Vingt-deux livres, quatorze ans de travail : l'évêque d'Hippone répondait par une œuvre monumentale aux questions et aux drames suscités par la crise (qui deviendra ensuite la chute) du vieil empire sous les coups des invasions barbares. Un dessein ambitieux qui visait à une lecture différente de l'histoire de l'humanité qui peuple la civitas Dei et la civitas terrena.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:38

Vingt-deux livres, quatorze ans de travail : l'évêque d'Hippone répondait par une œuvre monumentale aux questions et aux drames suscités par la crise (qui deviendra ensuite la chute) du vieil empire sous les coups des invasions barbares. Un dessein ambitieux qui visait à une lecture différente de l'histoire de l'humanité qui peuple la civitas Dei et la civitas terrena. Dans la première partie Augustin démolit sans pitié les fausses promesses du polythéisme, qui ne peut pas garantir le bonheur au cours de la vie temporelle, et encore moins après la mort. Dans la deuxième partie il offre une lecture alternative de l'histoire de l'humanité du point de vue de la contiguïté des deux cités. La paix temporelle constitue le point de rencontre entre deux mondes, la possibilité de coexistence des croyants et non-croyants, tous engagés dans l'édification d'une concorde ordonnée durant la vie terrestre : la paix est le lieu concret et positif de cette rencontre. Peu d'années s'étaient écoulées depuis le 24 août 410, date à laquelle les Wisigoths d'Alaric s'étaient livrés pendant quelques jours à un horrible saccage de la ville de Rome après avoir abattu les dernières résistances. Cet épisode avait rallumé des polémiques qui n'avaient jamais été assoupies de la part des intellectuels païens : les dieux avaient tourné le dos à l'empire romain car ce dernier avait pactisé avec les adeptes de cette étrange religion qui prêchait des valeurs « politiquement incorrectes », telles que l'égalité parmi tous les hommes esclaves et libres devant l'unique Dieu miséricordieux, et même l'amour comme don gratuit envers toute personne, y compris les plus faibles et insignifiantes ; un amour qui devait en arriver à pardonner, et, bien plus, à pardonner à ses ennemis. Comment pouvoir « extraire » du principe d'un amour miséricordieux, qu'on faisait coïncider avec l'essence même de Dieu le Père, qui avait envoyé son Fils au-devant de la crucifixion, une nouvelle civilisation qui soit en mesure d'exprimer une forme de gouvernement, d'alimenter un droit, de légaliser l'emploi de la force ? Et puis, pourquoi le dieu que les chrétiens professaient ne pouvait-il pas entrer dans le panthéon romain et être mis sur le même plan que tous les autres, sous le signe d'une coexistence syncrétique qui avait garanti pendant longtemps la paix et la prospérité ? Augustin était évêque d'Hippone une localité sur la côte de l'Algérie actuelle lorsqu'il fut appelé à faire face à ces accusations et à entrer dans la mêlée. Il le fit en mettant en chantier une œuvre monumentale en vingt-deux livres, dont la rédaction durera environ quatorze ans (de 412 a 426). L'architecture interne de l'œuvre, dans le nom de laquelle De civitate Dei s'entremêlent la leçon biblique et la confrontation avec une glorieuse tradition païenne, en exprime le dessein ambitieux : la première partie, qui comprend dix livres, est un réquisitoire documenté et impitoyable contre les fausses promesses du polythéisme, incapable de garantir le succès et la fortune dans la vie temporelle (I-V), et, à plus forte raison, la béatitude après la mort (VI-X) ; la seconde partie, en douze livres, offre, en positif, une lecture alternative de l'histoire de l'humanité, revue comme une grande fresque en trois temps, qui raconte l'origine (XI-XIV), le développement (XV-XVIII) et l'aboutissement (XIX-XXII) de deux villes. Conçues au sens « mystique », comme deux communautés alternatives de vie et de culte, fondées sur deux façons opposées de vivre l'amour, la cité de Dieu et la cité terrestre diffèrent quant à l'orientation différente prise par rapport au mystère de la création et de la rédemption : la première l'accueille dans l'humilité, la seconde le refuse, se renfermant dans le cercle vicieux d'une affirmation de soi désastreuse. Le livre XIX, dont sont présentées ici quelques-unes des pages les plus intenses et les plus significatives de toute l'œuvre, ouvre la troisième et dernière section de la deuxième partie où l'exposé initial autour de la doctrine du bien suprême se transforme en un grand hymne à la paix. En effet, s'il est vrai que pour un citoyen de la civitas Dei le bien suprême est la vie éternelle et que le plus grand mal est la mort éternelle, ce qui compte c'est la recherche de la fin dernière qui représente le centre de gravité incontournable dans la vie de chacun et dans celle des communautés. Cette tension vers le but à atteindre représente le code fondamental de l'univers créé et son nom est la paix. Selon saint Augustin, la paix atteste l'équilibre radical de chaque être dans l'ordre de la création ; un équilibre qui, chez les créatures douées de raison, devient une valeur à édifier librement dans la perspective d'un ordo amoris. Il y a donc à l'origine un niveau ontologique où la paix s'annonce comme « constitution ordonnée des parties », comme « tranquillitas ordinis », et un niveau éthique et politique qui se transforme du point de vue historique en une tâche difficile de structuration sociale dictée par le devoir. A une paix conçue comme expression de l'être correspond une paix comme expression de l'amour (XIX, 13-14). C'est d'ici que naît la possibilité d'un point de rencontre entre croyants et non-croyants, tous engagés pour l'édification d'une concorde ordonnée dans la vie terrestre (XIX, 17). L'égalité des hommes devant Dieu est en effet l'expression d'un lien originaire de la création qui ne permet aucune forme de potestas naturalis de l'homme sur l'homme. Si la paix exprime le telos du bien à tout niveau, aussi bien rationnel qu'irrationnel, de l'univers créé, elle exprime dans la vie de relation le même telos du bien, qui doit s'effectuer sous forme d'une ordinata concordia, articulée de façon hiérarchique selon des niveaux croissants de complexité (domus, urbs, orbis, mundus). C'est à ce point que s'ouvre l'espace d'une coexistence harmonieuse entre les deux cités et la paix est le cadre concret et positif de cette rencontre : par rapport à la civitas terrena, qui a de toute façon besoin de concorde pour poursuivre son but sur la terre, la civitas Dei peregrina est appelée à accueillir cette paix qui n'est qu'une res dans l'ordre temporel, en lui reconnaissant la valence ultérieure et libératoire de signum. En d'autres termes, dans la paix temporelle la civitas Dei peregrina doit être fidèle au signum en respectant la res (c'est-à-dire assumer la paix temporelle comme anticipation de la paix éternelle), tandis que la civitas terrena peut être fidèle à la res tout en respectant le signum, en évitant de poser le fragile ordre terrestre comme fin absolue. La civitas Dei peregrina, en effet, tend à la pax aeterna en vertu de la grâce, mais elle vit, en vertu de la nature, dans la pax terrena. La paix temporelle devient ainsi l'expression d'un ordre et d'une valeur relative, point d'arrivée dans l'aspiration minimale naturelle de Babylone et en même temps point de départ de la plus grande tension unifiante dans laquelle on peut annoncer et anticiper la paix de Jérusalem.