Les effets du martyre, comme geste d’amitié envers les frères, fidèles de l’Islam, contribuerait à dépasser de manière définitive la violence au nom de Dieu
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:49
Si les guerres de religion ont alimenté le préjugé qui fait du monothéisme un facteur de violence, l’itinéraire du Christianisme – qui contemple le Fils de Dieu mourant innocent sur la croix – met en lumière l’adieu irréversible à la violence commise au nom de Dieu. Thème majeur de confrontation également pour le dialogue interreligieux.
Peut-on affirmer que la thèse de l’adieu à la violence religieuse a déjà eu, ou puisse avoir, en ce moment, quelque répercussion sur le monde des religions, et en particulier sur le monde islamique?
Nous n’avons pas encore assez de recul, et la question devient délicate, mais on peut peut-être tenter de proposer un exemple. Selon le document, la rupture, le rejet de la violence trouve l’une de ses expressions les plus élevées dans la libre acceptation de la mort, à l’imitation par la grâce de Jésus, dans le geste du martyre. Il semble donc que le témoignage martyrial manifeste sur le mode le plus élevé la conscience évangélique du refus d’utiliser la violence au nom de Dieu. Si ce caractère spécifique de la compréhension chrétienne de Dieu devait avoir déjà eu quelque effet sur la conscience d’hommes qui suivent une autre religion, et en particulier l’Islam, peut-être pourrait-on le lire comme un premier pas pour approfondir la thèse que nous avons présentée – tout en sachant bien du reste que celle-ci requiert un approfondissement qui va au-delà de cette tentative.
L’un des épisodes qui a marqué le plus l’opinion publique, et pas seulement occidentale, a été l’assassinat des sept moines cisterciens du monastère de Tibhirine (en Algérie) en 1996. L’impact de ce fait – que l’on a pu connaître avec le testament exceptionnel du prieur le P. de Chergé, expression sans équivoque du sens de ce geste – sur la conscience chrétienne a été très profond. De Jean-Paul II aux communautés chrétiennes du monde entier, mais aussi parmi le grand public qui a voulu aller voir le film Des hommes et des dieux, nombreux sont ceux qui ont accueilli avec admiration et avec respect ce geste de rester librement dans le monastère jusqu’à en assumer la conséquence de la mort violente. La documentation en est très vaste.[1]
Effets du martyre chrétien
Ce choix a-t-il eu quelque effet sur la conscience et sur la vie des croyants musulmans? Dans le cas d’une réponse positive, on pourrait peut-être y trouver un exemple de la thèse du kairòs que nous avons présentée. Les effets du libre abandon à la mort, comme geste d’amitié envers les frères fidèles de l’Islam, pour vaincre le lien maudit entre violence et religion, irait alors au-delà des confins visibles de la confession de foi chrétienne et contribueraient – selon les temps et les rythmes que seule connaît la Providence divine – à surmonter définitivement la violence au nom de Dieu. Pour une première évaluation, nous pouvons renvoyer à ce que Mgr Teissier, à l’époque archevêque d’Alger, a recueilli dans son volume.[2]
Les témoignages qu’il présente nous enseignent avant tout deux choses : d’une part, l’horreur sincère de personnes de foi musulmane devant les crimes commis contre des religieux et des religieuses, contre de simples chrétiens qui étaient en excellents rapports avec leurs voisins musulmans, et étaient assassinés au nom d’une idéologie politico-religieuse. En second lieu, et il s’agit d’une réflexion qui se rapporte plus directement à notre recherche, la prise de conscience, mûrie, qu’« aujourd’hui les traditions religieuses en général – et Christianisme et Islam en particulier – devraient s’engager davantage en faveur de la paix. Il est devenu inacceptable pour la majorité des croyants sincères que l’on puisse invoquer Dieu pour justifier une guerre ou une agression contre un autre groupe humain ».
Il me semble qu’il n’est pas erroné de considérer ce jugement come un bel exemple du fruit que le témoignage de foi et d’amour offert par ces chrétiens en Algérie a porté, favorisant une conscience plus nette et plus profonde du besoin de dire adieu définitivement à la violence commise au nom de Dieu.
Il est superflu de relever que nous n’avons pas la prétention d’établir un lien de cause à effet univoque entre l’assassinat des chrétiens et l’évolution de cette mentalité partagée. Seul Dieu peut dire en toute certitude quel est le comportement ultime des cœurs humains et comment les diverses composantes spirituelles et religieuses s’entrecroisent dans chaque cas concret. Mais il ne semble pas hasardeux de suggérer que l’idée d’un kairòs favorable pour la séparation définitive entre religion et violence – pleinement conforme au message évangélique – puisse également mûrir dans d’autres traditions religieuses. Les exemples ne manquent pas de personnes ou de groupes islamiques – parfois unis aux chrétiens – qui dénoncent publiquement comme inacceptables les actes de violence subis par les chrétiens, même quand ils sont commis « au nom de Dieu ».[3]
Un fondement théorétique possible
Du point de vue de la réflexion chrétienne, il est possible, en amont, d’offrir un fondement philosophico-théologique qui rende raison de cette influence – réelle ou potentielle – de l’Esprit du Ressuscité par-delà les confins visibles de l’expérience chrétienne. Le sujet est classique, et la bibliographie sur les différents modèles connus, de la patristique et de la théologie médiévale jusqu’à aujourd’hui, est immense.[4]
Il nous suffit, pour ce qui nous intéresse, de rappeler, en synthèse extrême, certaines pages de Hans Urs von Balthasar qui approfondissent les modalités avec lesquelles Dieu rend témoignage aux hommes, comme l’exposition minutieuse de ce qu’il appelle « l’évidence subjective » de la foi.[5] Du fait que l’esprit humain s’ouvre à la lumière de l’être, dans l’acte philosophique et dans l’acte religieux, tout comme du fait que « Dieu a fait luire sa lumière dans nos cœurs pour que nous fassions briller la connaissance de sa gloire » (1 Cor 4,6), on dit, classiquement, qu’il s’agit d’un lumen fidei, c’est-à-dire d’une illumination intérieure par la grâce, qui fait que l’homme peut reconnaître l’évidence objective de la figure christologique. Le théologien suisse se demande s’il n’y a pas une élévation et illumination ontologique et cognitive de l’a-priori philosophique et religieux humain à la lumière révélée de Dieu.
In nuce, la thèse de Balthasar est que la lumière de la révélation atteint – ou peut atteindre – tous, et non uniquement les chrétiens, dans la mesure où les hommes sont gratuitement placés par Dieu en un rapport intime avec la lumière de la révélation : donc, beaucoup d’aspects de cet a-priori philosophique et religieux dans un milieu extra-chrétien doivent être influencés de fait par la grâce. Et dans les créations des religions, des philosophies, et des arts extra-chrétiens, on pourrait trouver des moments qui attestent plus ou moins clairement l’obéissance au Dieu qui se révèle.
Cette argumentation sur l’action divine intérieure doit toujours être reliée à ce que Balthasar lui-même appelle « le témoignage de Dieu dans l’histoire », où il s’occupe des caractéristiques historiques, visibles, de la forme chrétienne, celle du Christ comme analogatum princeps, et celle des chrétiens par participation. Ce sera seulement la juste combinaison de l’action divine dans les cœurs et la mise en acte dans l’histoire qui pourra rendre possible la réponse de la foi au Dieu qui se révèle.[6]
Sur la base de ces arguments, valables pour l’ensemble de la révélation chrétienne, il semble possible de considérer qu’une éventuelle maturation de la transmission de la révélation, comme peut-être le kairòs de l’adieu à la violence religieuse, puisse de manière semblable illuminer la pensée et les pratiques religieuses du monde sur cet aspect crucial de la vie personnelle et sociale, jusqu’aux conséquences politiques qui peuvent en découler. Rien n’empêche donc que la thèse du document puisse être chrétiennement accueillie de jure, en attendant qu’elle se vérifie effectivement de facto dans le monde de la pensée, des rites et des prises de position publiques des religions. Un processus qui a peut-être été déjà amorcé, dissimulé sous la carapace d’une actualité aujourd’hui particulièrement tragique.
[1] Pour une sélection raisonnée de textes sur les sept moines martyrs de Tibhirine et le sens de leur geste: http://www.moines-tibhirine.org/index.php?option=com_content&id=127&Itemid=108.
[2] Henri Teissier, Chrétiens en Algérie, un partage d’espérance. Desclée de Brouwer, Paris 2002. On peut aussi consulter une « lecture musulmane » du testament du P. de Chergé, d’un ton plus apologétique: http://oumma.com/Une-lecture-musulmane-du-Testament.
[3] Sur le site www.asianews.it on peut trouver régulièrement des nouvelles sur des gestes dénonçant la violence subie par les chrétiens. Différences instances de croyants musulmans prennent position publiquement en ce sens, ce qui semble nous orienter encore dans la direction souhaitée par le document de la CTI.
[4] En ce qui concerne la réflexion du Magistère de l’Église et de la théologie sur le rapport entre Christianisme, les autres religions, la paix et la violence religieuse, on peut consulter le matériel abondant recueilli par Karl Becker, Ilaria Morali (Eds), Catholic Engagement with World Religions. Orbis, New York 2010.
[5] Cf. Hans Urs Von Balthasar, Gloria I. La percezione della forma, Jaca Book, Milano 2005III, 113-385.
[6] Voir U. von Balthasar, Gloria I, 158 ss.