A partir de la fin des années 1960, le Pays des Cèdres est bouleversé par les crises qui secouent le monde arabe. La guerre civile qui en découle provoque le démembrement du petit État proche-oriental, qui cesse d’être un modèle de coexistence et de développement économique
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:02:55
Cet article est la troisième partie d’une série sur l’histoire du Liban. Appuyez ici pour lire la deuxième partie sur « l’âge d’or » du Pays des Cèdres.
Si la position géographique du Liban, plaque tournante des continents de l’ancien monde, lui a apporté beaucoup d’avantages économiques, financiers et politiques, elle a également décrété la fin de son épanouissement et du modèle unique que le Pays des Cèdres avait représenté pour le monde arabophone. Ce n’est pas un hasard si le Liban avait reçu en 1963 une délégation de Singapour – l’un des pays qui allait devenir l’un des plus prospères au monde – dont la mission principale consistait à tirer les leçons d’une double réussite : à la fois un modèle de coexistence entre diverses communautés religieuses, et ce que certains observateurs ont qualifié de « miracle économique libanais ».
Le début de la catastrophe
La date du 5 juin 1967 marque un tournant pour les pays de langue arabe. Le matin de ce jour-là, Israël lance une offensive contre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie. En cinq jours, l’armée israélienne réussit à occuper la péninsule de Sinaï, la bande de Gaza, le plateau du Golan et la rive occidentale du Jourdain, annexant Jérusalem. Pour la deuxième fois en vingt ans, les armées des trois États arabes se trouvent vaincues. Les conséquences sont désastreuses sur les pays de langue arabe, y compris le Liban. C’est dans cette conjoncture que les différents partis palestiniens se rendent compte qu’ils ne peuvent plus compter sur les armées arabes pour libérer la Palestine.
Désormais, c’est la « Résistance palestinienne » qui va prendre le relais du combat contre Israël pour la libération de toute la Palestine de la « mer au fleuve ». Cette résistance s’affirme progressivement par l’arrivée croissante d’hommes et d’armes au Liban et en Jordanie. Les camps palestiniens dans ces deux pays se militarisent d’autant plus que les leaders de la résistance palestinienne ont décidé de faire de Amman puis de Beyrouth, le « Hanoï de la révolution palestinienne »[i].
Transformant le Sud du Liban en une rampe de lancement pour ses attaques contre les Israéliens, la Résistance palestinienne devient rapidement un acteur principal de la scène politique au Liban. Les Libanais se divisent en deux fronts. Alors que la majorité des musulmans ainsi que les partis de gauche se rallient à la Résistance palestinienne, lui reconnaissant le droit de lancer des attaques contre Israël à partir du territoire libanais, la majorité des chrétiens, tout en sympathisant avec la cause palestinienne, refusent la militarisation des Palestiniens installés au Liban : ils y voient une atteinte à la souveraineté du pays. En outre, les chrétiens craignent que les attaques palestiniennes n’amènent Israël à s’en prendre aux villages du Sud-Liban et soupçonnent par ailleurs leurs compatriotes musulmans de profiter de la force militaire des Palestiniens et de leur importance démographique pour rompre l’équilibre du système politique libanais au profit de la composante musulmane.
Malgré les appels à la raison lancés par le président de la République de l’époque, Charles Hélou, qui est conscient des dangers de l’implantation d’une armée palestinienne dans le pays et insiste sur la nécessité de ne pas exposer le sud du Liban aux convoitises israéliennes, les musulmans libanais se laissent prendre par « la démagogie ambiante, celle des partis de gauche, [et] celle d’une opinion dite islamique chauffée à blanc par une dénonciation constante des “privilèges” maronites ».
Après deux ans de combats intermittents entre l’armée libanaise et les mouvements de guérilla palestinienne, les accords du Caire, conclus en 1969 sous le patronage de Nasser, entre l’État libanais et l’OLP présidée par Yasser Arafat, finissent par légaliser la présence armée palestinienne au Liban. Cela permet aux Palestiniens d’établir un embryon d’État à l’intérieur de l’État libanais[ii], une situation qui va se renforcer avec la défaite politique définitive du chéhabisme aux élections présidentielles de 1970. Bien que le président élu, Soleiman Frangié (1970-1976), essaie de mettre en vigueur un programme de réformes, son premier gouvernement ne réussit qu’à affaiblir les représentants du chéhabisme travaillant dans les diverses administrations du pays.
Sur le plan régional, plusieurs événements vont changer le paysage arabe. Tout d’abord, la montée en puissance des monarchies pétrolières, qui étaient à la fois islamiques et pro-occidentales, suscitée principalement par l’affaiblissement de l’axe des pays « progressistes » dont l’Égypte assurait le leadership et qui ont été vaincus en juin 1967. Puis la mort de Nasser en septembre 1970 ; la montée de Hafez al-Assad comme leader incontournable de la Syrie visant à succéder à Nasser dans le rôle de leader du « monde arabe » ; l’écrasement de la Résistance palestinienne en Jordanie en septembre 1970 et juillet 1971 et la fuite des organisations palestiniennes de Jordanie au Liban qui en résulte. Tous ces événements vont contribuer à la déstabilisation du Pays des Cèdres. Traumatisée par le massacre de « septembre noir » en Jordanie, la Résistance palestinienne mène au Liban une politique de rapprochement avec les partis de gauche et les leaders musulmans locaux (zu‘amâ’) dans le but de créer autour d’elle un réseau lui évitant d’être écrasée de nouveau. Ce qui a pour effet de renforcer le désaccord et la méfiance mutuelle qui existaient déjà parmi les Libanais. Cependant, ces derniers arrivent à mener une vie politique à peu près normale jusqu’en octobre 1973, date de la guerre arabo-israélienne.
En effet, l’Égypte de Sadate et la Syrie d’al-Assad déclenchent, le 6 octobre, dans une action parfaitement coordonnée, une guerre qui va surprendre Israël. Durant les premiers jours, les deux armées arabes semblent dominer. L’armée égyptienne parvient à traverser le canal de Suez, s’installer sur sa rive orientale et occuper la fameuse ligne Bar-Lev. De son côté, l’armée syrienne enfonce l’ensemble du dispositif de sécurité israélien sur les hauteurs du Golan et s’apprête à les dévaler pour déferler sur la Galilée. L’armée israélienne n’arrive à regagner ses positions que grâce au pont aérien mis en œuvre par les Américains, qui se sont précipités pour sauver leur allié. En quelques jours, l’armée israélienne renverse la situation et réussit à réoccuper les territoires libérés par les Egyptiens et les Syriens durant les premiers jours de la guerre. Le secrétaire d’État américain de l’époque, Henri Kissinger, s’efforce durant les mois qui suivent d’obtenir un accord de désengagement des troupes (janvier 1974) entre l’Égypte et la Syrie d’une part et Israël d’autre part, puis de non-belligérance entre l’Égypte et Israël le 1er septembre 1975.
Ces accords annoncent la fin des guerres conventionnelles entre armées arabes et armée israélienne. Autrement dit, il est interdit à quiconque de franchir les frontières égyptiennes, syriennes et jordaniennes pour libérer la Palestine. En outre, ces accords marginalisent entièrement la cause palestinienne et le droit des Palestiniens de revenir chez eux et d’avoir leur propre État. Désormais, c’est au Liban que les conséquences de la diplomatie de Kissinger vont se faire sentir. Ce petit pays devient pour la Résistance palestinienne le seul espace à partir duquel elle peut combattre Israël. Dès lors, la Résistance multiplie ses attaques contre Israël, renforce ses camps avec des armes lourdes et y regroupe ses combattants. De plus, elle distribue largement des armes à tous les partis islamiques et de gauche qui la soutiennent. De leur côté, les partis chrétiens, notamment celui des Phalanges, commencent à acheter des armes et à multiplier les camps d’entraînement. À la fin de l’année 1974, le pays est divisé entre deux camps antagonistes : d’un côté l’alliance palestino-progressiste-islamique rassemblant les Palestiniens, les partis de gauche et les leaders musulmans locaux, et de l’autre le « Front libanais » rassemblant les partis et les leaders chrétiens locaux.
Le démembrement de l’État
Le 13 avril 1975 se produisent deux événements qui marquent le début du démembrement de l’État libanais et de l’effondrement du pays. Ce jour-là, en effet, la tentative d’assassiner le leader du parti des Phalanges, Pierre Gemayel, et l’attaque contre un autobus palestinien dans la banlieue est de Beyrouth, fief traditionnel chrétien, font plonger le Liban dans un chaos total. Quelques mois plus tard, les divers partis de l’alliance palestino-progressiste-islamique exposent leurs revendications. C’est le Directeur général du Bureau du mufti sunnite, Husayn al-Quwwatlî, qui, dans un article paru dans le quotidien libanais al-Safîr le 18 août, présente la position des musulmans à l’égard de la crise libanaise. Pour la première fois dans l’histoire du Liban, les représentants des musulmans relient leurs revendications à la doctrine islamique de gouvernance. S’adressant aux chrétiens, notamment aux maronites, al-Quwwatlî attaque la « formule libanaise » qui, à ses yeux, n’est élaborée que pour se substituer à la « formule de l’Islam » et pour consacrer la prédominance des maronites au sein du pouvoir. Rappelant aux chrétiens que les musulmans ne peuvent pas abandonner leur but consistant à établir « un État islamique au Liban » conforme au « vrai Islam », al-Quwwatlî se montre prêt à conclure un nouveau compromis avec les chrétiens à condition que les maronites renoncent à leurs privilèges. Sinon, dit-il, les musulmans n’auront plus qu’une issue : l’établissement de « l’État islamique ». Quant aux partis de gauche, ils annoncent le 19 août leur programme de réforme[iii], qui peut se résumer en deux points principaux. Reprochant au camp adverse d’œuvrer pour écarter le Liban du conflit arabo-israélien, ils confirment d’abord leur coopération avec la « révolution palestinienne » non seulement dans sa lutte contre « l’ennemi sioniste » mais aussi dans la défense du territoire libanais contre les représailles israéliennes ; et ils désignent ensuite le « confessionnalisme politique » comme le responsable des maux du Liban et présentent « la solution démocratique laïque » comme la seule voie possible pour répondre aux aspirations du peuple libanais.
Répliquant à ces revendications islamo-progressistes appuyées par la force militaire, démographique et politique des Palestiniens, les chrétiens accusent les musulmans de nourrir un « fanatisme » religieux et les blâment pour n’avoir jamais accepté leur « appartenance au Liban » préférant leur « appartenance […] organique au monde arabe ». Ils reprochent également aux partis de gauche de manquer de loyauté à l’égard du Pays[iv]. Accusant les Palestiniens et leurs alliés libanais d’avoir commis des crimes contre les villages et les institutions chrétiennes du Pays, ceux qui parlent au nom des chrétiens expriment leur attachement à la personnalité spécifique du Liban en tant qu’entité indépendante du monde arabe, et annoncent leur résistance face à l’attaque menée par l’alliance de la « révolution palestinienne » avec la gauche et l’islamisme politique libanais. Face aux revendications islamiques visant à supprimer le confessionnalisme en vue de l’islamisation du pays, les chrétiens proposent un nouveau régime politique fondé sur la « laïcité » et la « fédération », où existeraient parallèlement au « gouvernement central » des « gouvernements locaux » pour chaque communauté ayant une origine, une culture et un style de vie propres. Ces gouvernements locaux seraient élus par les différentes communautés afin de gérer leurs affaires intérieures. Quant au gouvernement central, ses compétences se limiteraient à assurer les « intérêts communs » de toutes les communautés, à mener la politique étrangère et la politique de défense à l’instar des modèles canadien ou suisse[v]. En d’autres termes, le choix « fédérateur » n’était que l’expression de la déception chrétienne du modèle du vivre ensemble avec les musulmans, pour qui les causes arabes et islamiques priment sur la cause libanaise et, par conséquence, sur leur coexistence avec les chrétiens.
Danse macabre sur les décombres du Liban
Probablement, toutes les guerres qui ont eu lieu au Liban entre 1975 et 1990 peuvent être résumées par l’image que décrit le grand écrivain libanais Khalil Ramez Sarkis dans son livre De Beyrouth à Kensigton[vi] : « Un jour, nous avons vu, de chez nous, au milieu d’un magasin en feu à Beyrouth, un jeune homme armé d’une quinzaine d’années, avec dans ses mains un lance-missile chinois et aux pieds, des sabots. Soudain, il jeta le lance-missile devant le magasin détruit, enleva ses sabots, et se lança dans une danse sur les débris de verre cassé, un peu comme la danse de Zorba. Le sang coulait de ses pieds, mais il y restait indifférent. À la fin de sa danse, il s’adressa à ses copains en disant : “moi et les gars comme moi, on va tuer les institutions au Liban, et on va danser sur les décombres. Nous allons sacrifier notre sang pour la cause de la révolution jusqu’à la victoire. Nous attendons cela depuis mille ans. Nous attendons cette heure, l’heure où nous pourrons détruire et bruler tout ce que nous avons condamné à mort. Comme il est beau de danser sur les cadavres des ennemis”. Un des présents lui répliqua : “Bravo mon fils”. Et le jeune homme répondit : “Tais-toi avant que je te tue” ». Si cette scène révèle l’absurdité de ce jeune homme et de la bataille à laquelle il participe, elle fait apparaître également l’immensité de la haine et du ressentiment que beaucoup de gens nourrissaient à ce moment-là envers le Liban et ses institutions ; une haine et un ressentiment qui ne peuvent s’expliquer que par le rejet de ce que le Liban a représenté depuis 1920 et jusqu’à 1975.
Quoi qu’il en soit, les Libanais, chrétiens et musulmans, sont confrontés pour la première fois depuis 1920 à la question du renoncement au pacte national au profit d’un État séparant les communautés. De 1975 jusqu’à 1990, plusieurs épisodes et formes de guerres se succèdent avec d’innombrables « cessez-le-feu » jamais respectés plus de quelques jours ou quelques semaines. Progressivement, l’État libanais perd le contrôle de son territoire au profit des organisations palestiniennes et des diverses milices islamiques, gauchistes ou chrétiennes. À cela s’ajoute, en juin 1976, l’occupation du territoire libanais par l’armée syrienne, au motif de rétablir la stabilité au pays, avant que l’armée israélienne occupe à son tour le Sud-Liban en mars 1978[vii]. Ainsi, le pays se trouve partagé entre ses deux puissants voisins, partage résultant d’un arrangement tacite entre la Syrie et Israël, conçu par Kissinger et connu par la suite sous le nom de l’arrangement des « lignes rouges ». En juin 1982, Israël envahit de nouveau le Liban, mais cette fois ses troupes réussissent à occuper Beyrouth. Les années qui s’écoulent de 1982 à 1990 constituent la période la plus sombre de la guerre. Bien que l’armée israélienne se soit retirée de Beyrouth pour s’installer dans le Sud, et que les organisations palestiniennes et l’armée syrienne aient été dispersées, le Liban tombe sous la coupe des milices et les projets confessionnels fleurissent. Les conférences organisées à Genève et à Lausanne en novembre 1983 et en mars 1984 entre les représentants des différents partis libanais en vue de parvenir à un nouveau compromis permettant de rétablir l’ordre et la coexistence ne réussissent en fait qu’à consacrer le pouvoir des chefs des milices. Ceux-ci, devenant membres du gouvernement, achèvent la désintégration et la paralysie de l’État favorisant la formation des cantons confessionnels. Ce n’est qu’en 1990 que les Libanais, à l’exception du général Michel Aoun et du Hezbollah, arrivent à se mettre d’accord, sous la pression de la communauté internationale et arabophone, sur un nouveau pacte qui porte le nom de la ville saoudienne Tâ’if, où se sont réunis les députés libanais en septembre et octobre 1989. En application de cet accord, le Liban va être, pendant une quinzaine d’années (1990-2005) sous la dépendance directe de la Syrie[viii].
L’échec d’un modèle
Entre les années 1940 et 1970, le Liban a été une maison où coexistaient diverses familles spirituelles, tandis que sa capitale a représenté une synthèse de civilisation et l’expression d’un rêve arabe capable d’inspirer les sociétés en état de développement aspirant à une bonne gestion de leur diversité interne. Après quinze ans de guerres (1975-1990) et trente ans de gouvernance mafieuse (1990-2020), le pays est devenu un modèle et un État faillis où ses citoyens repensent leur vivre ensemble et se retirent de tout projet commun pour rejoindre les ghettos confessionnels ou bien pour émigrer vers les sociétés développées. En 2020, les Libanais semblent avoir perdu le pari de bâtir ensemble, chrétiens et musulmans, un modèle politique et sociétal où tous sont des citoyens avec les mêmes droits, tournés vers la modernité et non pas vers les anciens imaginaires religieux.
Mais la crise libanaise n’est qu’une des conséquences des crises qui traversent tout l’espace arabe de majorité musulmane ; espace où toute auto-critique radicale du patrimoine religieux est exclue, et où le passé et la tradition restent beaucoup plus puissants que le futur et la raison. Le modèle libanais a été peut-être la première victime de ce repli des populations du Moyen-Orient vers un passé religieux aussi sacré qu’imaginaire.