Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:42:19
Auteur: Jean-Loup Amselle
Titre: L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes
Éditeur: Stock, Paris 2008
Édition Italienne: Il distacco dall’Occidente éditeur: Meltemi, Roma 2009
Sans aucun doute, « l’Occident fait eau de toute part et les rats quittent le navire » (p. 7). En témoigne le fait que notre époque est celle de la fuite d’un Occident idiotement hégémonique, borné de manière inguérissable et incapable de faire de la place à la diversité culturelle. De cette prémisse – légitimement polémique – naît la galaxie postcoloniale illustrée par Amselle dans ses lignes théoriques fondamentales, sans ignorer les variations infinies sur le principal thème déconstructif : le chantage de la subalternité, à laquelle ont été réduites les cultures « autres », se fait en prenant la parole contre et surtout hors de l’Occident, dans un détachement radical et sans retour. Sous ce point de vue, le travail d’Amselle se présente aussi comme une reconstruction historique remarquablement soignée des nombreux débats auxquels des générations entières d’intellectuels « ubalternes » ont donné naissance, en montrant au monde ce qu’il y a au-delà de l’Occident prédateur d’altérité : l’Inde, l’indigénisation promue par le zapatisme, les « savoirs endogènes » africains, le renouveau d’une certaine pensée juive, sont seulement certains moments de la prise de distance qui bouleverse les lieux communs de la pensée coloniale. À coups de French Theory, sans oublier la figure tutélaire des Subaltern Studies, Antonio Gramsci, les jeux herméneutiques infinis de la postcolonialité voient ainsi le jour, non sans les points de contraste internes qui témoignent de sa vitalité conceptuelle extrême. Cela ressemble vraiment à un règlement de ¬comptes : l’Occident, frappé par la « facture post-coloniale » (p. 185), voit revenir l’altérité refoulée, qui, finalement, bouleverse son rêve hégémonique narcissique. Aujourd’hui, nous pouvons parler d’ « africanité », d’ « indianité », d’ « amérindianité », comme ce qui, précisément, ne vient pas de l’Occident ou qui simplement a pris définitivement congé de lui. Et pourtant, Amselle ne partage pas l’enthousiasme des postcolonialistes. Un doute le traverse et, dans les dernières pages, il explicite sa perplexité de manière presque brutale : et si le « décrochage » de l’Occident était son énième et tragique victoire ? Il y a en effet un prix à payer « pour nous être fait rattraper par la facture postcoloniale » (p. 212) : parler d’africanité, d’indianité, d’amérindianité pourra peut-être sembler l’objectif de l’émancipation ; mais, à la fin, cela équivaut à une opération d’essentialisation des cultures, comme si elles étaient des morceaux de musée à préserver dans leur -pureté intacte. Résultat : « toute l’histoire passée faite de contact entre les différentes cultures et -civilisations est ainsi niée, pour réaffirmer la définition de spécificités culturelles irréductibles. Si par le passé, chaque culture, chaque civilisation pouvait et devait être considérée comme l’issue d’une série complexe d’échanges, de contacts, de prêts avec d’autres cultures qui lui étaient plus ou moins proches, maintenant la règle consiste à réaffirmer des identités pures et inaltérables » (p. 216). En somme, si le gain postcolonial s’obtient en évacuant le dynamisme des échanges interculturels, le prix que nous payons est le choc de civilisations, selon la célèbre prophétie de Huntington. Du reste, pour Amselle il n’y a pas d’alternatives : « étant donné qu’aucune forme de communication n’est praticable entre les cultures, la définition de catégories capables de transcender chaque entité particulière devient impossible, ainsi, seule une myriade d’humanités fragmentées, chacune desquelles vit repliée sur elle-même, reste en vie ». Désormais, le conflit nous attend au coin de la rue. Voilà ce qui se produit quand est vainqueur, encore une fois, la raison ethnologique et son schéma « muséal » implacable : « en récupérant en sa faveur les mêmes stéréotypes que l’Occident avait formulé pour les condamner et les exclure, les chercheurs postcoloniaux et les exposants de la pensée de la subalternité ont de fait favorisé l’hégémonie de l’Occident – en croyant le combattre. C’est la triste conclusion d’une erreur tragique, qui n’a pas encore terminé de provoquer des dommages et des destructions. Ce sont les derniers mots d’Amselle, dont l’amertume va de pair avec l’invitation implicite à retourner à pratiquer les logiques métissées dont l’histoire humaine est truffée. C’est peut-être uniquement ainsi que la rencontre du futur du monde pourra être rouverte.