« Lis ! Au commencement était la Parole. » Tel est le titre audacieux de la cinquante-sixième Foire internationale du livre du Caire, qui s’est tenue du 23 janvier au 5 février dernier. Audacieux, car il combine le premier mot du Coran selon l’ordre chronologique admis (« Lis ! », 96,1) avec le premier verset de l’Évangile de Jean : en arabe, en effet, al-kalima désigne à la fois la parole au sens général et le Verbe au sens théologique.
Dernière mise à jour: 20/03/2025 10:55:34
Un collage islamo-chrétien
Ce n’est pas un choix anodin que de citer l’Évangile pour une manifestation culturelle qui, pendant plusieurs décennies, a été la plus importante du monde arabe. Bien que la foire du livre de Charjah, aux Émirats, semble avoir gagné aujourd’hui la place d’honneur, l’événement du Caire continue de rassembler des milliers de maisons d’édition – cette année, 1 345 venant de 80 pays, selon le site officiel – et d’attirer un large public. Le titre évangélico-coranique reflète par ailleurs la politique étatique des dernières années, qui a beaucoup insisté sur l’harmonie entre les musulmans et la minorité chrétienne copte, estimée entre 7 et 10 % de la population. De tels choix montrent combien ce point est désormais acquis dans le discours officiel. Mais ils soulèvent également des questions intéressantes pour notre propre contexte occidental : serait-il envisageable que la Foire du livre de Francfort ou le Salon du livre de Turin propose un collage similaire entre un passage évangélique et un passage coranique ? On peut en douter, vu la méfiance envers l’Islam de certains et le rejet de ses propres racines culturelles chrétiennes par d’autres.
Il est d’ailleurs utile de rappeler que pour l’Islam aussi, « au commencement était la Parole » : selon le Coran, l’univers a été créé par une parole divine, l’impératif kun (« sois ! ») que Dieu aurait adressé à la réalité pour la faire passer du néant à l’existence. Et même si cette réflexion a été sans doute étrangère aux organisateurs de la manifestation, on ne peut s’empêcher de rappeler que c’est précisément à Alexandrie d’Égypte, dans les premiers siècles du christianisme, qu’un intense débat s’est développé sur le statut de la parole divine. Il en résulta le Credo de Nicée, dont on célèbre cette année les 1 700 ans.
Les hadîths, encore eux
Pourtant, ce ne sont ni le Credo de Nicée ni le conflit entre Arius et Athanase qui ont accaparé l’attention du la Foire et des médias égyptiens, mais un tout autre affrontement. La pierre d’achoppement a été le livre Complètes en raison et en religion d’Asmâ’ ‘Uthmân al-Sharqâwî. A priori, rien ne prédestinait son auteure – fille d’un cheikh, musulmane pratiquante, prédicatrice depuis plus de 25 ans et avec plusieurs publications religieuses à son actif – à une soudaine et non recherchée célébrité médiatique. Galehaut fut ce titre et celui qui l’écrivit, pourrait-on dire en paraphrasant Dante. Complètes en raison et en religion entre en effet en tension délibérée avec une célèbre tradition attribuée à Muhammad (hadîth), qui décrit les femmes comme « déficientes en raison et en religion ». Réagissant à ce qu’ils percevaient comme une « attaque à la tradition prophétique », des groupes très bruyants ont immédiatement lancé une virulente campagne médiatique qui a fini par pousser la maison d’édition, al-Sirâj, à retirer le livre de la circulation, accompagnant ce retrait d’une lettre d’excuses pour avoir, involontairement, blessé la sensibilité de nombreux croyants. Il s’est ensuite avéré qu’il s’agissait en réalité d’une simple réédition : l’ouvrage avait déjà été publié en 2022, et la première édition s’était épuisée sans attirer l’attention de la censure. Cette fois, pourtant, il n’en a pas été de même, en raison de la visibilité offerte par la Foire, et pour une raison simple : le livre touche un nerf sensible de la pensée islamique contemporaine. L’auteure, qui préfère l’argumentation académique à la polémique télévisée, explique dans son introduction qu’au fil de son activité de prédicatrice, elle a été de plus en plus troublée par la présence d’un noyau de traditions misogynes attribuées au Prophète de l’Islam. Outre la peu flatteuse description des croyantes comme « déficientes en raison et en religion », ces traditions affirment par exemple qu’un peuple dirigé par une femme ne peut prospérer, ou encore assimilent la femme marchant dans la rue à un démon contre lequel il faudrait se réfugier dans l’intimité de son foyer. Et la liste pourrait continuer.
La dernière gardienne du temple de la tradition
Le problème, c’est que ces hadîths figurent dans le recueil d’al-Bukhârî, qui est considérée comme ne contenant que des traditions authentiques et donc contraignantes pour les musulmans (et les musulmanes). La démarche d’Asmâ’ ‘Uthmân al-Sharqâwî est assez simple : après avoir rappelé la différence entre la mise par écrit du Coran et celle des hadîths (la première étant plus rapide, la seconde plus longue et tourmentée), elle procède à une critique du texte des traditions concernées et non seulement de leurs chaînes de transmission et, en les confrontant au Coran, cherche à démontrer que six de ces hadîths particulièrement misogynes sont en réalité faux, bien qu’ils figurent dans al-Bukhârî. Enfin, pour appuyer sa conclusion, elle passe en revue d’autres penseurs musulmans qui, au fil des siècles, ont occasionnellement mis en doute l’authenticité de certaines traditions contenues dans le recueil d’al-Bukhârî. Son approche semble assez linéaire, s’inscrivant dans la tendance textualiste qui caractérise une grande partie de l’Islam contemporain. Par exemple, l’auteure ne s’efforce pas, dans son ouvrage, à reconstituer le contexte dans lequel ces traditions interpolées auraient vu le jour, bien qu’un connaisseur du Proche-Orient de l’antiquité tardive y verrait facilement des parallèles avec la littérature monastique et rabbinique de l’époque. En théorie, une autre démarche, bien plus dangereuse, aurait été possible : reconnaître l’authenticité des traditions tout en relativisant leur importance pour le présent. Paradoxalement, c’est justement pour éviter ce type de critique contextuelle – qui pourrait avoir des effets dévastateurs sur le droit islamique – que l’auteure choisit d’écarter ces hadîths. Tout compte fait, sa proposition revient à sacrifier quelques traditions (six en tout) pour préserver le principe du recours à la tradition. Et pourtant, cela a suffi à déclencher une tempête médiatique.
L’épisode illustre combien la question féminine est aujourd’hui sensible, surtout lorsqu’elle est abordée par une femme utilisant le langage des sciences islamiques. En réalité, comme c’est souvent le cas, la censure a eu l’effet inverse. Quelques jours après le communiqué de la maison d’édition, Asmâ’ ‘Uthmân al-Sharqâwî a annoncé avoir mis gratuitement en ligne le PDF de son livre, et ses thèses ont été largement débattues sur certaines chaînes égyptiennes. Avec tous les risques liés aux bulles informationnelles propres aux réseaux sociaux, la diffusion d’Internet rend de plus en plus difficile le contrôle du débat culturel par les autorités étatiques et religieuses. En ce sens, on peut conclure qu’en dépit du désagréable épisode d’autocensure de la maison d’édition, l’objectif de la Foire a bel et bien été atteint : « Lis ! Au commencement était la Parole ».