Les manifestations pour les funérailles publiques de Hasan Nasrallah, ancien leader du Hezbollah, sont chargées de tensions politiques et symboliques. La journée de dimanche pourrait marquer un tournant pour le Liban et l’ensemble du Moyen-Orient, en soulevant des questions plus profondes liées à la théologie politique

Dernière mise à jour: 24/02/2025 09:06:27

Les obsèques de Hasan Nasrallah, qui auront lieu le dimanche 23 février à la Cité sportive de Beyrouth, s’annoncent sous haute tension. Plus de 80 000 personnes, en provenance de 79 pays, sont attendues pour une cérémonie qui se conclura par le transfert du corps de l’ancien secrétaire général du Hezbollah vers un mausolée en construction non loin de l’aéroport. Aux côtés de Nasrallah, son successeur présumé Hicham Safieddine, assassiné dans la nuit du 3 au 4 octobre dernier, sera également honoré avant d’être inhumé dans son village natal, au sud du Liban.

Les risques d’incidents sont bien réels lors d’une manifestation publique – rappelons que Nasrallah avait déjà été enterré en privé immédiatement après son assassinat, le 27 septembre dernier – qui se veut une démonstration de force de la « Résistance ». Si l’ampleur logistique de l’événement est un défi en soi, le risque principal est que des coups de feu tirés en l’air de manière incontrôlée provoquent une bousculade dans la foule. Pourtant, le nouveau secrétaire général du Hezbollah, Naim Kassem, a assuré que les membres du parti sauront maintenir la discipline pour laquelle ils sont connus. Il est fort probable que la présence israélienne se manifeste sous forme de drones et de survols à basse altitude qui pourraient franchir le mur du son, comme cela a été le cas ces derniers jours dans le ciel de la capitale libanaise. Par ailleurs, l’État hébreu a annoncé son intention de maintenir sa présence dans cinq points stratégiques du sud du pays. C’est précisément en vue de ces probables développements que le gouvernement a décrété la fermeture de l’aéroport pendant les obsèques. Pour cette même raison, on estime que Naim Kassem interviendra à distance, depuis un lieu tenu secret.

Nul ne peut ignorer la portée symbolique de la journée de dimanche. À Beyrouth, deux visions du Moyen-Orient se confronteront. D’un côté, celle des milices, de l’arc de feu autour d’Israël et de la résistance à outrance, dont Hasan Nasrallah était le symbole, et qui a été durement défaite dans la guerre débutée le 8 octobre 2023. De l’autre, la perspective de la reconstruction des institutions, qui s’est concrétisée au Liban avec l’élection, après plus de deux ans de vide institutionnel, du président Joseph Aoun et du chef du gouvernement Nawaf Salam. La transition demeure extrêmement fragile : d’une part, le cessez-le-feu reste précaire et soumis aux pulsions bellicistes du gouvernement israélien ; d’autre part, une partie de la base du Hezbollah peine à appréhender l’ampleur du bouleversement en cours. Comme l’a relevé Jeanine Jakhl dans L’Orient-Le Jour, de profondes fractures émergent entre une ligne jusqu’au-boutiste, prête à tourner ses armes contre l’État libanais, faute de pouvoir s’en prendre à « l’entité sioniste », et une ligne plus pragmatique, consciente du changement de paradigme provoqué par l’élimination de Nasrallah et la chute d’Assad en Syrie.

Cette tension s’est exprimée de manière flagrante lors des affrontements de cette semaine, après l’interdiction d’atterrissage imposée à un avion iranien accusé de transporter des armes destinées au Hezbollah. Cette décision, suivie de la suspension sine die des vols directs entre l’Iran et le Liban, a été perçue comme un affront par les militants du Parti de Dieu, dont beaucoup ont investi les rues autour de l’aéroport, paralysant le trafic aérien. Dans les affrontements qui ont suivi, un convoi de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) a été mis au feu, et plusieurs discours incendiaires ont ravivé le spectre des événements de mai 2008, lorsque les milices du Hezbollah et d’Amal s’étaient emparées de nombreux quartiers sunnites de Beyrouth-Ouest et avaient attaqué plusieurs villages de la région druze du Chouf.

Dimanche soir, nous saurons si les funérailles de Hasan Nasrallah auront été l’occasion pour le Hezbollah de commencer à faire son deuil face à sa défaite, ou si elles marqueront le début d’un nouveau conflit. Mais deux considérations fondamentales s’imposent.

La première. L’ironie veut que les funérailles de Nasrallah se déroulent dans une cité sportive portant le nom de Camille Chamoun, le président libanais le plus pro-américain de l’histoire, celui qui, en 1958, fit appel aux marines, donnant l’illusion aux Maronites que les États-Unis prendraient la relève de la France pour assurer leur protection. Ce ne fut pas le cas. Aujourd’hui, le Liban n’a besoin ni d’un retour à la ligne de Chamoun – une tentation persistante chez une partie de l’establishment maronite et sunnite – ni de celle de Hasan Nasrallah, défaite sur le terrain. Il semble bien plus urgent de retrouver l’héritage du successeur de Chamoun, le général Fouad Chehab, dernier homme politique libanais à s’être réellement investi dans la construction des institutions étatiques, à travers une série de réformes, modernisations et un plan d’infrastructures dont le Liban aurait aujourd’hui un besoin criant.

Cela vaut pour Beyrouth. Mais les obsèques de Hasan Nasrallah soulèvent un enjeu bien plus large, qui dépasse le Liban et concerne tout le Moyen-Orient, voire le monde entier. C’est la question de l’identification entre religion et politique, dont le Hezbollah, « Parti de Dieu », a été l’un des plus fervents hérauts. « La religion et l’État sont des frères jumeaux », aurait déclaré Ardashir Ier, fondateur de l’Empire sassanide (r. 224-241 apr. J.-C.), une maxime relayée sans relâche dans la pensée politique islamique classique. En fait, tant que la politique semble donner raison à la religion, à travers une série de victoires – ou du moins un équilibre présenté comme une victoire – les deux frères se soutiennent mutuellement. Mais il y a aussi un revers à la médaille. En lisant le dernier discours de Nasrallah, disponible en français sur le site d’Oasis, on constate que les fondements de son action, qui semblaient valables jusqu’au début de la guerre en soutien de Gaza, ont été bouleversés par le déséquilibre des forces créé par l’introduction de nouvelles technologies militaires par Israël. Rien d’étonnant en soi : l’histoire regorge de moments où une armée, tirant parti d’une innovation technologique avant son adversaire, remporte une victoire décisive. Pensons à l’affrontement final entre Ottomans et Mamelouks au Moyen-Orient, ou, plus proche de nous, à juin 1940 en France.

Mais le drame de la maxime d’Ardashir est qu’une défaite militaire devient aussitôt une question théologique. Si le Parti de Dieu a été vaincu, Dieu a-t-il été vaincu avec lui ? C’est là le nœud de la théologie politique. Et c’est une question à laquelle les funérailles de Nasrallah ne pourront échapper.

 

Cet article a été réalisé dans le cadre du projet d’intérêt national italien NIJAR (Negotiating with Islamist and Jihadi Armed Groups), financé par l’Union Européenne à travers le Plan National de Relance et de Résilience (PNNR)Programme NextGenerationEu, Mission 4, Composant 2, CUP J53D23018830001

 

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