Dans les sociétés européennes, les polémiques se multiplient sur la compatibilité entre les normes islamiques et les lois en vigueur sur le continent. Toutefois, la réalité est plus complexe que ne l’assurent les représentations dichotomiques qui émergent de ces controverses
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:30
Les polémiques se multiplient, dans les sociétés européennes, sur la compatibilité entre les normes islamiques et les lois en vigueur sur le continent. Toutefois, la réalité est plus complexe que ne l’assurent les représentations dichotomiques qui émergent de ces controverses. En effet, l’inclusion sociale des immigrés musulmans n’est pas toujours linéaire, l’intégration ne signifie pas nécessairement une dilution de l’identité religieuse, et les « valeurs européennes » invoquées si souvent ne sont pas auto-évidents comme d’aucuns voudraient le faire croire.
En août dernier la ville de Lausanne en Suisse a rejeté la demande de naturalisation d’un couple, à cause du refus des deux époux de serrer la main à des personnes de l’autre sexe. Le maire, Grégoire Junod, a affirmé que ce couple offensait l’égalité des sexes et ne satisfaisait pas aux critères pour l’intégration : il a relevé que même si la liberté de religion est protégée par les lois du canton, « la pratique religieuse ne dispense pas du respect de la loi ». Pierre-Antoine Hildbrand, maire-adjoint et membre du comité de trois membres qui avait contesté la requête du couple, a déclaré que « la Constitution et l’égalité entre hommes et femmes l’emportent sur la bigoterie ». Le cas a été médiatisé au niveau international[1].
Ce n’est pas la première fois que la Suisse affronte un épisode de ce genre. En mai 2016, les autorités scolaires régionales du Canton de Bâle avaient annulé la décision d’une école de la petite ville de Therwil d’exonérer deux frères syriens, de 14 et de 15 ans, de l’obligation de serrer la main aux enseignantes femmes. En cette occasion, les autorités avaient affirmé que la foi religieuse ne dispense pas d’observer les usages locaux de manifestation de respect, et avaient menacé d’administrer aux parents une amende qui pouvait aller jusqu’à 5 000 francs suisses si leurs enfants continuaient à adhérer à cette interprétation de la loi islamique. Quant au refus de serrer la main, Magali Orsini, députée du Grand Conseil de Genève, avait affirmé que « c’est insensé, une provocation qui pourrait nous faire remonter le temps ». Simonetta Sommaruga, membre du Cabinet suisse, avait commenté à son tour : « Ce n’est pas ainsi que je conçois l’intégration. On ne peut accepter cela au nom de la liberté religieuse. La poignée de mains fait partie de notre culture »[2].
Si ces exemples constituent l’exception et non la règle dans la vie des musulmans en Occident, les tensions entre les normes islamiques et les normes européennes susceptibles de dégénérer en scandales nationaux et internationaux sont devenues fréquentes à travers tout le continent. Pour n’en citer que quelques-unes tirées d’une longue liste qui continue à s’allonger, ces controverses concernent le voile intégral porté dans les lieux publics, les hijâbs et les barbes exhibées à l’école et sur les lieux de travail; les aménagements dans les piscines et dans les centres sportifs ; l’appel à la prière lancé par les haut-parleurs des mosquées, la prière durant la récréation dans les écoles, l’éducation sexuelle en classe ; la boucherie rituelle, la circoncision masculine, l’exemption de la vente de produits harâm et l’introduction de produits halâl.
L’accumulation, ces dernières années, de telles controverses a nourri des doutes sur la coexistence entre les musulmans et l’ordre libéral européen. Des cas particuliers suscitent des inquiétudes sur les implications plus étendues de la présence de l’Islam dans la sphère publique, et celles-ci donnent naissance à de nouvelles polémiques, en un cercle vicieux qui n’en finit pas de s’alimenter lui-même. L’une des conséquences de ce phénomène est la montée des leaders populistes, qui nourrissent des sentiments xénophobes et portent atteinte à l’ordre libéral lui-même. En France, le populisme antimusulman a subi une éclatante défaite électorale, mais il n’en reste pas moins plus fort que ce qu’avait pu faire supposer le triomphe électoral d’Emmanuel Macron. Aux États-Unis 46,1 % des électeurs ont soutenu Trump dans une élection qui a enregistré une participation de 55,7 %, tandis que 33,9 % des électeurs ont choisi Marine Le Pen dans un second tour où l’affluence était de 74,6 %.
Les hommes politiques européens traditionnels refusent les positions de ceux qui invoquent l’élimination de toute expression publique de l’Islam, tout en affirmant qu’il y a de la place en Europe pour la foi musulmane. Mais ils admettent aussi que la cohésion sociale de leurs sociétés est menacée. Au cours de la dernière décennie, l’opinion dominante a tourné le dos au multiculturalisme, c’est-à-dire à l’idée que l’État-nation doive tolérer et intégrer les normes qui vont à l’encontre de ses valeurs fondamentales et qui les mettent en question.
La chancelière allemande Angela Merkel, qui est probablement la voix la plus ouvertement favorable aux droits de l’homme parmi les leaders occidentaux, a été l’une des premières à signaler le changement, quand, il y a près de dix ans, elle a affirmé : « Certes, la tendance a été de dire “adoptons le multiculturalisme et vivons heureux ensemble, les uns à côté des autres”. Mais ce concept a totalement échoué »[3]. Cinq ans plus tard, le premier ministre britannique David Cameron, intervenant sur l’avenir de l’éducation islamique dans son pays, se plaignait de ce que, dans certaines zones de la Grande-Bretagne, il était possible de s’en tirer sans parler anglais, ou sans fréquenter des personnes d’une culture différente de sa propre culture, et menaçait de fermer les écoles qui auraient enseigné l’intolérance[4].
La mentalité dominante, appliquée plus rigoureusement dans certains pays que dans d’autres, affirme que l’on ne doit pas tolérer des sociétés parallèles, que les prédicateurs qui mettent en question les normes constitutionnelles doivent être freinés, voire même bannis, et qu’il faudrait multiplier les efforts pour encourager les personnes provenant de l’immigration à s’intégrer. L’été dernier, au Danemark, le Parlement a introduit une législation, destinée en particulier aux familles musulmanes, qui impose aux enfants jusqu’à l’âge de six ans d’apprendre les « valeurs danoises », y compris l’égalité des sexes et les traditions chrétiennes. À cette occasion, le premier ministre danois Lark Lokke Rasmussen a expliqué que « les ghettos doivent disparaître […]. Nous devons pouvoir reconnaître notre pays. Il y a des endroits où je ne reconnais pas ce que je vois »[5].
L’opinion majoritaire veut un changement de cap : elle veut voir les musulmans enracinés dans leur propre identité islamique devenir des citoyens intégrés qui acceptent les règles locales et limitent leur expression religieuse à la sphère privée. Toutefois, la réalité est plus compliquée que les représentations dichotomiques ne le disent. Le parcours qui va des « sociétés parallèles » à la cohésion sociale n’est pas toujours linéaire, les conceptions islamiques radicales ne sont pas nécessairement anti-intégrationnistes, et les « valeurs européennes » ne sont pas auto-évidents comme d’aucuns voudraient le faire croire. Comprendre les différents paradoxes du débat sur l’intégration est d’une importance cruciale si l’on veut qu’il devienne plus constructif.
Inclusion et revendications
Ce qui frappe, dans la prolifération des conflits médiatisés et politisés entre les normes islamiques et les normes qui prévalent dans les sociétés européennes, c’est le fait qu’il s’agit d’un phénomène relativement nouveau. Il y a vingt ans, des millions de musulmans vivaient en Europe, mais on entendait rarement des controverses juridiques et des débats politiques sur la présence publique de l’Islam. En Allemagne par exemple, on a compté jusqu’à présent 15 instances de recours contre la décision prise par les écoles d’obliger les élèves à suivre des leçons de natation mixtes. Et de ces recours, seuls trois ont été déposés avant 2006[6].
Paradoxalement, la raison pour laquelle les musulmans européens se mobilisent pour voir reconnaître ce qu’ils perçoivent comme des normes religieuses fondamentales, réside en partie dans le fait qu’ils sont plus intégrés dans leurs sociétés d’accueil. Pour présenter un recours, parler avec les médias, ou s’adresser aux hommes politiques locaux, il faut posséder certaines compétences et ressources, financières, logistiques, linguistiques. Lorsqu’ils sont arrivés en Europe, les musulmans ne disposaient pas de ces instruments. Au fil des ans, certains représentants de la première génération de migrants ont été naturalisés, ont appris les langues locales, obtenu la sécurité d’un travail, et développé des réseaux sociaux. La deuxième et la troisième génération sont et ont été éduquées sur le continent. La vie religieuse s’est institutionnalisée, au niveau transnational, national et local, et l’existence d’un champ concurrentiel d’organisations islamiques a enclenché une bataille pour l’influence, qui a fourni de nouvelles ressources et une nouvelle confiance pour l’activisme social.
Pour les musulmans, qui ont toujours été dévots, ou qui sont retournés dans les bras de la religion, l’amélioration du statut social a impliqué, entre autres, de plus grandes opportunités pour promouvoir des causes islamiques. De leur point de vue, revendiquer un espace pour les normes religieuses n’est pas une provocation contre les normes européennes, du moment que leurs normes font partie de l’histoire européenne, que cela plaise ou non à la majorité.
Il serait trompeur de penser l’intégration comme un processus unidimensionnel. Parmi les musulmans européens qui demandent un espace pour leurs propres normes, il y a des individus qui ont reçu une éducation, qui jouissent d’une aisance économique, et qui ont des amis non-musulmans. Certains d’entre eux ont affirmé leur propre identité islamique non parce qu’ils sont coupés de la société laïque dominante, mais plutôt parce qu’ils ont des rapports intenses avec cette société, et des préoccupations en ce qui concerne ses valeurs. Les gouvernements européens ont de très bonnes raisons pour insister sur le fait que chaque garçon et chaque fille doivent maîtrisent la langue parlée par la majorité, et apprendre l’histoire et les traditions des États d’accueil. Toutefois, ce serait manquer de réalisme que de penser que de cette manière les normes islamiques puissent disparaître de la sphère publique.
Intégration et islamisation
On pourrait dire bien des choses à l’appui de la perspective qui distingue les musulmans en Europe entre groupes mainstream et groupes radicaux, et invite à contenir, ou même à interdire les seconds. Parmi les radicaux, il y a les islamistes (les Frères musulmans et les mouvements idéologiquement proches), les salafistes (c’est-à-dire les musulmans qui adhèrent aux enseignements de l’appareil religieux saoudite), les membres du Hizb al-Tahrir et autres. Les leaders religieux affiliés à ces groupes divergent fortement sur certaines questions, mais partagent un sentiment de suprématisme islamique, l’idée que la loi islamique s’applique à tous les aspects de la vie et devrait les orienter, et la conviction que la révélation finale d’Allah doit être diffusée partout dans le monde. Il s’agit là de visions qui ne produisent pas d’intégration. Il faut toutefois considérer un autre aspect, c’est-à-dire la manière dont certaines idées anti-intégrationnistes facilitent les pratiques intégrationnistes.
Le cas des islamistes est particulièrement instructif en ce sens. Depuis la fin des années 1970, les savants islamistes (et d’autres encore) ont développé une conception théologique qui voit dans l’émigration de masse des musulmans et dans leur implantation permanente en Europe une phase de transition destinée à se terminer avec la conversion du continent à l’Islam. Enracinée dans la pensée médiévale qui a suivi la Reconquista, cette conception légitime apologétiquement l’acte volontaire de se transférer des pays musulmans vers les pays chrétiens sécularisés comme un moyen pour répandre le message d'Allah.
L’un des partisans de cette vision est Yûsuf al-Qaradâwî, né en Égypte en 1926 mais résidant au Qatar depuis 1961, ancien Frère musulman qui soutient l’idée que la solution aux maux dont souffrent les sociétés musulmanes est la création de régimes fondés sur la charia. Qaradâwî a assigné aux musulmans qui vivent en Occident le rôle de propagateurs pacifiques de l’Islam : « Les musulmans en Occident devraient être des prédicateurs sincères de leur propre religion. Ils devraient garder à l’esprit qu’inviter les autres à adhérer à l’Islam n’est pas seulement l’affaire des savants et des cheikhs, mais c’est un devoir qui incombe à tout musulman pratiquant »[7]. Qaradâwî est allé jusqu’à affirmer que, à la lumière de la mission universelle de l’Islam d’une part et du leadership occidental du monde contemporain de l’autre, les musulmans doivent être présents en Occident et y diffuser l’Islam. Si donc il n’y avait pas de musulmans en Occident, il faudrait y susciter leur présence[8].
De ce point de vue, c’est l’Europe qui doit s’intégrer à l’Islam, plutôt que l’Islam à l’Europe. Toutefois Qaradâwî et ses disciples utilisent régulièrement cette conception pour justifier les fatwas qui servent à promouvoir l’intégration dans un contexte chariatique.
En tant que juriste, Qaradâwî propose une approche pragmatique et conciliante, fondée sur la conviction que l’essence de l’Islam consiste à simplifier les choses. Si seulement, estime-t-il, on comprenait le véritable esprit de l’Islam, les non-musulmans seraient plus enclins à se convertir, et les musulmans trop tièdes reviendraient à leur foi. Pour ce faire, Qaradâwî et ses disciples utilisent deux démarches juridico-religieuses : une recherche transversale dans les différentes écoles juridiques islamiques, et même au-delà de celles-ci, pour trouver la solution la plus accommodante, et une utilisation bienveillante du principe selon lequel, pour protéger les objectifs premiers fixés par le Législateur, il est légitime dans certains cas de suspendre les prohibitions prévues par la loi. Cette seconde position dérive implicitement du fait que Qaradâwî ait érigé en objectif premier la diffusion de l’Islam en Occident.
Qaradâwî a été à la tête du Conseil européen pour la fatwa et la recherche de 1997 à 2018. Ce Conseil, dont le siège est à Dublin, est un comité né à l’initiative de l’Union des organisations islamiques en Europe, ensemble d’associations liées idéologiquement aux Frères musulmans. Il a essayé, généralement sans y réussir, de monopoliser la jurisprudence islamique sur le Vieux Continent. Cependant l’introduction dans la réflexion juridico-religieuse de certaines facilités a eu un certain impact. Certaines décisions promulguées lors des dernières décennies par al-Qaradâwî et par le Conseil ont été particulièrement révolutionnaires : la légitimation des emprunts immobiliers pour les musulmans européens qui ne possèdent pas de maison, même dans le cas où ils pourraient trouver un appartement à louer ; l’autorisation pour les musulmans de servir dans les forces de l’OTAN engagées en Afghanistan ; la légitimation de la validité des mariages entre les femmes qui se sont converties à l’Islam et leurs maris non-musulmans. Il s’agit de décisions qui brisent des tabous consolidés de la jurisprudence islamique, ouvrant des perspectives d’intégration dans des milieux d’importance cruciale[9]. Le Conseil a également encouragé la naturalisation et la participation aux élections, ainsi que le maintien de relations amicales avec la majorité non-musulmane.
Le pragmatisme adopté par Qaradâwî et par le Conseil qu’il a présidé se justifie au nom de l’obligation de diffuser l’Islam en Occident. C’est ainsi que lorsqu’il a légitimé les emprunts immobiliers, le Conseil a expliqué que si les musulmans n’étaient pas propriétaires de leur maison, ils n’auraient pas le temps de s’engager dans le prosélytisme[10]. On peut interpréter cette décision comme une tentative de faciliter l’islamisation de l’Europe à travers des politiques intégrationnistes, ou la déchiffrer comme une tentative de normaliser la vie islamique à travers un discours triomphaliste et anti-intégrationniste. L’ambiguïté n’est pas un effet non prévu, mais elle est encouragée et cultivée par des gens qui se trouvent partagées entre des visions concurrentielles, mais qui ne veulent renoncer à aucune d’entre elles.
Les contradictions du projet libéral
Un argument habituellement invoqué dans le débat sur l’intégration est que les musulmans devraient respecter les valeurs fondamentales des sociétés qui les accueillent. Ce serait en effet à eux, en tant que groupe minoritaire qui a choisi l’Europe pour y vivre, de s’adapter. C’est un argument sur lequel concordent des commentateurs musulmans eux-mêmes, parce qu’il fait appel à un minimum de bon sens.
Mais quelles sont exactement les valeurs fondamentales des pays européens ? Une des raisons pour lesquelles l’introduction de normes islamiques dans les sphères publiques européennes est source de tensions est le fait que, pour décider de ce qu’elles pensent de la légitimité de ces normes, les sociétés européennes se trouvent devoir faire face à des contradictions qu’elles pourraient autrement éviter.
Le libéralisme est une idéologie qui défend deux valeurs fondamentales : la liberté et l’égalité. Historiquement, il y a eu une corrélation entre le progrès des deux valeurs. Les droits des femmes sont un bon exemple. Plus les normes sociales et juridiques garantissaient l’égalité entre homme et femme, plus les femmes ont été en mesure d’exprimer leur propre potentiel et de poursuivre leurs rêves comme les hommes.
Le libéralisme exige que, dans l’exercice de la liberté, l’égalité soit préférée à l’inégalité. Mais il y a des normes islamiques qui font que cela ne se produit pas toujours. La justification islamique pour le voile, par exemple, est que les femmes sont une tentation pour les hommes, et c’est aux femmes qu’il incombe de l’éviter. En substance, d’un point de vue chariatique, la seule différence entre le hijâb et le voile intégral est ce que les juristes – juristes hommes naturellement – estiment propre à faire perdre la tête aux hommes. Le voile est une offense à la valeur fondamentale de l’égalité. Il est moins évident qu’il s’agisse d’une offense à la valeur fondamentale de la liberté. Dans la mesure où les femmes décident de façon autonome de se voiler, elles exercent un droit fondamental garanti par l’idéologie libérale : pratiquer une foi de manière à ne pas porter atteinte à la liberté d’autrui.
Dans leur tentative d’affirmer le lien entre liberté et égalité, les libéraux insistent sur le fait que les femmes ne choisissent pas librement de porter le hijâb, mais qu’elles sont contraintes à le faire. Ce n’est pas vrai, ou du moins ce n’est pas toujours vrai. L’endoctrinement culturel et religieux pèse beaucoup dans ce choix de vie, mais les femmes qui choisissent de porter le bikini subissent elles aussi une forme d’endoctrinement. Indépendamment de la manière dont on affronte le débat sur le voile, celui-ci pose un dilemme embarrassant aux sociétés pour lesquelles il va de soi que la liberté promeut le progrès, c’est-à-dire : quelle dose de libéralisme une société libérale peut imposer sans devenir illibérale.
En tout état de cause, ce ne sont pas toujours la liberté et l’égalité qui sont défendues par les sociétés européennes. Pour certains conservateurs « les valeurs fondamentales » sont inséparables du Christianisme. La prolifération d’institutions et de normes islamiques dans les sphères publiques est considérée comme une attaque contre le caractère chrétien de l’Europe. C’est ainsi que les débats sur l’appel à la prière n’ont pas été inspirés uniquement par des préoccupations touchant la pollution acoustique, mais aussi par le sentiment de désarroi et d’offense devant le fait qu’une atmosphère dominée par les cloches des églises soit perturbée par le son d’une autre foi. Derrière ces préoccupations se profilait la volonté de privilégier dans la sphère publique le Christianisme au détriment d’autres religions.
Le problème est que, en théorie, dans une société laïque et libérale, aucune religion ne devrait jouir de privilèges particuliers. Pendant longtemps, en Europe, la tension entre le présent laïque et le passé chrétien a été latente, du moment que le Christianisme, en tant qu’unique grande religion, jouissait de fait d’un statut privilégié. La croissance de la visibilité de l’Islam est en train de remettre en question le statu quo, en minant le sens d’appartenance et l’identité qui ont permis aux chrétiens pratiquants d’accepter le déclin public de leur propre religion.
La question des festivités de Noël est emblématique. Les chrétiens européens et les européens laïques mais de culture chrétienne ont une attitude différente devant ces festivités. Les chrétiens pratiquants les considèrent comme une reconnaissance publique du caractère chrétien de la société. Les non-pratiquants y voient des traditions folkloriques qui font plaisir aux enfants et soutiennent l’économie. La capacité des symboles à rappeler et satisfaire différents points de vue est une grande ressource pour la cohésion sociale.
Plusieurs villes et pays d’Europe ont éliminé ces dernières années, ou redéfini, des aspects des festivités de Noël pour éviter de donner l’impression de vouloir discriminer les musulmans. Les réponses indignées soulevées par ces initiatives sont devenues une sorte de récurrence de saison. Il faut dire que la plupart des chrétiens non-pratiquants, et aussi beaucoup de musulmans, seraient heureux que les célébrations de Noël continuent à faire partie de leur propre hiver. Toutefois, d’un point de vue juridique, il est difficile de défendre le privilège dont jouissent certaines fêtes religieuses, sans répondre à une question fondamentale : l’Europe est-elle encore un continent chrétien ? Le Christianisme a-t-il un statut particulier ? Les Européens ont habilement éludé ces questions pendant des décennies. Maintenant, il est plus difficile de le faire.
L’intégration est impossible en l’absence de valeurs fondamentales. Pour défendre les siennes, les sociétés européennes doivent être plus claires dans leur définition de ces valeurs. Et en le faisant, elles pourraient y perdre.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[1] Agence France-Presse, Muslim Couple Denied Swiss Citizenship Over Handshake Refusal, « The Guardian », 18 août 2018.
[2] AFP, Swiss Ruling Overturns Muslim Pupils’ Handshake Exemption, « The Guardian », 25 mai 2016 ; Le News, Muslim School Pupils’ Exemption from handshaking Causes a Stir in Switzerland, 5 avril 2016.
[3] Kate Connolly, Angela Merkel Declares Death of German Multiculturalism, « The Guardian », 17 octobre 2010.
[4] Tory Party Conference 2015: David Cameron’s Speech in Full, « The Independent », 7 octobre 2015.
[5] Alastair Tancred, Too many ‘people of non-Western backgrounds’ are not contributing to society says Danish PM as he unveils plans to eradicate ghettos by 2030, « Mailonline », 2 mars 2018.
[6] Fabian Spengler, Islamic Norms and German Schools, thèse de Master, Université de Tel Aviv, 2017, pp. 62-63, 77.
[7] Yûsuf al-Qaradâwî, Duties of Muslims living in the West, publié à l’origine sur Islamonline.net le 7 mai 2006, https://archive.islamonline.net/?p=1008.
[8] Id., Fî Fiqh al-Aqalliyyât al-Muslima, Dâr al-Shurûq, al-Qâhira 2007 (première éd. 2001), p. 17.
[9] Uriya Shavit, Sharî‘a and Muslim Minorities, Oxford University Press, Oxford 2015, pp. 16-49, 95-117, 140-52, 158-62, 225-31.
[10] Al-Qaradâwî, Fî Fiqh al-Aqalliyyât al-Muslima, p. 177.
Pour citer cet article
Référence papier:
Uriya Shavit, « Les paradoxes du débat sur l’intégration », Oasis, année XIV, n. 28, décember 2018, pp. 36-44.
Référence électronique:
Uriya Shavit, « Les paradoxes du débat sur l’intégration », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2019, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/islam-en-europe-le-debat-sur-l-integration.