Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:35:05
La tournée du premier ministre turc Erdogan en Afrique du Nord s’adressait en priorité aux populations et aux opinions publiques, davantage qu’à des gouvernements après tout transitoires, même s’il a bien sûr rencontré de nombreux responsables politiques (pour l’Egypte : le maréchal Tantâwî, le chef d’état-major des armées ‘Inân, le premier ministre Sharaf, le grand imâm d’al Azhar et le Muftî de la République) et signé de nombreux (onze au Caire) accords de coopération.Un accueil triomphal lui a été réservé en Egypte.
D’immenses portraits de sa personne décoraient les artères principales. Plusieurs forces politiques, principalement les Frères Musulmans, ont mobilisé leurs troupes pour le saluer, lui rendre hommage. De longues émissions de télévision ont traité de la Turquie. Les éditorialistes ont chanté sa gloire – chacun expliquant son succès en fonction de son propre agenda : islamiste, laïque, concordiste, etc. Les entrepreneurs et hommes d’affaires se sont rués au diner organisé à son honneur. Les quelques « grincheux » qui redoutaient un « retour de l’ottomanisme » ou encore déploraient l’ostensible présence de sa sécurité rapprochée étaient des voix isolées, perdues dans l’océan de l’engouement général.
Car Erdogan est depuis quelques années l’homme d’Etat le plus populaire en Egypte – et peut être ailleurs dans la région. Ce succès (qui explique en partie ses mauvaises relations avec M. Moubarak) est d’ores et déjà beaucoup plus durable et solide que celui, éphémère, de M. AhmadiNijad. Durable, car il ne s’appuie pas sur les seules prises de positions très fermes à l’égard d’Israël, qui datent de l’altercation à Davos avec M. Peres (2009), et qui ont culminé avec le renvoi de l’ambassadeur israélien il y a quinze jours, à la suite de la publication du rapport Palmer sur l’épisode de l’assaut de la marine de Tsahal contre un bateau turc qui s’orientait vers Gaza. La fermeté d’Ankara a séduit, notamment en Egypte. La comparaison avec la timidité de la réaction des autorités quand six soldats égyptiens ont été tués par des tirs supposés israéliens a frappé les esprits – et explique mais n’excuse pas l’assaut des manifestants égyptiens contre l’ambassade de l’Etat Hébreu. Les opinions savent que les mesures turques font beaucoup plus mal que les rodomontades de Téhéran, qui, in fine, fournissent des prétextes commodes à l’intransigeance israélienne.
Mais M. Erdogan dispose d’atouts plus solides que ceux de l’iranien. D’abord, il est sunnite – même si je ne pense pas que ce soit l’essentiel. Sa jeunesse et son dynamisme frappent beaucoup dans cette région dirigée par des septuagénaires et des octogénaires. Surtout, il affiche, et on le sait, des résultats économiques impressionnants – et qui font envie. Pour tous les « transitologues » et intellectuels, il est l’exemple de ce qu’il faut faire pour concilier islamisme et démocratie – on oublie ou fait semblant d’oublier la spécificité du contexte turc et la difficulté de transposer la « recette » AKP. Enfin, surtout en Egypte, population très croyante, il passe pour celui qui a redonné droit de cité à l’islam en Turquie et qui a réorienté la politique étrangère turque pour l’impliquer dans la région. Les courriers de lecteurs des quotidiens voient dans Erdogan la plus grande chance de la umma en quête d’une nouvelle splendeur.
Évidemment, les choses sont plus compliquées - et M. Erdogan a eu le mérite et le courage de le rappeler, en faisant devant les opinions publiques médusées l’apologie de laïcité, expliquant qu’elle ne signifiait pas « hostilité aux religions » mais mise à distance, bénéfique pour les religions, du politique et du sacré, ce dernier se voyant libéré du contrôle du Prince. Les Frères Musulmans, qui tentaient de faire croire qu’ils étaient aussi modérés que l’AKP, qui avaient mobilisé leurs troupes, dont les banderoles promettaient une reconquête « avec toi, nous irons à Jérusalem », qui rêvaient à haute voix de Califat, ont immédiatement déploré cette « ingérence dans les affaires intérieures égyptiennes ». Laquelle, bien sûr, a été saluée par les non islamistes égyptiens, y compris les souverainistes.
Les commentateurs se sont évertués à expliquer cette déclaration - et il n’est pas certain qu’ils aient fait le « tour de la question ». Pour les uns, M. Erdogan, qui a les « antennes » sensibles, a compris que si les islamistes égyptiens sont la ou les force/s hégémonique/s en Egypte, ils ne sont pas majoritaires dans l’opinion et il a voulu parler à la « rue ». Pour les autres, le message avait pour but de montrer aux capitales occidentales qu’il est un facteur modérateur, qu’il peut utiliser son immense prestige pour faire « passer des messages ». Pour d’autres encore, la politique étrangère turque, qui est certes trop subtile et créative pour être résumée en quelques phrases, a pour objectif de « stabiliser la région », d’apaiser les tensions et de multiplier les coopérations, de créer un gigantesque marché commun, et a même proposé récemment un partenariat voire une alliance stratégique avec l’Egypte, l’autre « grand pays » de l’Est méditerranéen.
Certes, de nombreux liens, tissés au cours des siècles, unissent les deux pays. Certes, ils sont tous deux des alliés des Etats-Unis, pas toujours à l’aise avec la « lourdeur » de Washington et de l’Etat hébreu. Certes, ils ont en commun un intérêt objectif à la stabilité de la région – contrairement, par exemple, à l’Iran. Certes, enfin, les deux économies peuvent développer leurs échanges. La balance des échanges commerciaux est de 3,2 milliards USD. Le montant des investissements turcs en Egypte est de 1,2 milliards USD.
Mais la situation égyptienne risque de ne pas être stabilisée avant quelques années et les Frères, à tort ou à raison, sont perçus comme un facteur de déstabilisation, un potentiel allié de l’Iran, qui suscite l’inquiétude de plusieurs capitales régionales – Riyâd en tête. Non que la déclaration de M. Erdogan soit nécessairement « un casus belli » à l’égard de la formation islamiste. Il semble plus approprié, pour l’instant, d’y voir un ou deux rappels désagréables mais utiles.
Nonobstant cet épisode, une idylle est elle en train de naître ? Celle, entre M. Erdogan et les peuples arabes, a déjà quelques années. Reste à savoir comment les futurs dirigeants arabes la « vivront » - ressource ou contrainte, source de force ou de fragilisation. En privé, les responsables égyptiens de l’ancien régime affirmaient que jouer les matamores contre Israël est plus facile quand on n’a pas de frontières communes avec cet Etat. Les nouveaux dirigeants ont fait rappeler, par leurs organes de presse, que l’Egypte, elle, n’a jamais développé de coopération militaire avec Israël et se sont demandés si les prises de position spectaculaires contre M. Netanyahou ne cachaient pas, en fait, une querelle relative à cette dernière. Ils disent à satiété que la Turquie est trop dépendante, en matière de technologie, d’Israël, qui l’a déjà aidée à contourner des embargos occidentaux, pour aller beaucoup plus loin. Réserves légitimes ou expression d’une irritation ? L’opinion, toujours un peu à la quête d’un sauveur, semble ne rien vouloir entendre.