Libye, Niger, Mali, Tchad sont au centre de l’attention de l’Europe préoccupée par les terrorisme et les flux migratoires. Que se passe-t-il le long de ces frontières ?
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:09
L’espace saharien, qui jusqu’à la dernière décennie était habituellement requalifié comme une zone d’interactions géopolitiques limitées au point d’en faire une zone tampon de sécurité, est aujourd’hui au centre des préoccupations des chancelleries, pas uniquement européennes. Il est donc urgent de comprendre ce qui a contribué à transformer une vaste région désertique en une chaudière magmatique de tensions violentes d’où se propagent des ondes telluriques capables de déstabiliser l’Afrique, l’Europe et le Moyen-Orient.
D’autant plus que les principales hypothèses de travail semblent se contredire ouvertement : le Sahara est-il un vaste espace largement dépeuplé et non gouverné qui offre au terrorisme transnational des caches reculées et inaccessibles comme le suggéraient les documents stratégiques américains au sommet de l’hybris de la Global War on Terror, ou bien est-ce la frontière disputée d’une région sujette à une explosion démographique incontrôlable, où la guerre pour les quelques ressources naturelles devient plus acharnée et violente, comme le craignent les observateurs des flux migratoires contemporains ? En d’autres termes, le problème du Sahara est-ce un excès de vide ou un excès de plein?
L’impossibilité à trancher entre les deux options cache une dichotomie qui n’est qu’apparente. En effet, les deux hypothèses partagent une solidarité d’idées fondamentale qui structure le raisonnement à partir des caractéristiques environnementales de la région saharienne, pour en expliquer les dynamiques politiques en termes naturalistes, en abusant de métaphores mécaniques ou même hydrauliques (push and pull factors) aux forts accents coloniaux (ungoverned spaces ou terra nullius).
Excès de vide ou un excès de plein?
Une telle formulation du problème est trompeuse. Entre le niveau des sciences naturelles et celui des sciences sociales, il existe un hiatus épistémologique qui nous impose d’expliquer la politique par la politique. En effet, l’observateur européen se trouve facilement empêtré dans une illusion de perspectives qui empêche de regarder de près les spécificités politiques du continent africain, et d’apprécier ses variables importantes. Il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’excès opposé, en embrassant sans esprit critique une (malentendue) perspective culturaliste qui voudrait que “l’Afrique” soit irréductible à nos modèles explicatifs, et soit le domaine d’études exclusif de l’anthropologue, encore mieux s’il est gone native à la recherche d’archétypes mythiques.
Le Sahara est demeuré aux marges de la reconfiguration territoriale coloniale et post-coloniale. En considérant l’immense désert comme un océan asséché, comme le suggérait Hegel, nous voyons que les capitales des États côtiers se trouvent tous le long des lignes du littoral, soit septentrional – dans la région méditerranée du Nord de l’Afrique – ou méridional – le long de la bande dite du Sahel, qui en arabe signifie précisément côte, rive[1].
Les régions sahariennes sont donc restées longtemps en marge, que ce soit territorialement ou politiquement, du développement des États d’influence wébérienne importés par la colonisation européenne et établis par les indépendances de la seconde moitié du XXe siècle. Une telle organisation a alimenté ultérieurement la méfiance réciproque entre les populations “métropolitaines” et sahariennes, résultant de la combinaison de traditions distinctes, de systèmes de production alternatifs, et de perceptions de divergences ethniques remarquées par la pigmentation cutanée variable en fonction de la latitude : à mi-chemin, les sahariens sont souvent considérés comme noirs en Afrique du Nord et blancs au Sahel : bref comme des étrangers.
Ce n’est pas un hasard si la toponymie régionale est un élément de synecdoques où nommer la partie pour le tout traduit de manière éloquente la distanciation et le dépaysement, au sens littéral, des entités sahariennes, qui souvent couvrent la plupart des superficies des États régionaux : Alger est plus proche de Londres que de la frontière sud de l’État qui porte son nom, comme s’il était banalement l’arrière-pays; le fleuve Niger traverse seulement l’extrême périphérie sud-ouest de l’État du même nom; le nom Mali fait allusion à un royaume précolonial basé à l’extrême sud de l’état actuel; et le Nord du Tchad est éloigné de plusieurs jours de jeep du lac qui donne son nom au pays.
Dans des régions où l’État moderne fournit des infrastructures et des services depuis un siècle, en imposant sa loi mais en pactisant avec la tradition pour des raisons de stabilité, les essais assimilationistes poursuivis par les régimes autoritaires de la première vague d’indépendance, à coups de sédentarisation forcée et de déportations, ont obtenu pour seul résultat de déchaîner des poussées centrifuges dans tout le bassin saharien, du Mali au Tchad, du Sahara occidental au Niger.
Ainsi, la constatation de la faible cohésion des nouveaux États et la carence de ressources matérielles et symboliques capables d’assurer la projection des prérogatives westphaliennes sur l’ensemble de territoires si étendus ont imposé au fil des ans la substitution progresssive de projet d’État indépendant et centralisé – élaboré par des élites concentrées dans les capitales – par un contrat social informel capable de combiner les différentes sensibilités régionales et leurs centres de pouvoir. Même s’il est possible de reconnaître une tendance régionale commune dans ce sens, les spécificités politiques et économiques mûries en attendant ont produit des résultats et des organisations différents et spécifiques dans chaque État voisin du Sahara, à partir de ceux qui sont plus exposés aux dynamiques de in/sécurité qui envahissent aujourd’hui la région : le Mali, le Niger, le Tchad.
Le Mali
Au Mali, le régime autoritaire de Moussa Traoré, au pouvoir depuis 1968, est renversé en 1991 par une insurrection populaire, soutenue par la révolte des Touaregs au nord du pays. Avec la fin de la Guerre Froide, au milieu de ce qu’on appellera globalement la “troisième vague de démocratisation”, la nouvelle constitution du Mali de 1992 se propose de reconstruire la stabilité du pays en s’appuyant sur la participation et la décentralisation administrative.
Cependant, la nouvelle organisation institutionnelle a fini par perpétuer et consacrer le rôle dominant des autorités traditionnelles, dans la mesure où les leaders des tribus septentrionales – comme les Touaregs, les Arabes et les Peuls – ont été de fait cooptés dans la gestion du pouvoir de l’État. La reconnaissance politique obtenue en échange de leur docilité a garanti aux notables locaux une impunité considérable en dépit de l’implication toujours plus évidente dans des activités hors la loi, dont la gestion personnalisée des fonds d’aide au développement, la contrebande, le land-grabbing et l’imposition de taxes “traditionnelles”, de fait une forme de racket. Un type de contrat social informel a donc cimenté l’alliance entre les autorités publiques et les chefferies traditionnelles dans le domaine des réseaux clientélistes très denses, en déterminant l’hybridation du nouveau-né régime démocratique.
Le Niger
La trajectoire du Niger est semblable. Ici aussi, le régime militaire au pouvoir a été obligé de capituler en 1991 face aux pressions de la société civile et aux révoltes des Touaregs du Nord. De manière analogue, au Niger le processus de pacification et de démocratisation n’a pas été exonéré de pratiques redistributives qui incluent la cooptation, même si – à la différence du Mali – se sont plus souvent les ex-rebelles qui en ont bénéficié que les leaders tribaux. Il faut ajouter à cela une attribution moins déséquilibrée des bénéfices de l’extraction de l’uranium des importantes mines du nord, qui représente évidemment une caractéristique spécifique du cas nigérien.
La Libye
1991 constitue un tournant aussi en Libye, bien que ce soit de manière moins visible qu’au Mali et au Niger. Cette année-là furent en effet prononcées les premières accusations de terrorisme international de la part des États-Unis, ce qui conduisit les Nations Unies à décréter l’embargo à l’encontre du régime de Mu’ammar Kadhafi l’année suivante.
Le colonnel libyen cherche alors un allié auprès de ses voisins africains, en s’appuyant sur les pétrodollars accumulés. Il en profite pour modérer la politique pan-arabiste, poursuivie avec ferveur non seulement à une échelle régionale mais aussi à l’intérieur de la Libye, pour favoriser l’intégration des minorités ethniques berbères et surtout touarègues accueillies en Libye, à qui il facilite la reconnaissance de la citoyenneté. Au-delà des actes symboliques et des discours rhétoriques, Kadhafi s’assure la fidélité des tribus situées dans les régions périphériques du pays en les cooptant dans le dispositif de défense, et en soutenant (lire plutôt en contrôlant) leur implication dans les trafics trans-sahariens d’essence, de tabac, de drogue et de migrants. Dans ce contexte, les ramifications tribales répandues à une échelle régionale permettent aux communautés protégées par le Colonnel de prospérer tout en garantissant leur fidélité.
Ces exemples illustrent une tendance plus large : durant les deux décennies à cheval sur le changement de siècle, au fur et à mesure que la diffusion du Gps et des 4x4 facilitent l’accès aux contreforts désertiques, toute la région saharienne se trouve impliquée dans un réseau dense de relations clientélaires, à la fois politiques et commerciales, qui relient les capitales placées le long du “littoral saharien” aux régions périphériques du désert central.
À leur tour, ces dernières se reconnectent aux capitales des États régionaux au-delà du désert en raison du différentiel économique entre la bande méditerranéenne, dont les revenus pétroliers garantissent un pouvoir d’achat et un attrait commercial, et la bande du Sahel où se rejoignent les produits nord-africains subventionnés à travers un système de frontières délibérement perméables aux réseaux d’échanges tribaux et clientélaires. En d’autres termes, la remarquable richesse pro-capite de la Libye (mais un tel raisonnement peut être appliqué à l’Algérie et au Maroc) et la pauvreté dramatique des états sahéliens “font système” et créent un intense mécanisme d’offres et de demandes tout en entrant en raisonnance avec l’économie mondiale le long des artères du trafic régional et international.
En dépit de l’apparence de marginalité et d’inertie politique, c’est précisément dans les régions sahariennes que sont extraites les ressources nécessaires pour consolider les contrats sociaux informels capables d’assurer le consensus des ordres politiques hybrides locaux : la production d’uranium, la protection des axes du pétrole, le détournement de l’aide au développement et, surtout, l’économie de contrebande. Il s’agit d’une solution originale au problème de la construction et de l’intégration des états postcoloniaux, qui pendant plusieurs années a garanti une relative stabilisation de la région. De manière simpliste, les analystes finirent par considérer le Sahara comme une région géopolitiquement paisible ou pacifiée.
Le choc de 2011
Cependant, en 2011, une série concomitante de choc essentiellement exogènes provoquera l’écroulement de cet équilibre précaire. Les contrats sociaux informels qui avaient cimenté les blocs historiques de plusieurs États de la région seront détruits, en aggravant les contradictions inhérentes au système de governance de l’espace saharien, et en catalysant une réaction dont l’instabilité contemporaine est la conséquence encore instable.
Le régime de Kadhafi est renversé par une vague des révoltes arabes ayant son origine dans les pays limitrophes, avec la contribution militaire essentielle des pétromonarchies du Golfe et de l’Otan. L’effondrement de la Jamahiriya se répercute sur le Mali : des hommes et des armes en route de Libye – d’où ressortent les Touaregs orphelins de la protection politique de Tripoli – s’associent aux revendications du mécontentement local à l’égard d’un régime où l’envahissement de la corruption à tous les secteurs de la vie publique vide la façade démocratique de son sens.
Au cours des deux décennies précédentes, en effet, l’alliance entre autorités traditionnelles et autorités publiques maliennes entravent l’initiative économique et la représentation politique des nouvelles classes émergentes, en déterminant une nouvelle polarisation sociale qui oppose l’élite à ceux qu’on appelle les cadets sociaux, à savoir les segments du même groupe qui restent en marge des mécanismes de la distribution et de la protection clientélaires. C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la ennième révolte des Touaregs maliens, le coup d’État à Bamako en 2012 et finalement – et surtout – la radicalisation progressive de portions toujours plus vastes de la population, au nord comme au centre du pays, exaspérées par la corruption des membres du gouvernement et désabusés de la capacité de renouvellement du régime soi-disant démocratique.
Dans ce contexte, le Niger anticipe, en la reproduisant de façon spéculaire, la trajectoire du Mali. Cependant, ce sont surtout les oscillations spectaculaires du prix de l’uranium qui contribuent à ronger le pacte social établi en 1991-92. D’un côté, le remarquable accroissement de la valeur de la matière première dans les années 2000 aiguise l’appétit des acteurs locaux, régionaux et internationaux, en alimentant la ennième insurrection des Touaregs et le coup d’État qui, en 2010, débouchera sur la déposition du président Mamadou Tandja, coupable d’avoir remis en discussion l’important monopole français sur les ressources de l’ex-colonie.
De l’autre, lorsque le nouveau président Mahamadou Issoufou prend le pouvoir en 2011, sur la base d’une nouvelle Constitution et d’une nouvelle loi électorale, le désastre de Fukushima précipite le cours mondial de l’uranium. Issoufou est donc obligé de diversifier l’économie de son pays et le cocktail politique à la base de son consensus, et il décide de s’appuyer sur les classes marchandes (et traficantes) qui montent. S’ensuit la consécration d’un bloc historique inédit, et en vertu aussi de la solidité de cette alliance, le Niger parvint à absorber le choc de la déflagration de son voisin libyen. La stabilité du régime de Niamey dépend toujours plus explicitement des desiderata de l’économie de contrebande trans-saharienne. En effet, ces dernières années, le Niger est devenu le centre du trafic régional de drogues, d’armes, d’or, de faux médicaments et de migrants, qui relie l’Afrique à l’Europe et au Moyen-Orient.
Cela manifeste les contradictions de l’ambition de Bruxelles qui veut aligner les États locaux sur la construction d’un modèle de sécurité régional qui motive l’externalisation de la frontière européenne jusqu’au cœur du Sahara pour isoler le vieux continent des menaces du terrorisme et de la migration qui sont supposés coïncider. Au Niger, limiter le trafic de migrants risque de remettre en discussion le status quo et de miner les fondements de l’alliance sociale qui a permis au pays d’atteindre une stabilité précaire dans une région profondément agitée.
Le Niger est, en effet, entouré de chaque côté par des pays en proie à des conflits internes (pas uniquement la Libye et le Mali mais aussi le Nigeria et le Tchad), où l’instabilité favorise l’enracinement de groupes jihadistes. Pour ces derniers, paradoxalement, la guerre européenne contre le trafic de migrants, conduite par l’intermédiaire de forces de sécurité locales qui ne sont certainement pas irréprochables, pourrait fournir une opportunité supplémentaire d’enracinement social.
La longue vague de bouleversements de 2011, en grande partie importés des régions limitrophes, a déstabilisé le pacte social qui a garanti l’ordre hybride de l’espace saharien ces deux dernières décennies. Les aspirations démocratiques de couches de la population toujours plus étendues, au sens relatif et absolu, sont entrés en collision avec les capacités limitées d’absorption et d’attribution des réseaux clientélaires au pouvoir, dont la légitimité a été rongée par de profonds changements socio-économiques et la rapide urbanisation (la naissance des Saharatown).
D’autre part, la prolifération des armes provoquée par la crise libyenne a favorisé la paramilitarisation de l’affrontement politique et la fragmentation ultérieure des centres du pouvoir. Dans ce contexte, l’intrusion envahissante d’acteurs étrangers dans les dynamiques régionales (in primis l’Europe) risque de promouvoir des modèles de governance peu cohérents avec les exigences locales, en s’en remettant à des institutions délégitimées qui pourraient finir par aggraver, au lieu de résoudre, les tensions existantes.
Les menaces à la stabilité
En perspective, au-delà des contingences quotidiennes, il est possible d’identifier au moins trois facteurs qui menacent la stabilisation d’équilibres alternatifs sur le moyen terme : en premier lieu, les populations touarègues sont les grandes perdantes – mais fortement armées – des redéfinitions politiques actuelles, et représentent aujourd’hui une pièce particulièrement difficile à placer dans la mosaïque d’une solution de paix durable.
En deuxième lieu, l’incapacité du régime algérien d’exprimer un renouveau politique suscite de sérieuses inquiétudes. Le pacte social forgé dans le sang de la guerre civile des années 90 a résisté au vent du changement du printemps arabe. Cependant, la réélection de Abdelaziz Bouteflika lors du quatrième mandat de 1999 est l’illustration éloquente d’un équilibre politique congelé dont la santé précaire du président et l’écroulement du prix du pétrole montrent l’espérance de vie limitée. Une crise de transition dans le pays le plus grand, le plus armé et le plus peuplé de la région pourrait déterminer un scénario bien pire que la situation libyenne actuelle. Mais si une transition indolore était possible, elle se serait problablement déjà produite.
Troisièment, la redéfinition des organisations politiques domestiques et régionales ouvre un espace d’action sans précédents pour l’islamisme politique d’inspiration jihadiste, surtout al-Qaeda, qui vit une phase d’expansion au Sahel tandis qu’au Magreb il se réorganise, protège ses forces et attend des opportunités meilleures. Dans ce contexte, les déclinaisons plus ou moins révolutionnaires de discours et de pratiques de l’Islam “réformiste” (comme souvent est désigné localement ce qui en Europe – significativement – est taxé de radicalisme) proposent un langage capable de délégitimer l’autorité des classes dominantes, et se présentent à part entière comme une réponse à la demande locale de mettre fin à la corruption et à l’impunité.
Le respect des droits de l’homme fondamentaux et la promotion de la good governance ne sont pas un luxe négligeable, mais l’essence de politiques prudentes pour bloquer ce qu’on appelle la radicalisation. Cependant l’action extérieure de l’Union européenne semble s’orienter vers d’autres priorités plus ambitieuses, faisant preuve d’une myopie politique que nous risquons de regretter, de ce côté-ci du Sahara comme de l’autre.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien
[1] Le Soudan unitaire représente évidemment une exception. Cependant, sa classification dans la région saharienne est controversée en raison de la situation du pays au coeur du système nilotique orienté longitudinalement.