaissance mutuelle des civilisations » qui a suscité, ces derniers temps, l’intérêt d’éminents penseurs et chercheurs, qui l’ont présentée comme une réponse à la théorie du conflit des civilisations. Elle suppose l’ouverture à l’autre et la reconnaissance mutuelle dans un cadre de coopération, de bénéfice mutuel et d’habilitation de l’homme à assumer la responsabilité que Dieu lui a confiée. Elle consiste à peupler la terre, à la conserver et à ne la corrompre en aucune manière. Cette théorie est fondée sur le terme « connaissance mutuelle », mentionné dans le Coran et, dans ce cadre général, sur trois principes coraniques :
Premièrement : le Très-Haut a créé les hommes différents par leur race, couleur, langue, religion et autres caractéristiques. Ils resteront différents jusqu’au dernier moment de leur vie sur cette terre : « Si ton Seigneur l’avait voulu, il aurait rassemblé tous les hommes en une seule communauté. Mais ils ne cessent pas de se dresser les uns contre les autres » (Cor. 11,118).
Deuxièmement : à partir du moment où il les a créés différents, il est nécessaire qu’il les ait également créés libres dans ce en quoi ils croient, sinon, la différence qu’il a établie comme une loi de sa création ne serait pas donnée. Sur le droit à la liberté de conviction, lisons les paroles du Très-Haut : « Pas de contrainte en religion ! La voie droite se distingue de l’erreur (2,256) et celle qu’il a adressée à son prophète : « Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants ? » (10,99), et encore celle qui dit : « Tu n’es pas chargé de les surveiller ! » (88,22).
Troisièmement : si le noble Coran a établi ces deux droits, la différence entre les personnes et la garantie de leur liberté de croyance, quel type de relation la philosophie coranique établit-elle entre eux ? La seule voie pour cette relation est la connaissance mutuelle, que Dieu a définie comme cadre pour les relations entre les personnes. C’est ce que nous lisons clairement dans le noble Coran : « Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitué en peuple et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux d’entre vous. Dieu est celui qui sait et qui est bien informé ». (49,13). Oui ! Le troisième principe est logiquement tiré des deux principes précédents. On peut le formuler dans une règle qui stipule : dans le Coran, la relation légitime entre les personnes est uniquement celle de la connaissance mutuelle et de la paix.
Il en résulte logiquement les lois coraniques qui régissent les relations humaines et il n’y a pas de place pour leur interprétation ou leur altération : la différence est une condition de la liberté de conviction, qui implique à son tour une relation pacifique entre les personnes.
De ces textes fondateurs de l’Islam émerge clairement qu’il est une religion de paix, qui affirme le droit à la différence de croyance et d’opinion. Ce qui se dit et se propage parfois, le fait que la mécréance de l’autre soit une raison légitime pour le combattre, n’est donc pas vrai. C’est un mensonge pur et simple sur l’Islam et sur la vie de son prophète, bien que cette calomnie ait été adoptée par des personnes appartenant à cette religion qui est fondée sur des preuves irréfutables et non sur le doute et sur le mensonge.
Conclusion
Bien conscient des circonstances difficiles que traverse notre monde contemporain, ainsi que des menaces qui pèsent sur l’existence humaine et la préservation des peuples, auxquelles il doit faire face, je salue ceux qui ont choisi comme titre de cette rencontre historique « Orient et Occident pour la coexistence humaine ». Permettez-moi d’utiliser cette tribune pour lancer deux appels. Un aux hommes de religion, aux intellectuels et aux journalistes afin qu’ils intensifient leurs efforts pour éduquer les jeunes générations selon les valeurs communes aux différentes religions, en les traduisant dans des programmes éducatifs et de connaissance, de sorte que soit enseigné aux jeunes ce qu’affirme la philosophie des religions, à savoir que la vie est ouverture à la différence de religion, de race, de couleur et de langue et que la diversité de cultures est un enrichissement pour la civilisation humaine et contribue à bâtir la paix perdue.
L’autre appel s’adresse aux hommes de religion musulmans partout dans le monde, quelles que soient leurs différences de confession ou d’école, afin qu’ils s’emploient à instaurer un dialogue « islamo-islamique », en vue d’établir l’unité, le rapprochement et la connaissance mutuelle, un dialogue orienté vers la fraternité religieuse et humaine, éliminant les causes de division, de discorde et de conflit sectaire pour se concentrer au contraire sur les points de contact et de rencontre. Les décisions de ce dialogue devraient être marquées par une règle d’or : se pardonner mutuellement pour les choses sur lesquelles on diverge et cesser les discours de haine, les provocations et les excommunications, en affirmant plutôt la nécessité de dépasser les disputes du passé et du présent avec tout leur poids de négativité. C’est une invitation que j’adresse à nos frères chiites : je suis prêt, avec le Conseil des oulémas d’al-Azhar et le Conseil des sages musulmans, à organiser le cœur ouvert et la main tendue une rencontre semblable à celle-ci et à discuter autour d’une unique table, afin de tourner la page et de promouvoir avec réalisme l’unité de la cause islamique, conformément aux objectifs de l’Islam et de sa charia, en empêchant les musulmans d’écouter les sirènes de la division et de la désunion, et en les mettant en garde contre le risque de tomber dans le piège de ceux qui veulent jouer contre la stabilité des pays et exploiter la religion pour inciter au chauvinisme et au sectarisme ou pour s’immiscer dans les affaires des États, en usurpant leur souveraineté et leurs territoires.
En cette occasion et depuis ce Forum dédié au dialogue entre l’Orient et l’Occident pour la coexistence humaine, je joins ma voix à celle de ceux qui aiment le bien et qui invitent à la paix et à la fin de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, de l’effusion de sang des innocents qui n’ont rien à voir avec cette tragédie, à hisser le drapeau de la paix au lieu de l’étendard de la victoire, à s’asseoir à la table du dialogue et des négociations. J’invite en outre à cesser les combats en cours dans diverses régions du monde afin de reconstruire des ponts de dialogue, de compréhension et de confiance et de ramener la paix dans un monde couvert de blessures, afin de ne pas augmenter les souffrances des peuples pauvres et les conséquences néfastes pour l’Orient et pour l’Occident.
*Texte prononcé le 4 novembre 2022. Traduction à partir de la traduction de l’arabe à l’italien réalisée par Michele Brignone
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