Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:05:46
Conversation avec Pierre Larcher Pierre Larcher est professeur émérite de linguistique arabe à l’Université d’Aix-Marseille. Universellement reconnu comme l’un des plus grands traducteurs de poésie préislamique, il vient de publier Le Cédrat, la Jument et la Goule (Sindbad-Actes Sud, 2016). Dans cet entretien, il raconte son parcours d’homme et de chercheur : la formation humaniste, les études de linguistique, les longs séjours sur le terrain, surtout en Syrie et en Libye... Une conversation à 360 degrés sur le monde arabe, vu à travers le prisme de sa littérature.
Aujourd’hui la langue arabe fait l’objet d’un grand intérêt. En Italie comme dans le reste de l’Europe, les étudiants augmentent et les centres de recherche se multiplient. Mais parfois on a l’impression que la seule raison pour étudier l’arabe serait de pouvoir accéder aux forums djihadistes pour suivre les interminables discussions des militants ou d’étudier les « disquisitions » sur le licite et l’interdit. Par contre, votre parcours personnel, entre linguistique et littérature, vous a conduit à vous consacrer à la poésie arabe classique, de préférence antéislamique, en traduisant des dizaines de poèmes. Y a-t-il à votre avis une actualité de cette parole poétique ?
C’est fatal ! Salafisme et djihadisme constituent l’avers et le revers, respectivement idéologique et agressif, d’une seule et même médaille, brillant d’un éclat si funeste dans le ciel de l’islam qu’elle éclipse tout le reste. Évidemment, ce mixte d’abrutissement idéologique et d’innommable brutalité laisse un arabisant, au sens académique du terme, sans voix : je suppose qu’il en allait de même pour les sinologues classicisants à l’époque du maoïsme et de la « révolution culturelle »… Accessoirement, cela met notre arabisant devant un choix. Ou bien se convertir, comme un nombre croissant de collègues, à ce que j’appelle l’ « islamismologie » : c’est un travail utile et même nécessaire, qui vous ouvre les médias, mais intellectuellement peu gratifiant. Ou bien alors faire autre chose. Pour ma part, c’est le choix que j’ai fait, alors même que j’ai commencé ma carrière d’arabisant « avant » (bien sûr, l’islamisme existait déjà : le wahhabisme est apparu en Arabie à la fin du XVIIIe siècle, le mouvement des Frères Musulmans a été fondé dans l’entre deux guerres… Mais il n’était pas encore passé à l’action. Ou plutôt on avait oublié ou même jamais su, car elles ne nous concernaient pas, ses exactions : voyez, rapporté à l’échelle de l’Arabie, le terrible bilan humain et matériel de l’expansion saoudienne, au XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe siècle…). J’ai fait le choix de la linguistique textuelle. Linguistique, parce que, de toutes les sciences humaines, trop humaines pour être des sciences, c’est la plus rigoureuse, venant sans cesse rappeler qu’entre les choses et nous, il y a les mots (je dois à la vérité de dire avec un remarquable insuccès : tous les jours, on entend dire que l’islam est une « religion de paix », parce qu’islâm est dérivé de salâm, voire signifie salâm : il suffit d’ouvrir un dictionnaire classique comme le Lisân al-‘Arab d’Ibn Manzûr (VIIe/XIIIe siècle) pour vérifier que c’est une imposture philologique). Et textuelle, parce que faire des textes mon terrain m’a toujours paru, surtout quand j’étais sur le terrain, la seule manière de ne pas aliéner ma liberté de chercheur, c’est-à-dire finalement de ne pas me renoncer ni me compromettre − la poésie préislamique, que j’analyse depuis plus de quarante ans et traduis depuis plus de vingt, fonctionnant ici comme un plus, ou, plutôt, comme la philosophie pour Boèce : une consolation. Vous me demandez s’il y a une actualité de cette parole poétique. Je laisserai mes lecteurs arabes répondre à ma place, qui voient dans certains des poèmes que j’ai traduits des métaphores de la situation actuelle, voyez par exemple le début du poème en bâ’ de ‘Abîd b. al-Abras : « De ses gens, Malhoub s’est vidé / Et Qoutabiyyât et Dhanoub / Et Râqis et Thou‘alibât / Et Dhât Firqayn et Qalîb / Et ‘Arda et Qafâ Hibirr : / Il n’y a plus âme qui vive ! / […] Terre héritée de tant de maux, / Quiconque y séjourne a la guerre / Ou bien est tué ou bien ruiné… ».
Le lecteur de cette poésie est rapidement frappé par sa nature profane et son anthropocentrisme. Même si des références à la divinité et au sort ne sont pas absentes, tout semble se jouer sur le plan strictement humain. Sommes-nous en présence d’une forme d’humanisme, en l’occurrence d’un « humanisme tribal » pour reprendre la formule célèbre de Montgomery Watt ? Ou s’agit-il d’un mirage ?
Oui, elle est centrée sur l’homme, vir plus qu’homo d’ailleurs, même si la femme n’en est pas absente : non seulement la femme objet, mais encore la femme sujet ; après tout, ce qui donne à penser, on peut citer pour la période préislamique plus de poétesses que pour les presque quatorze siècles de période islamique qui ont suivi… Elle est centrée sur l’homme, en ce sens que Dieu et même les dieux en sont absents : en revanche, à chaque pas, on tombe sur des rites, dont certains récupérés par l’islam, comme la circumambulation ou la lapidation (pas celle de l’adultère, qui, via le hadith, vient du judaïsme, mais le jet de pierres conjuratoire ou divinatoire), ou encore des cryptides, comme les djinns (mentionnés à de maintes reprises par le Coran) : pour un lecteur de la poésie préislamique, l’islam, comme religion, a une incontestable dimension arabique… Pour autant, je ne parlerais pas d’« humanisme tribal », ce qui cadrerait mal avec l’image de société virile et guerrière que renvoie cette poésie, mais n’exclut pas des moments d’humanité : je pense par exemple au doute amoureux de ‘Antara, que sa condition de métis et d’ancien esclave rendent, psychologiquement, plus complexe, ou encore au vieil Abû Kabîr al-Hudhalî prenant sa fille Zuhayra pour confidente des exploits de sa jeunesse. En revanche, on pourrait parler d’humanisme pour qualifier la part de la civilisation classique de l’islam, par ailleurs et très évidemment théocentrée, qui a su faire une place, entre autres choses, à cette poésie et aux « histoires » (’akhbâr) qui lui sont associées, ce dont témoigne une somme comme le Kitâb al-Aghânî d’al-Isfahânî (IVe/Xe siècle). L’emploi d’un terme aussi intimement lié à l’histoire culturelle européenne ne va pas cependant sans risque, en ce qu’il invite à une comparaison : or, il est clair que la réappropriation du fonds préislamique, essentiellement pour des raisons linguistiques, n’a pas eu, ici, le même effet que, là, celle du fonds gréco-latin…
Une telle fonction humaniste pourrait-elle être assumée par la poésie arabe classique à l’heure où des foyers de civilisation tels la Syrie semblent s’enfoncer dans un processus de « dé-civilisation» accélérée ?
« Dé-civilisation ». Oui, pour qui l’a visitée une première fois en 1969, puis une seconde en 1970, avant d’y faire un premier séjour entre 1971 et 1973, la Syrie apparaissait comme un pays de vieille civilisation, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire urbaine, avec des cités aux centres historiques magnifiques (les périphéries étaient moins belles !), remplis de monuments (souvent en mauvais état, mais vivants), mosquées, palais et demeures patriciennes, madrasas, hammâms, khâns…, des souks pleins d’artisans habiles et de commerçants entreprenants… Je connais même des gens, nostalgiques des éblouissements de leur jeunesse, se voyant finir leurs jours à Damas ou Alep : évidemment, c’est raté. C’était, si l’on veut, la face aimable du pays. Mais il y en avait une autre qu’on entrevoyait dès lors qu’on n’avait pas les yeux chaussés des épaisses lunettes idéologiques de l’époque. À l’époque, l’idéologie dominante dans nos études était le tiers-mondisme, en vertu duquel tout pays du tiers monde était nécessairement bon, victime qu’il avait été du « colonialisme », mais, bien sûr, encore meilleur s’il se proclamait « progressiste », se réclamait du socialisme etc. Qu’il ait eu un régime soviétoïde, plus policier que policé, embrigadant les gens dès leur plus jeune âge etc., ne gênait personne ou presque (on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, camarade). On en vit le résultat. C’est entre mes deux séjours syriens (le second en 1989-1990) que se produisit le choc effroyable de deux barbaries, sanglants attentats d’un côté, représailles non moins sanglantes de l’autre, qui culmina en 1982 avec le massacre de Hama1. Rétrospectivement, on y verra l’acte I d’une tragédie dont on voit sous nos yeux l’acte II et dont on ne connaît pas le dénouement, sauf que la Syrie, que nous avons connue et aimée, est morte. Dans la Syrie que j’ai connue, il y a près d’un demi-siècle, il y avait des lettrés, capables de réciter des milliers de vers. Dans celle que j’ai retrouvée, quinze ans plus tard, il y en avait beaucoup moins. La massification de l’enseignement, sans oublier le formatage idéologique de la jeunesse, étaient passés par là, qui se font nécessairement au détriment des cultures classiques, lesquelles ont toujours été des cultures savantes, apanage de minorités. Pour autant, ces lettrés de ma jeunesse n’étaient pas les héritiers de l’ère abbasside, qui avait mis à l’honneur cette poésie, en la collectant, la commentant, l’anthologisant…, mais plutôt ceux de la Nahda, qui avait remis à l’honneur langue et littérature classiques. C’est ce paradigme, ouvert au XIXe siècle, qu’on voit aujourd’hui se refermer. Que sortira-t-il des actuelles convulsions du monde arabe en matière de langue et de littérature, avec ces guerres civiles, touchant un nombre croissant de pays, et, pour conséquence, une jeunesse déscolarisée, à tout le moins à la scolarité aléatoire ? Je laisserai les spécialistes répondre pour la littérature ; je puis répondre pour la langue : une langue classique est toujours une variété stabilisée, parfaitement réglée. Pour qui l’observe, l’arabe, tel qu’il s’écrit aujourd’hui, apparaît, à l’image même du monde arabe, comme profondément déstabilisé, déréglé, partant dans tous les sens, où l’on a peine à reconnaître l’arabe qu’on a appris, il y a cinquante ans, à l’école ou à l’université…
Zuhayr Ibn Abî Sulmâ met ainsi en garde ses auditeurs - je le cite d’après votre traduction : « Ce qu’est la guerre, vous le savez, l’ayant goûtée. […] La faites-vous surgir, elle surgit odieuse. Et s’allume, si vous l’allumez, et s’attise. Elle vous broie comme une meule sur son cuir ». Quel sentiment et quelles réflexions vous suscite la lecture de ces vers ?
Oui, c’est un extrait des Mu‘allaqât2 assez souvent cité, parfois à des fins apologétiques, comme un manifeste pacifiste. C’est anachronique ! Les guerres intertribales, racontées par les ’ayyâm al-‘Arab (« journées des Arabes ») et auxquelles font allusion les poèmes, ne sont pas les guerres totales d’aujourd’hui. Il s’agit de raids, destinés à faire du butin, hommes et biens, qu’on échange ou rançonne, mais qui parfois tournent mal : il y a mort d’homme, déclenchant le cycle infernal de la vengeance (tha’r), que des chefs, par leur médiation, tentent d’enrayer, « par les biens et les propos d’usage », c’est-à-dire par la diplomatie et les compensations matérielles… Mais, dans le cas de Zuhayr, on peut se demander si la guerre est même simplement « historique » … Le prétexte en peut paraître futile : une course entre un étalon, Dâhis, propriété d’un membre de la tribu des ‘Abs, et une jument, al-Ghabrâ’, propriété d’un membre de la tribu des Dhubyân, mais course faussée par la tricherie du propriétaire de la jument et déclenchant une guerre de quarante ans. Quarante ans ! Tiens, c’est aussi la durée d’une autre guerre, non moins célèbre dans la tradition arabe, celle d’al-Basûs, racontée de mille manières, mais au-delà des éléments variables avec un schéma invariable. En voici la version rapportée par le dictionnaire Lisân al-‘Arab d’Ibn Manzûr, déjà cité, à l’article BSS : « Al Basûs : c’est le nom d’une femme, tante maternelle de Jassâs b. Murra, des Shaybân ; elle avait une chamelle appelée Sarâb. Kulayb Wâ’il la vit dans son domaine réservé (himâ), qui avait cassé des œufs d’un oiseau, qu’il avait pris sous sa protection. Il en visa le pis d’une flèche. Jassâs bondit sur Kulayb et le tua. Il en résulta la guerre de Bakr et de Taghlib, fils de Wâ’il, quarante ans. En conséquence de quoi les Arabes firent un proverbe sur le mauvais présage et c’est elle qui a donné son nom à la guerre d’al-Basûs. La chamelle, dit-on, fut sacrifiée par Jassâs b. Murra ». Le linguiste relèvera, cerise sur le gâteau, que la chamelle porte un nom de femme (Sarâb « mirage ») et la femme un nom de chamelle (basûs « chamelle qu’on appelle du cri buss ») ! Évidemment, pour prendre une référence qui vous est chère, on trouve ici beaucoup d’éléments semblables à ceux analysés par René Girard dans La Violence et le sacré… Plus je traduis de poèmes et plus je pense que cette poésie et les « histoires » qui lui sont associées consignent moins l’histoire des Arabes que leur mythologie : malheureusement, dans le monde de l’islam, qui n’a pas fait sa révolution herméneutique, la théologie a tué la mythologie. Quant aux arabisants, ils manquent de l’audace ou, plus simplement, des compétences nécessaires pour aller plus avant dans le sens d’une lecture mythologique de la poésie préislamique…
Le brigand, l’amant, le guetteur de mirages… autant de titres de vos livres et autant de figures formulaires qui affleurent dans ces poèmes. Quel est le personnage ou le motif avec qui vous vous identifiez le plus ?
C’est mon éditeur, Farouk Mardam-Bey, qui dirige Sindbad chez Actes Sud, qui me réclame de tels titres. Comme je l’aime beaucoup (c’est un lettré arabe d’autrefois…), je les lui offre, mais sans rien inventer, au risque parfois d’être incompris. Le brigand, c’est un type, celui du su‘lûk, incarné par Ta’abbata Sharran, dont le « chant de vengeance » a été adapté par Goethe dans son Divan occidental-oriental et, plus encore, Shanfara, dont le poème en lâm dit « des Arabes » (lâmiyyat al-‘Arab) a été traduit, par exemple en italien par Gabrieli, ou adapté, par exemple en polonais par Mickiewicz, maintes fois et en maintes langues ; l’amant, c’est un autre type, incarné par Imru’ al-Qays, personnage mi-historique (il était fils de Hujr dernier roi de Kinda, Kinda étant une confédération tribale, d’origine sudarabique, mais ayant migré vers le centre et le nord de l’Arabie) et mi-légendaire, auquel on prête mille aventures amoureuses, dont la dernière lui sera fatale, au point que, jeune chercheur, nourri de poétique jakobsonienne, je proposais de lire sa Mu‘allaqa comme une parodie des journées héroïques des Arabes (les ’ayyâm al-‘Arab dont on a déjà parlé) en journées érotiques d’Imru’ al-Qays : make love, not war ! On le surnomme zîr nisâ’ en arabe, en français on dirait coureur de jupons. Ces types ont la force de mythes. C’est particulièrement net avec Ta’abbata Sharran, qui, dans deux poèmes, raconte avoir rencontré et décapité une goule. On peut y voir la version arabe du mythe de Persée et Méduse, d’autant plus sûrement que l’association est faite depuis longtemps en astronomie : la constellation que nous appelons Persée porte en arabe le nom de Hâmil ra’s al-ghûl (« le porteur de la tête de la goule ») et sa principale étoile, une étoile variable à éclipses, porte en nos langues le nom arabe d’Algol (al-ghûl « la goule ») ! Le « guetteur de mirages », c’est autre chose : une qualification de l’oryx ou antilope à sabre dans le poème en dâl d’al-Nâbigha al-Dhubyânî « Ô demeure de Mayya… ». Or, si l’on observe que le poète s’imagine enfourcher l’oryx, se débarrassant, en les embrochant, des chiens de chasse lancés à sa poursuite, c’est tout le rahîl (« voyage »), seconde des trois parties de la qasîda selon le poéticien Ibn Qutayba (IIIe/IXe siècle) qui devient une métaphore : celle du poète rentrant en grâce auprès du souverain lakhmide après avoir triomphé des ennemis qui l’avaient discrédité. Ce qui nous amène à la question du style. Il a fallu près d’un demi-siècle pour que les arabisants appliquent à la qasîda préislamique les idées de Parry sur les épopées homériques et slaves. Mais outre que la corrélation formule/mètre n’est pas aussi rigoureuse et systématique qu’on veut bien le dire chez Homère même, il m’a toujours semblé qu’il y avait une différence fondamentale entre épopée antique ou slave et qasîda arabe : les premières comptent des milliers de vers ; la seconde une centaine tout au plus et généralement beaucoup moins. De sorte que, pour l’arabe, l’idée d’un style formulaire s’appliquerait beaucoup mieux à une composition de grande étendue comme le Coran, où elle pourrait d’ailleurs s’appuyer, entre autres, sur la tradition des mutashâbihât (« versets se ressemblant ») de l’exégèse musulmane. Bien sûr, comme dans toute poésie traditionnelle, sûrement d’origine orale, il y a des formules, des stéréotypes, des clichés, mais le linguiste que je suis parlerait plus volontiers de variations individuelles sur des thèmes communs. Mieux : plus je traduis ces poèmes et plus j’observe qu’ils présentent plus de variété structurelle et thématique qu’on veut bien le dire. Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question : Alexandre, dit-on, s’identifiait à Achille. Aucun occidental du XXIe siècle ne s’identifierait à un héros préislamique, même si Tarafa, par exemple, est tout à la fois et très loin de nous par ses violences de jeune guerrier (fatâ) et très proche par sa peur avouée de la mort : leurs « vertus » (terme qui vient de virtus, où il y a vir, la murû’a arabe) sont, sous nos latitudes, passées de mode… Mais s’il est quelque chose qui nous les rend sympathiques, c’est qu’ils sont constamment transgressifs : ils s’enivrent (cela s’appelle, entre autres, « renverser les enseignes », celles des marchands de vin ambulants), ripaillent et, par dessus tout, ne pensent qu’à « ça » : voyez, par exemple, le topos de l’homme, déjouant toute surveillance, pour s’en aller rejoindre une femme sous la tente… Transgressifs, non bien sûr par rapport aux sociétés permissives d’Occident (relativement d’ailleurs : si la police des mœurs s’est beaucoup relâchée, celle de la pensée, à l’inverse, s’est beaucoup aggravée !), mais par rapport aux sociétés oppressives et répressives du monde arabe et musulman, que les islamistes veulent rendre, et, là où ils le peuvent, rendent effectivement plus oppressives et répressives qu’elles ne le sont déjà ! Quant aux motifs, les plus beaux sont à rechercher selon moi dans ce qui correspond aux deux premières parties de la qasîda tripartite : portraits de femme, souvent très sensuels, descriptions animalières, dignes d’un naturaliste, pour l’exactitude anatomique ou éthologique de l’animal décrit, scènes bachiques ou cynégétiques etc.… Motifs que l’on peut admirer de deux manières : de manière statique, comme des tableaux, ou, mieux, de manière dynamique, comme ayant un sens dans la marche générale du poème, spécialement symbolique : je vous renvoie au rahîl du poème d’al-Nâbigha, qu’on a déjà évoqué.
À côté de votre intense activité académique, vous avez vécu une longue expérience sur le terrain en Libye. Quels sont vos souvenirs de cette période et comment a-t-elle marqué vos études ?
En Libye, mais aussi, avant, en Syrie, et, après, au Maroc et à nouveau en Syrie, soit un total de onze années, ce qui est beaucoup à l’échelle d’une vie humaine et sans doute trop. Même si, comme beaucoup d’arabisants français depuis Volney, j’ai toujours eu un faible pour la Syrie, c’est certainement la Libye qui m’a le plus marqué, à la fois pour des raisons particulières et générales. Des raisons particulières, je n’évoquerai ici qu’une seule qui tient à mon parcours académique tout en nous reliant à l’actualité immédiate. J’ai débarqué à Benghazi en Septembre 1973. Ma première visite fut pour l’Université, au département de français de laquelle j’étais affecté. Au passage, je jetai un coup d’œil sur la bibliothèque, aussi riche en sources arabes que pauvre en littérature secondaire. Au rayon « grammaire » (nahw), je tombai sur un exemplaire de l’édition originale d’Istanbul, datée de 1310 de l’Hégire, du Sharh al-Kâfiya de Radî al-dîn al-Astarâbâdhî (m. 688/1289), que j’avais cherché en vain en Orient : il ne devait plus me quitter. L’Université occupait encore, pour quelques mois, un édifice du centre-ville, datant de l’époque italienne. En Janvier 1974 elle déménagea sur un magnifique campus hors la ville, dont le centre était occupé par la bibliothèque. Récemment, on a pu voir sur une télévision française un reportage sur Benghazi et la reprise par l’Armée Nationale Libyenne du général Haftar de l’Université occupée par les islamistes. Les bâtiments étaient en ruines : qu’est la bibliothèque devenue ? Ne voyez pas dans cette évocation une remémoration égoïste de quelqu’un qui préférerait les livres aux gens. Non, plutôt l’anamnèse, mi-métonymique, mi-métaphorique, d’un arabisant qui a vu, au cours de sa carrière, deux des trois pays dans lesquels il a vécu passer du statut de prison des peuples à celui de champ de ruines. On serait mélancolique à moins ! J’en viens aux raisons générales. La Libye avait ceci d’intéressant et de formateur pour un jeune arabisant de concentrer tous les maux dont souffre le monde arabe. D’abord, ce pays n’en avait jamais été un dans l’histoire. Il faut attendre 1835 et le retour des Ottomans à Tripoli pour voir ceux-ci tenter d’organiser administrativement, ce que n’avait pas fait la Régence de Tripoli, la Cyrénaïque (où ils rencontrent la Sanûsiyya) et le Fezzan : quelques « éléments ottomans en Cyrénaïque » pour reprendre le titre d’un article du géographe Xavier de Planhol, qui vient de disparaître et que j’eus le privilège d’accompagner dans son enquête sur le terrain en 1974, et un sérail à Mourzouk, que j’ai vu en 1974 également, viennent rappeler ce passé oublié. Le colonisateur italien achèvera de tracer les frontières de cet espace, cependant longtemps contestées au Sud, et lui donnera son nom, Libye, repris de l’Antiquité, bien que dans l’Antiquité, il désigne soit un espace plus restreint, la Libye grecque, c’est-à-dire la Cyrénaïque et la Marmarique, soit un espace plus vaste, toute l’Afrique du Nord berbérophone : libyque renvoie encore à cette extension. (On trouve parfois Lûbiyya au début de l’époque islamique, mais pour désigner le Western Desert). Ensuite, après un intermède monarchique (la monarchie étant issue de la Sanûsiyya et le roi restant au fond l’émir de Cyrénaïque qu’il avait été par deux fois, en 1919-1922, puis en 1949-1951)3, le pays emprunta la voie empruntée par beaucoup de pays arabes avant lui, celle des « révolutions », c’est-à-dire des coups d’état militaires, pratiquant une politique tout à la fois nationaliste arabe et socialiste, d’où devait sortir, par réaction, l’islamisme. Et enfin ce pays aussi vaste que vide possédait des ressources minérales, qui le faisaient ressembler aux monarchies pétrolières du Golfe : peu de gens et beaucoup d’argent, d’où une main d’œuvre immigrée innombrable, surtout arabe et africaine, fort maltraitée, pis, prise en otage des relations bilatérales de la Libye et de leurs pays d’origine, sans que cela émeuve en rien les grandes consciences occidentales… Normalement, les seuls problèmes du pays auraient été de répartir équitablement l’argent du pétrole et de préparer l’après-pétrole. C’était compter sans Kadhafi et son activisme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je me demande si cet encombrant personnage n’est pas venu combler un vide : une société patriarcale mise à mal par le pétrole, une société civile inexistante, un désert culturel… En tout cas, les Libyens ne peuvent pas faire l’économie d’une analyse. Ils doivent se demander pourquoi ils ont eu Kadhafi et pourquoi ils l’ont eu aussi longtemps. Il a fallu attendre plus de quarante ans pour que la Cyrénaïque d’abord, la ville de Misrata ensuite (se souvenant peut-être qu’elle avait été une république entre 1918 et 1920) se rebellent. Le régime serait venu à bout de la rébellion, n’était l’intervention occidentale. Il est de bon ton aujourd’hui chez les analystes de lui imputer le chaos actuel : sans doute préfèrent-ils, comme certaines chancelleries, au désordre, un « ordre injuste ». Ils ont oublié que les choses avaient plutôt bien commencé, par des élections libres et un parlement dont la majorité, à la différence de l’Égypte et de la Tunisie voisines, n’était pas islamiste. Mais chassez le naturel, il revient au galop : les milices, dont certaines islamistes, n’avaient pas désarmé, qui représentaient toutes une ville ou une région (la rébellion étant polysegmentaire, comme la société). Il s’en est suivi une guerre de tous contre tous, qui a permis l’installation, ici ou là, d’islamistes encore plus radicaux et, notamment, de l’État islamique à Syrte, là même où Ouest, Est et Sud du pays (dans la Grande Syrte, la Méditerranée borde le Sahara) du pays se rejoignent. Ou plutôt se séparent : le fond de la grande Syrte, qui s’enfonce loin dans les terres, c’est l’endroit même où l’Antiquité place l’autel des Philènes, marquant la frontière entre Libye grecque et Libye carthaginoise...
Vous avez toujours insisté sur la dimension anthropologique et même ethnologique nécessaire pour comprendre cette poésie. Est-il question seulement d’allusions à des réalités concrètes ou bien le mode de vie nomade laisse-t-il des traces également dans la mentalité qui structure ces compositions ? Et comment qualifierez-vous la relation entre cette poésie bédouine et la grande production postislamique qui en imite très souvent les traits, tout en étant largement sédentaire ?
Je dirai d’abord et plus modestement ethnographique. Si vous n’avez jamais vu une tente bédouine, vous ne pouvez pas comprendre le début du poème d’al-Nâbigha al-Dhubyânî déjà évoqué, spécialement le vers 5, avec ses « deux portières et le bagage empilé », qui sépare la tente en deux compartiments, celui des hommes et celui des femmes. De même, si vous n’avez jamais vu de palanquin de femme au dos d’un chameau, vous ne pouvez pas comprendre la comparaison dans la Mu‘allaqa de Tarafa avec le balancement d’un bateau du genre boutre sur les vagues du Golfe persique… Bien sûr, ce qui est vrai du matériel de la vie bédouine vaut aussi bien pour la faune et la flore etc. Maintenant, peut-on dépasser ces lectures référentielles, d’autant plus justifiées que les mêmes mots désignent encore les mêmes choses (le bagage empilé se dit nadad dans le poème d’al-Nâbigha, nadîd chez les Bédouins de Syrie…) en direction d’interprétations anthropologiques, ayant, qui plus est, une certaine forme d’actualité ? Sans doute, mais à une double condition : de ne pas plaquer sur le poème des théories toutes faites en voulant l’y faire rentrer de force : un peu d’éclectisme et beaucoup d’empirisme conviennent mieux ; de ne pas oublier que cette société, qu’on croit aussi mobile dans l’espace qu’immobile dans le temps, était déjà résiduelle, quand je l’ai rencontrée, dans la steppe syrienne d’abord, la Cyrénaïque des Banû Sulaym ensuite. À cette double condition, on peut alors s’y essayer, comme je l’ai fait avec un poème aussi bref qu’obscur : la Mujamhara de Khidâsh b. Zuhayr. J’y ai vu un conflit entre deux types de solidarité, la parenté et l’alliance. Deux de trois clans étroitement apparentés (« par le père et la mère », dit le poème : il s’agit donc de frères utérins) veulent s’en prendre à un allié du troisième, ce à quoi ce dernier, au nom de la foi jurée par son ancêtre, s’oppose vigoureusement, mettant ainsi l’alliance au dessus de la parenté… Or, ce type de fraternité est le corrélat de la polygamie (en fait : polygynie) : ne voit-on pas des frères utérins se succéder sur le trône d’Arabie saoudite ? Enfin la dernière partie de votre question pose des questions de fond, auquel personne n’a encore pu répondre : est-ce une poésie authentiquement nomade ou plutôt « à la manière de… », liée au départ aux cours princières de l’Arabie du Nord, en Syrie et en Mésopotamie ? Si les orientalistes ont pu se poser la question de son authenticité, c’est parce qu’avant eux la tradition arabe elle-même avait parlé d’apocryphes et de faussaires… Quoi qu’il en soit, la qasîda monomètre et monorime est restée la forme de la poésie savante jusqu’au milieu du XXe siècle ! Je dis bien « forme ». Car, pour le fond, même si on peut tirer des fils entre les différents thèmes de la qasîda polythématique préislamique et les différents genres de la poésie de l’époque islamique, il en va autrement : on voit des poètes abbassides, comme Abû Nuwâs, se moquer ouvertement de la thématique bédouine. En somme, « sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques », comme le disait le poète français André Chénier. Et je dis bien « poésie savante », car il existe aussi une tout autre poésie, par la forme, le fond et même la langue, à commencer par le célèbre muwashshah andalou…
Comment traduire des textes si éloignés de nous dans le temps et dans l’espace ? Sont-ils à la portée de tous ou bien il y a des préconditions que vous exigez de vos lecteurs ?
Autant résoudre la quadrature du cercle ! Chaque vers est un défi, dont l’accouchement en français se fait dans la douleur : patiente conquête du sens et du son ! Mais quel bonheur, quand le vers satisfait à la fois la raison et l’oreille et quelle récompense quand un de vos lecteurs arabes vient vous dire que c’est la première fois qu’il entend en français l’arabe même… Je n’exige aucune précondition de mes lecteurs, sauf, bien sûr, d’aimer la littérature en général et la poésie en particulier. Il est vrai qu’aujourd’hui c’est sans doute beaucoup demander… Vrai aussi que parmi mes lecteurs, arabes ou non, la plupart ont reçu une formation classique. Mais il ne faut pas désespérer. Après la sortie de Zuhayra !, mon éditeur m’a transmis un lien vers une radio « branchée », mais ayant une émission littéraire, où avait été lu un long extrait du recueil. Sans doute ne l’aurais-je pas lu moi-même ainsi. Mais peu importe. Ce qui importe, c’est qu’un poème venu du passé et d’ailleurs, ait pu, par la seule force du langage poétique, se frayer un chemin vers un nouveau public…
Dans votre entretien avec Mme Henda Zaghouani-Dhaouadi (« Synergies Monde arabe » n. 5, 2008, pp. 217-232) vous aviez déjà répondu que, « si vous me demandez laquelle de mes traductions je préfère, […] en bon père de famille, j’aime tous mes enfants également ». Je ne vais donc pas répéter la question. Mais pour conclure je vous demanderais de citer un bref morceau qui puisse donner un aperçu de cette parole poétique.
Merci de ne pas me confronter au choix de Sophie ! Souvent, quand la famille s’agrandit, la préférence va au petit dernier. Aussi citerai-je comme aperçu de cette parole poétique quelques vers extraits de ma dernière traduction, un poème de ‘Alqama b. ‘Abada, plus connu sous son surnom d’al-Fahl (« l’étalon ») : Oui, je suis monté sur la selle arçonnée, hâlé par / Une journée, que les Gémeaux apportent, empoisonnée / Brûlante, comme si l’ardeur du feu l’enveloppait / Malgré les vêtements, tête de l’homme enturbannée… Il s’agit d’une course dans le désert, sur une chamelle, aux premières chaleurs, apportées par un vent du Sud, qu’on croit chargé de miasmes… Homme libre, toujours tu chériras le désert ! pourrait-on dire en parodiant le premier vers de La Mer de Baudelaire (ses mânes me pardonnent la violence faite à la métrique française !). Bien sûr, c’est un mythe (occidental) que celui du désert qui rend libre comme l’est celui du désert qui rend monothéiste. Mais remplacez mer par désert dans le poème de Baudelaire et vous pouvez dire la même chose de la lutte du nomade et du désert, omniprésente dans cette poésie, que le poète dit de celle du marin et de la mer, le dernier quatrain surtout : Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
Un abrégé de cette conversation a été publié dans France Catholique n° 3523 (20 Janvier 2017).
Notes
1 En février 1982 Hâfiz al-Asad attaqua la ville de Hama pour étouffer la révolte fomentée par les Frères Musulmans. Le nombre de morts est estimé à 10 mille (N.d.T.).
2 Le recueil des plus célèbres poèmes préislamiques (au total 12, selon les différentes recensions). Pierre Larcher les a tous traduits en français : d’abord le canon des sept poèmes (Les Mu‘allaqât, Fata Morgana 2000) ; ensuite les cinq suivants (Le guetteur de mirages, Sindbad-Actes Sud 2004). (N.d.T.).
3 Le roi résidait le plus souvent à Tobrouk et avait fait d’al-Baydâ’, siège de la première zâwiya (complexe religieux) de la Sanûsiyya, sa capitale.