Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:35:06

Hamadi Jebali, secrétaire général du parti islamiste al-Nahda, vainqueur des élections de l’Assemblée Constituante du 23 octobre 2011, a déclaré durant une réunion de son parti qui se tenait le 13 novembre 2011 que la Tunisie est en train d’entrer dans le sixième Califat. Ce commentaire a entraîné de fortes réactions et des condamnations de la part de l’élite politique tunisienne, ainsi que des vignettes politiques satiriques représentant Jebali comme le prochain « calife » de Tunisie. Jebali et ses lieutenants ont essayé de faire taire les polémiques en disant que la citation avait été retirée de son contexte. De quoi s’agit-il ? Dans l’imaginaire politique musulman les khulafâ’ al-rashîdûn représentent un moment idéalisé de l’histoire, celui des quatre premiers califes, les bien guidés, successeurs du prophète Muhammad : Abu Bakr al-Siddîq, ‘Umar Ibn al-Khattâb, ‘Uthman Ibn ‘Affân et ‘Alî Ibn Abî Tâlib. La période comprise entre la mort du Prophète en 632 et celle de ‘Alî en 661 marque un âge d’or après lequel on considère que l’histoire a dégénéré. Cependant, ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azîz (717-720) de la dynastie omeyyade est souvent considéré comme faisant partie des Califes bien guidés et représente celui qui est généralement appelé le « cinquième califat ». Son exemple témoigne de la possibilité d’être un souverain pieux et juste dans une époque de corruption. Jebali utilise cette référence à l’histoire islamique pour parler de renaissance politique avec un langage islamique. Par la suite, les représentants de al-Nahda ont insisté sur le fait que la référence au califat était symbolique et ne remettait pas en question l’adhésion de al-Nahda au régime républicain et à la volonté populaire comme les fondements de l’État. Cependant, leurs adversaires ont répondu que les paroles sont importantes et que l’évocation du califat dans les discours politiques publics n’était pas simplement une « question symbolique ». En effet, la notion de Califat est liée aussi à celle de l’État islamique, et mentionner le califat en période de transition politique n’est pas anodin. La polémique sur le sixième califat est un exemple des débats publics qui émergent en Tunisie à propos du langage que les tunisiens utilisent actuellement pour discuter de politique. Pendant 55 ans, le langage de la démocratie libérale a été utilisé dans un contexte autoritaire. Durant les premiers mois d’un contexte plus démocratique, les tunisiens ont donné libre cours à leur liberté d’expression dans les rues, dans les new media, dans les journaux, à la radio et à la télévision, dans les nouvelles tribunes des partis politiques, dans les institutions publiques et dans les organisations civiles. Un terrain nouveau et varié est en train d’émerger ainsi que de nouveaux langages politiques et cette nouvelle phase de l’histoire politique de la Tunisie sera certainement marquée par ce type de polémiques. Un nouveau langage politique est en train d’être négocié, et un thème de la discussion tourne autour de la possibilité de la manière dont la tradition islamique sera tissée par ce langage et quel impact juridique et institutionnel il aura. Les autres partis politiques ont réagi vigoureusement, si vigoureusement que Ettakattol a suspendu sa participation aux négociations pour la formation du nouveau gouvernement, demandant à Jebali de clarifier sa position. Même si le parti islamiste a remporté les élections, étant le parti qui a obtenu la majorité de sièges, mais non pas la majorité absolue, il est contraint de gouverner dans une coalition. Plus généralement, celle-ci se trouve maintenant sous les projecteurs : les discours de ses leaders sont écoutés attentivement et répercutés par les new medias. Paradoxalement, avant la révolution leurs discours ne comptaient pas beaucoup dans la politique tunisienne étant donné qu’ils n’étaient pas au pouvoir et qu’ils ne faisaient même pas partie de l’opposition légale, alors qu’aujourd’hui leur marge de manoeuvre est limitée par la forte résistance qu’ils rencontrent dans le reste de l’élite politique. Les personnalités islamiques publiques qui gouvernent maintenant la Tunisie seront obligées de définir leur langage politique de manière plus claire, et particulièrement la manière dont ce langage fait référence à l’Islam et aux futures réformes politiques. Leur plate-forme parle d’un « État civil », ce qui contraste avec l’institution du califat. Le leadership de al-Nahda sait très bien que ces deux concepts sont entrés en conflit dans l’histoire moderne de l’Islam : durant le XXe siècle, les intellectuels musulmans ont remis en question la légitimité du califat tout comme celle des formes alternatives d’institutions politiques, de l’égyptien ‘Alî ‘Abd al-Râziq au tunisien ‘Abd al-‘Azîz al-Thaalibi. Il ne s’agit pas de débats qui peuvent être définis comme « étrangers » à l’histoire de la vie intellectuelle des tunisiens. Al-Nahda parviendra-t-il à démontrer sa rigueur intellectuelle et politique en formant des intellectuels qui discutent sans hésitations et de manière consciente dans l’arène publique sur ces questions ? Après 55 ans d’autoritarisme durant lesquels même la production d’un discours politique publique était de fait impossible, serons-nous capable de penser clairement et profondément le langage que nous voudrons adopter lorsque nous parlons de politique ? Cela engendrera beaucoup plus que de simples paroles prononcées en arabe ou en français pour satisfaire des groupes électoraux spécifiques. À la fin, si nous voudrons une « république » ou un « califat », cela dépendra des significations spécifiques que nous attribuons à ces deux institutions, de la manière dont nous les mettrons en relation avec les histoires politiques du passé et comment nous imaginerons leur futur. Le commentaire de Hamadi Jebali n’est pas seulement une question de « symboles ». Si la mention du califat n’était que la conséquence d’un moment d’inattention, il est nécessaire qu’il clarifie sa position. Aujourd’hui en Tunisie la référence à la république est moins controversée que la référence au califat, mais nous ne devons pas oublier que ce fut sous un régime républicain que l’autoritarisme s’est développé pendant plus d’un demi-siècle. Dans la nouvelle Tunisie post-révolutionnaire, le langage – sa forme et ses significations – a son importance. La manière dont le gouvernement élu et les partis qui y participent, al-Nahda, le Congrès pour la République et Ettakattol, décriront et définiront les futurs institutions politiques est importante parce que les tunisiens veulent savoir comment ceux pour qui ils ont voté réformeront leurs institutions politiques afin de garantir la vie démocratique et la responsabilité politique. Source: onislamandpolitics.wordpress.com - Traduction Fondation Internationale Oasis