Parmi les 19 martyrs d’Algérie, sept étaient des anciens élèves du PISAI de Rome. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui pour cet institut ?
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:57:47
Entretien avec le père Valentino Cottini de Livia Muccini
Le 8 décembre prochain, dix-neuf martyrs tués durant la guerre civile qui a ensanglanté l’Algérie entre 1994 et 1996 seront proclamés bienheureux. Certains d’entre eux ont fréquenté le PISAI, l’Institut Pontifical d’Études Arabes et d’Islamologie, dont Valerio Cottini a été le président de 2012 jusqu’à la fin de l’été dernier.
LM - Que pouvez-vous nous dire sur les anciens élèves du PISAI qui ont témoigné de leur foi en Algérie jusqu’au martyre ?
Valentino Cottini - Parmi les dix-neuf martyrs d’Algérie, sept ont étudié au PISAI pendant les différentes périodes historiques qui ont suivi la fondation de l’Institut en 1926. Les plus âgés étaient là quand le PISAI se trouvait encore dans un faubourg de Tunis, la Manouba. Parmi ces sept anciens élèves martyrs, il y a quatre missionnaires d’Afrique, autrement dit des « Pères blancs » (Jean Chevillard, Charles Deckers, Alain Dieulangard et Christian Chessel), une sœur augustine missionnaire (sœur Esther Paniagua Alonso), une Petite Sœur du Sacré-Cœur (sœur Odette Prévost) et le plus connu de tous, le trappiste Christian de Chergé. Bien que je n’aie connu personnellement aucun d’entre eux, j’étudiais au PISAI quand ils ont été tués. Je me souviens très bien des réactions suscitées par ces événements parmi les enseignants et les étudiants. De nombreux professeurs et étudiants avaient eu l’occasion de les rencontrer. Le père Borrmans, par exemple, qui était déjà professeur quand le PISAI se trouvait en Tunisie, se souvenait très bien de chacun. Presque tout le monde connaissait Christian de Chergé grâce à sa fonction de prieur du monastère de Tibhirine en Algérie. En 2015 sa correspondance avec Borrmans a été publiée en français (Lettres à un ami fraternel).
Une grande fierté, même au milieu des larmes, était le sentiment qui prédominait dans ces occasions – outre la grande tristesse due à la perte de vies humaines causée par des groupes djihadistes dans une situation très confuse comme c’était le cas de l’Algérie à l’époque. Ces événements tragiques montraient que le travail intense que nous faisons ici au PISAI n’était pas inutile et ne l’est toujours pas : nos témoins, bien que tués par des islamistes, avaient le courage de dire que l’Islam ne peut être réduit à cette seule dimension. Aujourd’hui encore, notre Institut essaye de former des témoins, des hommes et des femmes de dialogue sans défense, loin de toute forme de prosélytisme agressif : voilà l’essence de la formation du PISAI.
LM - Cependant, leur mort pourrait sembler un échec.
VC - Les Pères Blancs, les deux sœurs et le moine trappiste Christian de Chergé ont tous affirmé être très conscients du danger qu’ils couraient. « Au bout du compte – disaient-ils – c’est ça notre témoignage : le témoignage du Christ ». En effet, la mort du Christ sur la croix est aussi un échec du point de vue humain. Leur témoignage particulier consistait à ne pas aspirer à d’éventuelles conversions ou à des gains. Presque tous disaient : « Nous avons déjà donné notre vie. Donc, si on nous tue, on ne fait rien d’autre que de confirmer quelque chose que nous avons déjà choisi ».
Un autre de nos anciens élèves, Andrea Santoro, assassiné à Trébizonde en Turquie en 2006, témoigne aussi de ce style : ne pas considérer l’autre comme une proie ni comme quelqu’un d’inférieur qu’il faudrait élever culturellement ou religieusement. Il s’agit simplement de croire que l’autre doit être respecté et aimé comme il est, même si cela peut provoquer des dommages personnels qui peuvent aller jusqu’à la mort. Mais, au-delà de cela, le point commun des martyrs d’Algérie – bien sûr, je ne veux pas dire que c’est grâce au PISAI – c’est que tous avaient une conscience profonde du danger qu’ils couraient et de l’appel à parcourir la voie de Jésus-Christ. Ils étaient conscients de pouvoir aller aussi vers l’échec apparent – parce que ce ne sont pas les hommes et les femmes qui conduisent l’histoire, mais c’est Dieu – pour donner la vie de manière totale.
LM - La possibilité d’un sacrifice murissait déjà durant leur parcours de formation ?
VC – Tout à fait. Ils en étaient conscients depuis des années. Les quatre Pères Blancs, par exemple, sont nés respectivement en 1919, 1924, 1925 e 1958, sœur Odette en 1932 ; ce n’était donc pas des personnes catapultées à l’improviste dans une situation dangereuse, ils y étaient tous préparés. Je me souviens en particulier, entre 1994 et 1997, de certaines collègues qui venaient d’Algérie et qui, tout en sachant parfaitement bien ce qui se passait là, continuaient de dire qu’elles voulaient y retourner parce que « c’est notre peuple ». Finalement, elles y sont effectivement retournées. Une affection profonde les liait à cette terre, il ne s’agissait pas d’un projet limité, mais d’une vie donnée, rien d’autre.
LM - Les étudiants actuels du PISAI comment vivent-ils le témoignage de ces martyrs ?
VC - Aujourd’hui, les élèves sont fiers, parce que les martyrs d’Algérie ne sont ni les premiers ni les derniers élèves du PISAI qui meurent durant leur mission auprès des musulmans ou qui, comme dans ce cas, meurent tués par des musulmans. En étudiant l’histoire, ce qui m’a toujours frappé de ce point de vue est le fait que les missionnaires traditionnels – je pense aux archives historiques de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples à l’Université Urbanienne – écrivaient souvent à leurs supérieurs : « Nous sommes inutiles ici parce que les musulmans ne se convertissent pas ». Maintenant, si je pense à nos étudiants, personne ne raisonne plus de la sorte : nous recherchons la rencontre, nous essayons de nous comprendre, de progresser ensemble avec simplicité et fierté, mais sans prendre la conversion comme critère. Beaucoup de nos étudiants rentreront ensuite dans leur pays à majorité musulmane (ils sont peu nombreux actuellement ceux qui partent en mission parmi les musulmans) et ils sont très sereins à ce propos.
LM - Du point de vue du PISAI en tant qu’institution, ces événements ont-ils fait l’objet d’une attention particulière ?
VC - Pas vraiment, un des aspects caractéristiques du PISAI est un certain understatement. Nous ferons certainement une célébration liturgique, mais il ne me semble pas que soient programmées des initiatives publiques éclatantes... Cela provient d’une conviction que je trouve très belle : pour nous du PISAI, ces événements font en quelque sorte partie de la normalité. Pour nos étudiants, c’est leur appel à vivre le quotidien. Une prérogative de notre Institut est de nous efforcer d’éviter une lecture idéologique de l’autre. Nous disons seulement : « Nous sommes chrétiens et nous sommes bien conscients de notre identité. En tant que chrétiens, nous essayons de connaître et de comprendre les musulmans dans leur réalité humaine et religieuse ». D’une manière simple, au-delà de toute tentative de lecture apologétique. Il est évident que nous faisons aussi nos analyses à propos de l’Islam, comme c’est normal, mais de manière calme, sereine et scientifique.
Cette méthode, qui passe principalement à travers l’étude de la langue arabe, nous pensons que c’est un parcours qui n’est pas banal pour connaître l’autre de l’intérieur, en nous mettant de son côté. C’est une méthode particulière, qui exige un engagement et rend le parcours d’études plutôt difficile mais fécond. Si je devais résumer la formation que le PISAI essaye de donner sur l’Islam, je parlerais donc de sérénité et de scientificité. Comme méthode et comme approche.