Les sept moines ont choisi de rester dans une Algérie tourmentée par la violence, témoignant ainsi qu’il est possible d’instaurer un dialogue avec les musulmans
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:53:50
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Le monastère de Tibhirine – ses jardins – a inscrit ces paroles prophétiques sur son blason : « Un signe sur la montagne ». En effet, il se dresse à 1000 mètres d’altitude, sur les contreforts de l’Atlas algérien, où la vue étendue et les magnifiques couchers de soleil faisaient dire à frère Luc, le médecin qui vivait près de ces jardins depuis 50 ans, même dans les moments les plus durs de la guerre civile : « On attendra le coucher du soleil de demain soir pour foutre le camp ! »[1]
Les plantes les plus belles et pourvues des racines les plus profondes de ces jardins, qui ne cessent aujourd’hui encore de susciter l’étonnement et de soulever des interrogations, constituent les lieux de vie et les tombes des sept frères assassinés en 1996. Chaque jour, des dizaines de personnes venues de tous les horizons viennent les visiter, mais surtout des Algériens et des musulmans : Tibhirine est devenu plus que jamais un signe sur la montagne, l’emblème et le symbole des raisons mystérieuses qui font que l’on y vit et meurt par amour, en toute liberté.
Seules les têtes tranchées des frères fécondent la terre du monastère, tandis que leurs corps, enterrés on ne sait où, comme ceux de tant d’autres victimes innocentes de la guerre civile, font de toute l’Algérie un grand reliquaire. Grâce à ces hommes de Dieu, il est encore possible de croire au triomphe de la vie sur la mort et de l’amour sur la haine.
Un signe sur la montagne
Les jardins avaient été plantés en terre algérienne au milieu des années ‘30 du siècle dernier. À cette époque, la France pouvait compter sur la présence d’un million de colons, catholiques pour la plupart, sur ses territoires d’outremer. Le monastère de Tibhirine avait été fondé et s’était développé pour ces chrétiens. Conçu comme les grands monastères d’Occident, Tibhirine avait été construit comme une forteresse, au milieu d’une grande propriété où les moines priaient, travaillaient et vivaient, menant une vie simple et fraternelle, au contact et au service d’abord de leurs coreligionnaires, tout en prêtant une assistance matérielle aux habitants des lieux, d’origine berbère, et en leur enseignant des méthodes rationnelles et modernes pour pratiquer l’agriculture. Pendant environ trente ans, Tibhirine connut les hauts et les bas qui caractérisent la vie de toute communauté, croissant ou décroissant comme une ramification de monastère français en terre algérienne.
De simples hôtes, mais des hôtes amis
La guerre d’indépendance et la fin du pouvoir colonial marquèrent un grand tournant, lorsque l’Algérie se vida de ses colons. Le grand exode des chrétiens ne changea peut-être pas l’âme profonde de la communauté monastique, mais très certainement son visage et ses raisons de rester en terre algérienne. C’en était fini de l’espoir de voir naître des vocations d’autochtones, et les moines se retrouvèrent hôtes sur une terre qu’ils avaient toujours considérée comme appartenant à leur patrie.
Leur amour pour cet endroit et pour leurs frères, qui caractérise la vie monastique vécue selon la règle de saint Benoît, poussa les moines à continuer de vivre dans des conditions de grande pauvreté et de faiblesse, solidaires en cela de la minuscule Église algérienne, une goutte d’eau presque invisible dans l’immense mer musulmane, une « épave cistercienne dans un océan de l’islam »,[2] comme l’affirmait le père Christian.
Cette nouvelle situation et l’instabilité qu’elle avait engendrée amenèrent la communauté au bord de l’extinction. Un renfort de personnel arrivé de monastères français en 1964 et le dispensaire de frère Luc, ouvert à tous les malades qui se présentaient (« même le diable, s’il était venu », disait-il), donnèrent cependant un nouvel élan au monastère.
Les jardins de Tibhirine, avec leur vaste enclos de plus de 300 hectares, furent réduits à de simples potagers de 12 hectares, cultivés en commun avec les voisins. La longue histoire de proximité avec la population de cet endroit faisait des moines chrétiens non plus seulement des hôtes, mais des hôtes amis. Les vieux frères, qui avaient toujours persévéré et que tout le monde connaissait, mouraient l’un après l’autre, restant à jamais proches des habitants du village qui s’était formé non loin du monastère.
Ils reposaient dans le cimetière du monastère, sous des pierres tombales non taillées où ne figuraient que leur nom et leurs dates d’entrée et de sortie de ce monde. D’autres frères arrivèrent, en petit nombre mais très motivés, et la communauté devint plus stable et bien implantée à cet endroit. L’élection de Christian de Chergé au poste de prieur de la communauté en 1984 marqua un tournant et l’engagea plus résolument sur la voie du dialogue et de la compréhension de l’héritage religieux des musulmans qu’ils côtoyaient. Le père Christian explique en ces termes ces rapports d’amitié profonde qui se développa peu à peu :
Priant parmi d’autres priants […] : rien ne saurait s’expliquer en dehors d’une présence communautaire constante, et la fidélité de chacun à l’humble réalité quotidienne, de la porte au jardin, de la cuisine à la « lectio » et à l’office des Heures. Le dialogue qui s’est ainsi s’institué a son mode propre, essentiellement caractérisé par le fait que nous n’en prenons jamais l’initiative. Je le qualifierais volontiers d’existentiel. Il est le fruit d’un long « vivre ensemble », et de soucis partagés, parfois très concrèts. C’est dire qu’il est rarement strictement théologique. Nous fuyons plutôt les joutes de ce genre. Je les crois bornées.
Dialogue existentiel, donc, c’est-à-dire à la fois du manuel et du spirituel, du quotidien et de l’éternel, tant il est vrai que l’homme ou la femme qui viennent nous sollicitent ne peuvent être accueillis que dans leur réalité concrète et mystérieuse d’enfants de Dieu « créés par avance dans le Christ » (Ép 2,10). Nous cesserions d’être chrétiens – et tout simplement hommes – s’il nous arrivait de mutiler l’autre de sa dimension cachée pour ne le rencontrer soi-disant que « d’homme à homme », entendez dans une humanité expurgé de toute référence à Dieu, de toute relation personnelle et donc unique avec le Tout-Autre, de tout débouché sur un au-delà inconnu.[3]
Le mot clé des moines de Tibhirine était donc « présence ». Une présence qui se faisait accueil amical et fraternel, dans la certitude confiante que leurs voisins les accueillaient eux aussi. La rencontre avec l’autre se produisait dans la vie de tous les jours : c’était un dialogue de la vie, l’interculturalité et l’interreligiosité mise en pratique, à travers un échange de dons qui permettait à chacun d’affirmer sa propre identité.
Sept frères
Qui étaient donc ces hommes assoiffés d’absolu, conscients de posséder un trésor dans des vases d’argile et prêts à le découvrir même dans le cœur, dans la vie et dans la religion de leurs voisins ? Quelques mots suffisent à définir le caractère de ces sept frères si différents les uns des autres et si unis face au danger et à la mort. En voici une ébauche, à travers la description qu’en fait un des deux survivants, le père Jean-Pierre Schumacher.[4]
- P. Christian De Chergé. Ce qui m’a frappé chez lui, c’est sa passion intérieure pour la découverte de l’âme musulmane et pour vivre cette communion avec eux et avec Dieu, tout en restant vraiment moine et chrétien. Il désirait se laisser envelopper par tout ce qui, dans l’Islam, est semence du Verbe, signe de sa présence active et de son souffle créateur, afin d’être le plus proche possible de ses frères musulmans : aller à Dieu avec eux, mais en Jésus Christ, à travers son Esprit et en tant que membre authentique de son Église. Christian a dû concilier cet appel personnel avec l’appel de sa communauté, elle aussi porteuse d’une mission de présence en terre musulmane.
- Frère Luc. Il n’était pas prêtre, il était frère. On pouvait se confier à lui. Il était plein de sagesse. Si on avait un problème ou une difficulté de relation avec un frère, on allait d’abord voir frère Luc, sachant très bien comment il allait répondre. Au chapitre, même pendant la période de tension et de peur, il avait toujours le mot pour faire rire. Il était précieux pour la vie commune. Même si, comme médecin, il avait un régime spécial, car il était dans son dispensaire toute la journée et qu’il faisait, en plus, la cuisine !
- P. Christophe. Le souvenir que j’ai gardé de Christophe dans les deux dernières années, c’est son tourment intime face à l’AMEN qu’il devait prononcer. Un mot si difficile à dire, mais auquel il ne voulait pas se dérober et qu’il a fini par assumer, à cause de son amour pour Jésus, qui l’habitait entièrement. Il s’est laissé conduire vers la ressemblance avec Lui et vers son Mystère pascal. Tout cela était dans la droite ligne de son âme ardente, tendue vers l’avant et soucieuse de s’abandonner à l’amour du Christ, de ses frères, des pauvres… avec ses faiblesses, ses fragilités.
- P. Bruno. Ce qui caractérisait Bruno, c’était son calme, son caractère réservé, souriant et affable, même si, au premier abord, il donnait l’impression d’être sévère et brusque. Supérieur à Fès, il aimait la vie simple et cachée que menait ce petit monastère. À Fès, au printemps, une partie du jardin et l’allée réservée aux hôtes se transformaient en un festival de couleurs, grâce aux fleurs qu’il cultivait. C’était une manifestation de son âme secrète.
- Frère Michel. Homme silencieux, pauvre et humble, il vivait en toute simplicité son don à Dieu et à la communauté. Sa recherche de Dieu dans le monastère était indissociable de sa recherche de l’âme de l’Islam, afin d’être en communion avec ses frères musulmans et de faire don de sa personne pour eux. Certains des frères de sa communauté et de nombreux hôtes le considéraient comme un saint, mais je doute qu’il s’en soit aperçu…
- P. Célestin. Le fondement et la source de la vie spirituelle de Célestin, c’était sa relation avec le Christ, à travers son sacerdoce et sa profession religieuse, mais aussi son engagement éducatif qu’il avait vécu pendant vingt ans auprès des gens de la rue (des toxicomanes, des alcooliques et des prostituées). C’étaient aussi ses liens d’amitié avec un partisan algérien qu’il avait sauvé durant son service militaire comme infirmier en Algérie et, à travers lui, avec tout le peuple algérien.
- Frère Paul. Joyeux, affable et serviable, frère Paul avait des mains en or et était aimé de tous : des autres frères, des voisins et des paysans qui participaient au travail des moines. Il ne connaissait pas l’arabe, mais il réussissait à se faire comprendre par des gestes et, surtout, par ses œuvres. Réaliste, il ne se faisait aucune illusion sur la situation politique et économique de l’Algérie : il était conscient de ce qui risquait d’arriver d’un moment à l’autre. Quel mystère qu’il ait rejoint ses frères par devoir de fidélité envers Dieu, envers eux et envers l’Algérie, juste la veille de l’enlèvement !
Un déchaînement de violence
Les Algériens avaient payé cher leur indépendance acquise en 1962, avant de s’engager sur la voie du socialisme, sans toutefois recueillir les fruits qu’ils en espéraient. En 1988, l’état de délabrement du pays avait provoqué des troubles à Alger et dans d’autres villes, favorisant l’escalade politique d’un Islam rigoriste qui se présentait comme la solution à tous les problèmes : il prêchait la vertu, il venait en aide aux pauvres et avait déclaré la guerre à l’Occident corrompu. Toute la région de Médéa, où se trouvait le monastère de Tibhirine, était un des fiefs du FIS (Front islamique du salut), qui avait remporté les élections dans la plupart des communes d’Algérie en 1990. Tous les voisins des moines, des paysans berbères très pauvres et très religieux, avaient voté en masse pour ce parti. « C’est le parti de Dieu », disaient-ils.
Le 11 janvier 1992, l’armée intervient par un coup d’État : elle annule les élections et dissout le parti vainqueur. Apparaissent alors des groupes armés : l’Armée Islamique du Salut (AIS) et le Groupe Islamique Armé (GIA). Même les civils subissent des attaques et les étrangers sont sommés de quitter le pays. L’Algérie sombre dans le chaos et dans la guerre civile, une lutte impitoyable pour conserver ou conquérir le pouvoir.
Le soir de Noël 1993, les frères de Tibhirine reçoivent la « visite » au monastère de l’émir du GIA, Sayyah Attiya, flanqué d’un groupe de cinq autres hommes armés. Ils viennent demander des médicaments et de l’argent et veulent emmener avec eux frère Luc, le médecin. Christian de Chergé s’oppose à ces demandes, prenant de gros risques. Quelques jours avant, douze Croates qui travaillaient sur un chantier avaient été assassinés à Tamesguida, à quelques kilomètres du monastère. Les frères les connaissaient puisqu’ils venaient au monastère pour les fêtes. L’émir finit par partir, mais promet de revenir. Le mot d’ordre qu’il donne pour se faire recevoir avec ses hommes est « Monsieur Christian ».
Le père Christophe sort de la cave où il s’était caché lorsqu’il entend le son des cloches annonçant la messe de minuit, et il s’étonne de trouver ses frères encore en vie. Les moines se rendent à l’église pour célébrer la nuit de la Nativité comme leur nouvelle naissance. Désormais, ils commencent à envisager de partir. Après mûre réflexion, ils décident librement de rester, du moins pour l’instant : comment pourraient-ils laisser derrière eux leur vie, ce pays, leurs voisins musulmans, l’Église d’Algérie ? Mais la violence se déchaîne autour d’eux, et ils savent qu’ils ne peuvent exclure l’éventualité d’une mort violente. Le père Christian raconte en ces termes l’expérience qu’ils vécurent durant la nuit de Noël :
Après la visite de Noël, il m’a fallu quinze jours, trois semaines pour me détacher de ma propre mort. Rassurez-vous, la mort, on l’accepte très vite, mais on met beaucoup de temps à s’en remettre. Par la suite, je me suis dit : « Ces gens, ce type avec lequel j’ai eu cet échange si tendu… quelle prière puis-je faire pour lui ? Je ne peux pas demander à Dieu de le tuer. En revanche, je peux lui demander de le désarmer ». Puis je me suis posé cette question : « Ai-je le droit de demander à Dieu de le désarmer, si je ne commence pas par lui demander : Désarme-moi et désarme notre communauté ? » Je vous le confie en toute simplicité, à présent, c’est cela, ma prière quotidienne.[5]
À la messe, lors de la prière universelle, frère Luc exprimait cette intention : « Seigneur, accorde-nous la grâce de mourir sans haine dans le cœur ».[6] Frère Michel confiait au père Christophe : « Ce n’est plus comme avant. Depuis qu’‘ils’ sont venus, mes forces m’abandonnent ».[7]
Un texte inédit du père Christian
Le père Christian avait commencé à rédiger son testament avant le massacre des Croates et l’avait achevé après la visite des mujahidines le soir de Noël. C’est un texte remarquable, aujourd’hui très connu, qui restera comme un chef-d’œuvre de la littérature religieuse contemporaine. Mais ce testament était accompagné d’une note encore inédite et adressée à Christophe, qui était le second supérieur de la communauté : « Pour frère Christophe, au cas où... » L’émir Sayyah Attiya avait laissé comme mot d’ordre « Monsieur Christian », et Christian, en qualité de supérieur, pensait être le seul à être dans la ligne de mire des islamistes. Dans cette note, extrêmement révélatrice et émouvante, il donnait d’abord quelques numéros de téléphone destinés aux personnes à avertir (le préfet, les gendarmes, l’Évêque) au cas où..., puis il poursuivait :
Il faudrait prendre des dispositions pour une évacuation rapide, à moins que nous ne devions agir autrement, et pour faire surveiller les lieux que nous abandonnons. Les informations concernant les frères, y compris moi, se trouvent dans le porte-documents. Pense avec amour à l’avenir de Mohamed, de sa famille, de notre cher Ali et des paysans qui travaillent en association avec nous. Si je devais mourir d’une mort brutale, je voudrais rester parmi eux et être enterré dans le hall, du côté opposé, face à la croix de la fondation du monastère, face à la tombe du notre père Aubin. Ma mère devrait en éprouver de la douceur. Je demande à tous et à chacun la miséricorde et l’aumône d’un souvenir dans l’Eucharistie. Puisse Dieu poursuivre le travail que nous avons commencé ici. Je lui rends grâce de m’avoir permis, je crois, d’accepter le DON, pour TOUS. À travers toi, j’embrasse tout le monde. MERCI de tant de confiance.[8]
Correspondance de guerre
La haine, la peur et la folie qui ne cessent de se propager coûtent la vie à environ 200 000 personnes, dont des religieuses et des religieux chrétiens. À la fin du mois d’août 1996, le nombre de religieux tués durant la guerre civile s’élèvera à 19, dont Pierre Claverie, l’Évêque d’Oran, sera le dernier. La correspondance de frère Luc laisse entrevoir, mieux que tous les mots, le climat qui régnait durant ces années tragiques, mais aussi le cheminement grâce auquel il était parvenu au don de lui-même.
Ici, la situation est devenue inquiétante, et peut-être sera-t-elle dangereuse à l’avenir… La mort… serait un témoignage rendu à l’absolu de Dieu. Je suis comme un vieux manteau, usé, troué, rapiécé, mais à l’intérieur, mon âme chante encore. Bientôt, ce sera Noël. Un libérateur nous est né. Depuis le 1er décembre 1993, le GIA a lancé un ultimatum à tous les étrangers pour qu’ils quittent le pays. (17 décembre 1993)
Ici, notre situation est décourageante et dangereuse. Nous vivons dans un climat de violence. Nous sommes isolés, nous sommes seuls, mais le Seigneur est avec nous. Malgré le contexte difficile, nous persistons à demeurer dans la Foi et dans la Charité. Que peut-il nous arriver ? D’aller voir Dieu et d’être inondés de sa tendresse. Le Seigneur est le grand miséricordieux qui pardonne. (9 janvier 1994)
Quand tu liras cette lettre, le Carême sera sur le point de s’achever et la lumière de la Pâque commencera à resplendir. Chaque année, c’est avec émotion et émerveillement que je vois les premiers amandiers en fleurs. Pour l’homme et pour le chrétien, le printemps consiste à offrir sa vie à Dieu, une offre qu’il nous faut renouveler tous les jours au fil des années. Mais, au bout du chemin, il y la Pâque avec sa Lumière et sa Joie. Ici, la violence persiste. (6 mars 1994)
Merci d’être avec nous par la pensée, au milieu des événements qui secouent l’Algérie. Un religieux et une religieuse ont été assassinés. La violence ne connaît pas de trêve. Ici, nous sommes sept religieux et nous nous accrochons. Nous sommes comme l’oiseau sur la branche, prêt à s’envoler vers d’autres cieux ! Des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Où que nous allions, où que nous soyons, Dieu nous accompagne. Dieu n’est pas contre nous, mais avec nous. Quand nous débarquerons de cette planète, encore totalement plongés dans nos préoccupations terrestres, nous n’aurons pas peur, parce qu’au moment de franchir le seuil angoissant de la mort, nous trouverons le Christ qui nous introduira dans la maison du Père. (25 mai 1994)
Récemment, je réfléchissais sur cette pensée de Pascal : « Les hommes ne font jamais le mal si complètement et joyeusement que lorsqu’ils le font pour des convictions religieuses ». (juin 1994)
…Ici, il fait très chaud et, en plus, on a mis le feu aux montagnes qui font face au monastère. La violence persiste et s’exaspère. Le 11 juillet, il y a eu douze morts à Alger. Je ne pense pas qu’un dialogue soit possible. C’est une épreuve de force. Et nous restons encore à Tibhirine dans un contexte difficile. Pour le moment, c’est un lieu de calme et de paix. L’avenir ? J’ai plus de 80 ans. La peur, c’est le manque de foi, et la foi transforme l’angoisse en confiance. Alors, de qui et de quoi devons-nous avoir peur ? (12 juillet 1994)
Jésus se présente comme l’homme libre par excellence, libre en tout. Aimer Dieu en vérité, c’est donc accepter la mort sans réserves, comme Lui. La mort étant une rencontre avec Dieu, elle ne peut être un motif de terreur. La mort est Dieu ! (28 mai 1995)
J’ai donc 82 ans. Un vieil homme n’est qu’une chose misérable, à moins que son âme ne chante. Prie pour moi afin que le Seigneur me garde dans la joie. Notre région est de nouveau plongée dans l’horreur de la violence. Dieu ne veut pas le malheur. Il est du côté des victimes. Dieu avec nous. (15 mars 1996)
Ici, la violence n’a pas diminué, même si la censure cherche à le cacher. Comment en sortir ? Je ne pense pas que la violence puisse être éliminée par la violence. Nous ne pouvons exister en tant qu’hommes sinon en acceptant de devenir l’image de l’Amour, tel qu’il se manifeste en Christ, lui le juste qui a voulu subir le sort de l’injuste (24 mars 1996, deux jours avant l’enlèvement).[9]
Vers la Pâque
Chacun des moines et la communauté dans son ensemble s’étaient préparés à l’éventualité d’une mort violente. Le cheminement a été différent pour chaque frère, en fonction de l’âge, du tempérament et du degré de maturité humaine et spirituelle auquel chacun était parvenu. Le père Jean-Pierre raconte :
Ce que nous avons vécu là, ensemble et dès le début, était une action de grâce. On s’était préparés ensemble. Par fidélité à notre vocation, on avait choisi de rester en sachant très bien ce qui pouvait arriver. Le Seigneur nous envoie, on ne va pas démissionner même si, autour de nous, les violents cherchent à nous faire partir, et même les officiels. Mais nous avons Notre Maître et nous étions engagés par rapport à Lui. En second lieu est venue la volonté d’être fidèles aux gens de notre environnement pour ne pas les abandonner. Ils étaient aussi menacés que nous. Ils étaient pris entre deux feux, entre l’armée et les terroristes, les maquisards. La décision de ne pas se séparer avait été prise en 1993. Et même si nous avions été dispersés par la force, on devait se retrouver à Fès, au Maroc, pour repartir s’établir dans un autre pays musulman.[10]
La mort
Ce qu’ils avaient longtemps redouté, souffert, préparé et accepté, finit par arriver. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les sept frères de Tibhirine furent enlevés. Leurs ravisseurs, dont on ignore toujours l’identité des commanditaires, cherchaient sept moines. En réalité, les moines présents cette nuit-là étaient au nombre de neuf : Bruno, arrivé de Fès pour l’élection du prieur et Paul, arrivé de Savoie la veille au soir après une visite à sa famille. Tous deux furent enlevés. Amédée et Jean-Pierre échappèrent à la rafle, ayant été choisis par la Providence de Dieu pour perpétuer l’amour de leurs frères et en témoigner.
Dix-sept ans plus tard, le mystère reste entier. De temps à autre, une lueur d’espoir, réelle ou apparente, semble éclairer les ténèbres qui enveloppent le crime, déclenchant des tempêtes médiatiques aussi inutiles que suspectes. Pour quelle raison les moines ont-ils été enlevés, et par qui ? Pourquoi n’ont-ils pas été tués tout de suite mais séquestrés durant une période dont nous ignorons la durée ? Pourquoi, quand et comment a-t-on ensuite décidé de les exécuter ? Qu’est-ce qui se cache derrière le silence ou le mensonge des possibles assassins ?
Mais leur sacrifice n’a pas été vain : jusqu’à la fin, ils ont été fidèles à Dieu, à l’Église d’Algérie et à leur vœu de s’y établir définitivement. Ils ont choisi de rester et de partager le sort d’une Algérie malade et corrompue, en venant en aide aux plus petits, aux pauvres et aux malades, dans l’espoir d’un avenir moins sombre et plus fraternel. Comme le Christ, ils ont aimé jusqu’au signe suprême leurs voisins, les gens humbles de cet endroit, les paysans de Tibhirine, qui étaient en danger, en leur offrant leur amitié sincère. Il leur a été donné de témoigner de l’absolu de Dieu et de la possibilité d’aimer sans limites en faisant le don suprême, libre et total de leur vie.
[1] Bruno Chenu (éd.), Sept vies pour Dieu et l’Algérie, Bayard Éditions, Paris 1996, 82.
[2] Christian de Chergé, Communication aux Journées romaines, septembre 1989, Bulletin n° 73 (1990/1) du Conseil pontifical pour les non-chrétiens dans Bruno Chenu (ed.), Sept vies pour Dieu et l’Algérie, 30.
[3] Ibid., 30-31.
[4] Cf. Jean-Pierre Schumacher, I sette fratelli di Tibhirine, in Testimoni cistercensi del nostro tempo, Trappiste di Vitorchiano, 2006.
[5] Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard/Centurion, Paris 1997, p. 314.
[6] Il soffio del dono, Diario di Fr. Christophe, monaco di Tibhirine, Ed. Messaggero, Padova, 2001, 34.
[7] Ibi, 49.
[8] L’original figure dans les archives du monastère trappiste de N.-D. d’Aiguebelle.
[9] Luc Dochier, Stralci delle lettere di Fra Luc, monaco trappista di Thibirine in «Rivista Cistercense», 23 (2006), 327-352.
[10] Cf. Jean-Marie Guénois, Jean-Pierre, le dernier moine de Tibhirine témoigne, in « Le Figaro Magazine », 04/02/2011.