Pourquoi les sociétés musulmanes n'ont-elles pas suivi le rythme de l'Occident au cours des cinq cents dernières années et sont-elles encore largement l'otage du sous-développement et de l'autoritarisme ? Ahmet T. Kuru tente de donner une réponse.
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:37
Ahmet T. Kuru, Islam, Authoritarianism and Underdevelopment. A Global and Historical Comparison, Cambridge University Press, New York 2019
Pourquoi, au cours des cinq derniers siècles, les sociétés musulmanes n’ont-elles pas réussi à avancer au rythme de l’Occident et pourquoi sont-elles encore aujourd’hui en bonne partie otages du sous-développement et de l’autoritarisme ? Cette question, qui animé le débat, et souvent la polémique, entre chercheurs d’orientations différentes depuis au moins deux-cents ans, c’est aussi celle de Ahmet Kuru, politologue de l’Université d’État de San Diego, depuis l’échange assez vif qu’eut son père Uğur, un soir de 1989, avec un général de l’armée turque au sujet de la contribution des musulmans à la civilisation moderne. Intrigué par l’événement, le jeune Ahmet commença à approfondir personnellement le sujet, se lançant dans une recherche qui ne devait aboutir que trente ans plus tard avec la publication de Islam, Authoritarianism and Underdevelopment. Son livre prend ses distances, avec deux approches dominantes : d’un côté l’approche essentialiste, selon laquelle c’est l’Islam qui empêche le progrès des sociétés dans lesquelles il est enraciné ; de l’autre, la théorie de la dépendance, qui lie les problèmes du monde musulman à l’exploitation coloniale dont il a été victime. La première thèse est démentie par le fait que, jusqu’au XIe siècle, les sociétés musulmanes étaient plus développées et intellectuellement plus dynamiques que celles d’Europe ; la seconde par le succès économique de certains pays, en particulier en Extrême Orient, auxquels n’ont été épargnés ni la domination coloniale ni l’autoritarisme. Pour Kuru, la question est donc plus complexe et doit prendre en compte d’autres éléments, par exemple le fait qu’à l’époque contemporaine, l’abondance d’hydrocarbures a engendré dans de nombreux pays à majorité musulmane une économie de la rente qui a, à son tour, favorisé l’émergence de systèmes autoritaires. Mais là n’est pas la thèse principale du livre. Pour l’universitaire turc, autoritarisme et sous-développement sont en fait le résultat de deux facteurs étroitement liés qui accablent les sociétés musulmanes depuis un millénaire : d’une part l’alliance entre État et oulémas et de l’autre l’absence d’une classe marchande indépendante du pouvoir politique.
Contrairement à ce qui se produira par la suite, au cours des quatre premiers siècles de l’Islam, les grandes personnalités religieuses avaient tendance à refuser de collaborer avec l’État, supportant menaces et persécutions plutôt que de se soumettre au pouvoir politique. Comme le rappelle Kuru, ce fut notamment le sort des fondateurs des grandes écoles juridiques : « Abu Hanifa mourut en prison, Malik fut flagellé, Shafii emprisonné et enchaîné, Ibn Hanbal battu dans sa prison et Jafar al-Sadiq mourut empoisonné » (p. 72). Pour préserver leur autonomie, les savants religieux refusaient d’être financés par l’État, se consacrant personnellement au commerce. À l’époque, cette activité était florissante, bénéficiant des conditions créées par l’expansion islamique : « une langue commune (l’arabe), un système commun de lois et la motivation religieuse pour voyager (le pèlerinage à la Mecque) » (p. 80). Le prophète de l’Islam lui-même, Muhammad, avait été marchand, ce qui conférait une légitimité religieuse particulière à ceux qui exerçaient ce métier. La prospérité qui en découla permit et stimula à son tour le développement des sciences. Indépendance intellectuelle et prospérité des commerces furent les moteurs du dynamisme des premiers siècles de l’Islam et, en particulier, de l’effervescence culturelle de l’époque abbasside, lorsque l’empire islamique était à l’avant-garde du savoir de son temps grâce à ses médecins, mathématiciens, astronomes, géographes et philosophes.
Dans le schéma proposé par Kuru, ce parcours s’interrompt autour de l’année mille. Le régime économique fondé sur le commerce commence à péricliter, faisant place à un système féodal fondé sur la rente foncière et sur l’attribution de terres par l’État, qui commence à utiliser systématiquement cet instrument pour rémunérer les classes militaires. En même temps, l’orthodoxie sunnite, qui était en train de se former pendant ces années, inscrivit dans ses principes l’alliance entre pouvoir politique et savants religieux, alors même que ces derniers avaient perdu la possibilité de garder leur indépendance financière à travers le commerce. L’attribution apocryphe à Muhammad de la maxime d’origine persane « La monarchie et la religion sont jumelles » scella le mariage entre le livre et l’épée.
Pour Kuru, la figure qui, plus que toute autre, incarne le tournant entre l’ancien système et le nouveau est al-Ghazâlî (1058-1111), dont l’attitude vis-à-vis du pouvoir politique est emblématique de la trajectoire du sunnisme. Dans un premier temps, le grand théologien musulman eut des rapports étroits avec les sultans seldjoukides, qui lui confièrent une importante charge d’enseignement à Bagdad. Mais, quatre ans plus tard, al-Ghazâlî renonça à cette position et jura, lors d’une visite à la tombe d’Abraham, de ne plus jamais accepter l’argent d’un gouvernant, pour ensuite reprendre à enseigner dans une madrasa financée par l’État à la fin de sa vie. En outre, avec son œuvre théologique, al-Ghazâlî intégra le soufisme à l’intérieur de l’orthodoxie sunnite, en expulsa la philosophie, et contribua à légitimer la possibilité de déclarer apostats, et par conséquent de condamner à mort, les musulmans qui déviaient des formulations doctrinales du sunnisme.
Le triple processus de militarisation du pouvoir politique, de marginalisation des marchands et d’asservissement de l’Islam à l’État continua dans les siècles suivants, poussé par la pression des croisés et par les invasions mongoles. Cela mit fin à la vitalité commerciale et intellectuelle des musulmans et empêcha par conséquent l’émergence, dans les sociétés islamiques, d’une bourgeoisie similaire à celle qui jouera un rôle crucial dans le progrès de l’Europe.
Le développement qui avait caractérisé le monde musulman jusqu’au XIe siècle se changea en un lent et inexorable déclin. Aux chercheurs révisionnistes, qui relativisent la portée de cette décadence, postulant en particulier un renouveau de la civilisation islamique à l’époque ottomane, Kuru oppose une longue série de considérations : Ibn Khaldûn (1332-1406), le génial penseur maghrébin, que beaucoup considèrent comme un précurseur de la sociologie moderne, fut pratiquement ignoré de ses contemporains, représentant pour les musulmans « une opportunité manquée de revitaliser leur dynamisme intellectuel déclinant » (p. 143) ; l’impression des livres, déterminante pour l’alphabétisation et donc pour le développement de l’Europe, peina à se frayer un chemin dans le monde musulman à tel point qu’à cause du veto des oulémas, ce n’est qu’en 1729 que les musulmans purent y recourir sur le territoire ottoman ; de même l’astronomie, qui fut un temps le fleuron des sciences islamiques, dut migrer en Occident pour poursuivre son essor : dans les années 1580, tandis que le roi du Danemark commanditait la construction de l’observatoire de Tycho Brahe, les Ottomans faisaient détruire le leur à la demande de la plus haute autorité islamique de l’État, qui accusait l’établissement de « porter malheur » (p. 174).
Selon Kuru, le grand effort réformiste de l’époque moderne n’a pas non plus réussi à inverser la tendance et ainsi, de nombreux pays musulmans doivent encore aujourd’hui faire face aux problèmes du passé. Le point de vue du politologue, réaffirmé à plusieurs reprises, est pourtant net : la civilisation islamique est en crise non pas en raison d’un défaut génétique de l’Islam, mais à cause de facteurs historiques contingents. Sa conclusion s’appuie sur une quantité considérable de données provenant de différentes disciplines, sur une confrontation méthodique et systématique avec les thèses d’autres chercheurs et sur une stimulante comparaison avec d’autres civilisations.
Malgré la grande valeur de ce livre, certaines de ses positions méritent d’être discutées. Dans différents passages, l’ouvrage semble par exemple faire sienne une vision typique des Lumières, souvent embrassée également par de nombreux réformistes musulmans, qui voit dans le progrès européen un parcours d’émancipation de la « raison » par rapport à l’autorité de l’Église. Une telle perspective tend à valoriser, y compris dans l’Islam, les penseurs rationalistes et hétérodoxes, considérés comme un possible remède à l’effet paralysant des doctrines religieuses « officielles ». C’est dans cette perspective que s’inscrit l’intérêt pour l’ouverture philosophique d’Averroès (également perceptible dans le livre de Kuru), contre le dogmatisme de al-Ghazâlî. Bien qu’elle ne soit pas sans fondements, cette lecture ne tient pas compte de certains aspects décisifs. Dans La philosophie au Moyen-Âge, par exemple, Étienne Gilson suggère que c’est précisément la distance prise par l’Église par rapport à l’averroïsme, consacrée par la condamnation de 1277, qui signifia pour l’Europe la libération des esprits « du cadre fini où la pensée grecque avait enclos l’univers », ouvrant ainsi la voie à la science moderne. En ce sens, plutôt que d’établir une opposition générale entre le dynamisme de la philosophie et des sciences d’une part et le dogmatisme de la théologie ou de la mystique d’autre part, il vaudrait la peine d’explorer plus à fond les résultats auxquels mènent les différents systèmes de pensée.
Bien que Kuru insiste sur la force des idées, son intérêt porte toutefois moins sur les potentialités et les limites des courants intellectuels qu’aux rapports que ceux-ci entretiennent avec le pouvoir. C’est pourquoi sa proposition, contenue dans les dernières lignes de l’ouvrage, consiste à promouvoir « des systèmes méritocratiques et compétitifs », dans lesquels « des intellectuels créatifs » et une « bourgeoisie indépendante » (p. 235) peuvent contrebalancer l’influence des oulémas et des autorités publiques. On note entre les lignes que la pierre de touche de Kuru est la modernité de l’Europe du Nord protestante, avec le fort accent mis sur la dimension économique du lien social. On peut se demander si, pour fonder un système authentiquement libéral, la reconnaissance de la dignité inviolable de la personne ne passe pas avant la concurrence.
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Pour citer cet article
Référence papier:
Michele Brignone, « L’alliance qui étouffe le monde musulman », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 146-149.
Référence électronique:
Michele Brignone, « L’alliance qui étouffe le monde musulman », Oasis [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2021, URL: /fr/l-alliance-qui-etouffe-le-monde-musulman