En Irak le projet américain, plombé par les responsabilités locales, a produit des effets dévastateurs : il a rapproché le djihadisme et les mouvements anti-occidentaux séculiers, il a engendré un sectarisme ethno-religieux qui a détruit le tissu socio-politique du pays et, enfin, il a renforcé les rivaux de Washington dans la région.
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:44
A propos de la guerre contre l’Irak de Saddam Husayn, ardemment souhaitée par le président américain George W. Bush, on peut dire que tout ce qui pouvait mal tourner a effectivement mal tourné. Toutes les erreurs susceptibles d’être commises l’ont été. L’assurance et les ambitions (ou, pour parler plus franchement, les velléités) de l’administration Bush au début de son aventure irakienne se sont bien vite évanouies pour laisser place à un sentiment croissant de frustration et d’impuissance.
De nombreux analystes ont alors parlé d’hybris impériale, à savoir, de ce sentiment de toute-puissance, d’orgueil et d’arrogance entraînant la colère des dieux qui, vexés, punissaient les héros classiques de leur présomption. Cependant, dans le cas de l’Irak, inutile de déranger les divinités : le terrible échec des États-Unis, qui a d’abord déchiré la communauté internationale avant de faire sombrer le pays dans l’anarchie et dans la violence puis d’affaiblir leur propre superpuissance, peut parfaitement s’expliquer par le flot de mensonges et d’erreurs des acteurs engagés, mais également par leur amateurisme et leur incompétence. Pourtant, il serait injuste de rejeter entièrement la faute sur les Américains, car les tragiques difficultés apparues après la guerre en Irak ont été aggravées par la responsabilité spécifique des acteurs locaux et régionaux. La nouvelle classe politique irakienne arrivée après la chute de Saddam Husayn a montré qu’elle n’était pas à la hauteur de la tâche, se distinguant par sa corruption, son sectarisme et ses ambitions personnelles, tandis que les pays de la région ont pratiqué en Irak, à des degrés divers, une politique cynique et lamentablement égoïste, ce qui a contribué à engendrer des violences sectaires.
L’échec de Washington
Washington a défendu inlassablement l’idée de la guerre en Irak en cherchant à la justifier, sans grande conviction, par la nécessité d’écarter un danger pour le monde, par les craintes qu’inspirait la présence d’armes de destruction de masse (dont on savait qu’elles n’existaient pas), mais aussi dans le but d’« exporter la démocratie ». Selon les nombreux pays qui s’y opposaient, dont la France, l’Allemagne, la Russie et même les alliés arabes des États-Unis, les motifs réels étaient beaucoup moins nobles et avaient bien plus à voir avec la volonté américaine de contrôler un pays clé d’un point de vue géopolitique et géoéconomique au Moyen-Orient.
La stratégie des forces anglo-américaines prévoyait une campagne très courte, avec des batailles terrestres faciles à gagner, lors desquelles les troupes d’élite irakiennes seraient détruites et des centaines de milliers de soldats emprisonnés. En réalité, il y a eu très peu de vrais combats, car les troupes irakiennes, cherchant à éviter les affrontements, se sont dissoutes. La plupart des soldats sont simplement rentrés chez eux, emportant souvent les armes qu’on leur avait remises. C’est comme si, dans la pratique, une bonne partie du peuple irakien était restée neutre dans ce conflit. Plus que d’une véritable guerre, on a parlé d’une promenade triomphale. Pourtant, les problèmes tels qu’une planification désastreuse de la part des États-Unis, le manque de troupes, les oppositions entre le département d’État et le Pentagone, l’arrogance de nombreux conseillers de la Maison Blanche et l’absence d’une vision d’ensemble des besoins réels du pays, n’allaient pas tarder à prendre une tournure tragique.
Avant même la fin officielle du conflit, les forces d’occupation anglo-américaines se sont heurtées à des problèmes tout à fait prévisibles mais qui ont été stupidement ignorés lors de la planification de la campagne. Avec la fuite de Saddam et des chefs ba’athistes, les structures porteuses du régime se sont complètement écroulées ; les forces armées ayant elles aussi été dissoutes dans les différentes villes irakiennes, en premier lieu à Bagdad, la population s’est livrée au saccage systématique de toute structure de gouvernement ou de structure publique. Les quelques soldats occidentaux ne sont pas intervenus, préférant se borner à mettre en sécurité les ministères de l’Intérieur et du Pétrole, mais également les palais présidentiels qui allaient servir à abriter les centres névralgiques de l’administration américaine dans le pays (l’autorité provisoire de la coalition, CPA). Toutes les structures productives et administratives d’Irak ont subi des dégâts impressionnants et ont fini par être littéralement « cannibalisées » et, dans le même temps, d’énormes quantités d’armes et d’explosifs étaient dérobées. En l’espace de quelques semaines, l’Irak, dépourvu de chef, s’est retrouvé paralysé, tandis que la population devenait de plus en plus hostile aux « libérateurs » occidentaux. C’est seulement dans le nord, dans les régions kurdes, que la présence des peshmerga a empêché l’éclatement des structures de l’État.
Avant l’invasion, Washington avait pensé former un gouvernement provisoire « light », composé de représentants irakiens dignes de confiance, cooptés pour la plupart et chargés de travailler aux côtés de la CPA. Obsédés par le concept d’initiative privée et méfiants envers tout ce qui s’apparentait à l’État, les conseillers de la Maison Blanche avaient dans l’idée de recréer un État dont les structures seraient réduites au minimum, permettant ainsi de grandes privatisations, ce qui ne faisait que révéler leur méconnaissance de la réalité complexe du Moyen-Orient.
Dès son arrivée, Paul Bremer, le chef de la CPA, commit des erreurs qui se révélèrent fatales. La première de celles-ci, inspirée par les conseils des Irakiens expatriés sur lesquels il s’appuyait, consista à défaire toutes les structures politico-administratives du pays de l’influence ba’athiste. La seconde fut la dissolution complète des forces armées irakiennes, des services de sécurité et des services de renseignement. Ces deux décisions, auxquelles s’ajouta une troisième, un projet irréaliste de libéralisation de l’économie, mirent irrémédiablement à genoux toute structure de gestion et d’administration d’Irak, privant de salaire et de perspectives des centaines de milliers de bureaucrates, de soldats, de policiers et d’employés. Dans les années qui ont suivi, beaucoup d’entre eux sont venus grossir les rangs du front hostile au nouvel ordre irakien. Mais, surtout, si la première ordonnance a été accueillie favorablement par une bonne partie de la population, la deuxième et la troisième ont eu des conséquences négatives immédiates sur des millions d’Irakiens.
L’idée dominante au sein de l’administration Bush était que l’Irak avait une économie dirigiste semblable à celles d’Europe de l’Est : on prévoyait d’y appliquer les méthodes utilisées après la chute du rideau de fer à l’Est, à savoir, de grandes privatisations et libéralisations, sans engager de planifications sur le long terme. Une idée très éloignée de la réalité socio-économique bien plus complexe du Moyen-Orient et de l’Irak. Or, cette vision était motivée par des raisons beaucoup moins nobles : favoriser les grandes entreprises américaines sans faire jouer la concurrence, afin de lancer les travaux du gigantesque chantier de reconstruction des infrastructures dévastées du pays, mais aussi de garantir la sécurité – privatisée de fait –, compte tenu des conditions de plus en plus précaires dans lesquelles il fallait opérer.
La tentative de reconstruction des institutions
Toutefois, avec la multiplication des désaccords politiques et des problèmes militaires, Washington fut forcé de faire plus de concessions qu’il n’aurait voulu, au profit des éléments irakiens qui approuvaient le moins sa politique, en premier lieu les shi’ites. C’est ainsi qu’au printemps 2004, les pouvoirs ont été partiellement transférés à un gouvernement provisoire dans l’attente d’élections et d’une nouvelle Constitution. Ce processus de reconstruction des institutions a été réalisé en 2005 alors que les difficultés se multipliaient : d’une part, le pays était en train de sombrer dans le chaos consécutif au déchaînement des violences perpétrées par les milices djihadistes ; d’autre part, les lignes de fracture ethnico-religieuses entre les Kurdes, les Arabes shi’ites et les Arabes sunnites commençaient à se polariser sous forme d’un sectarisme violent qui menaçait de déchirer le pays. Le projet américain d’un Irak fédéral finissait par institutionnaliser les fractures ethniques et sectaires de la société irakienne.
Cet effort de reconstruction confuse des institutions a débouché, à la fin de l’année, sur l’approbation d’une Constitution « cuite au micro-ondes », selon la formule employée alors, à savoir, rédigée en toute hâte sous la pression des Américains, sans que les questions les plus sujettes à controverse aient été éclaircies. De nouvelles élections parlementaires se sont tenues le 15 décembre 2005. Leur succès et les violences que l’on avait somme toute réussi à contenir laissaient espérer que la phase la plus critique après l’invasion avait enfin été surmontée, l’Irak s’acheminant vers une pleine stabilisation et vers la reconstruction. Hélas, l’espoir d’une normalisation progressive a bien vite été déçu. En effet, après les élections, il a fallu près de six mois pour former le nouveau gouvernement, sous la direction du nouveau premier ministre Nuri al-Maliki, grâce aux vétos croisés des différentes forces politiques.
Les longs mois gaspillés entre l’hiver 2005 et le printemps 2006 à cause de cette paralysie politique stérile ont lourdement pesé sur la sécurité en Irak. D’une part, cela a engendré une déception profonde et bien ancrée au sein de la population vis-à-vis de la nouvelle élite politique de l’après Saddam, qui montrait aussi peu de préoccupation pour les vrais problèmes avec lesquels les citoyens se débattaient (terrorisme, manque d’eau courante, électricité, chômage) qu’elle était corrompue et avide (la reconstruction était presque complètement bloquée, ce qui favorisait les malversations et les vols de toute sorte). D’autre part, l’impasse politique a relancé les violences des groupes d’Al-Qaeda, qui ont amené le pays au bord de la guerre civile sectaire, faisant des milliers de morts chaque mois. De plus, tous les pays de la région interféraient de façon pesante dans les affaires de l’Irak, et certainement pas pour l’aider à se stabiliser. Le pays qui en a tiré le plus grand avantage a été l’Iran. Un résultat paradoxal quand on sait que Washington espérait pouvoir isoler définitivement cette république islamique chiite, par des manœuvres d’encerclement lors desquelles des soldats américains avaient été déployés tout autour des frontières iraniennes (de l’Afghanistan à l’Asie centrale et au Golfe). Le désastre irakien n’a fait au contraire que renforcer nettement l’Iran : la chute de Saddam a écarté un des ennemis historiques de ce pays, les élections ont porté les shi’ites au pouvoir et l’anarchie a permis aux milices shi’ites pro-iraniennes ainsi qu’aux forces de sécurité iraniennes (les services secrets et les très puissants pasdaran) de pénétrer tous les organes du pouvoir irakien.
Un semblant de stabilisation
Durant toute l’année 2006 et une partie de l’année 2007, les erreurs stratégiques, tactiques et politiques des États-Unis, ainsi que l’absence de forces nationales de sécurité suffisamment fiables, ont provoqué une augmentation progressive des violences insurrectionnelles, ce qui a détruit la réputation d’invincibilité des forces américaines et a attiré de nombreux déçus du « nouvel Irak » vers les groupes insurrectionnels. Cependant, les terroristes et les insurgés étaient extrêmement hétérogènes et désorganisés. Leurs actes de violence et leur alliance avec de simples bandes criminelles ont posé les prémisses d’un changement dans les conditions de sécurité, qui s’est produit en 2007.
En effet, juste au moment où la situation en Irak semblait irrémédiable, quatre facteurs ont permis une amélioration inespérée : 1) le changement de stratégie militaire décidé par les forces armées américaines et ce que l’on a appelé le Surge, à savoir, l’augmentation du nombre de soldats envoyés sur le terrain par le Pentagone ; 2) la rupture entre les milices d’Al-Qaeda et les sunnites, qui a privé les insurgés d’une protection locale ; 3) la marginalisation des milices radicales shi’ites ; 4) la diminution des affrontements sectaires, consécutive au « nettoyage ethno-sectaire » de 2006 qui avait fini par créer des zones plus homogènes au sein de ces groupes, notamment dans la capitale. Grâce à cela, en 2008 les violences ont énormément diminué, ce qui a permis de stabiliser l’organisation politique intérieure.
Le gouvernement al-Maliki s’est donc de nouveau attelé à l’amélioration de la difficile situation économique dans laquelle se trouvait le pays. Les années noires, marquées par la terreur, qui venaient de s’écouler, avaient fortement retardé la relance d’une économie ravagée par trente années de guerre et de sanctions. Un enchaînement de conflits et un isolement qui ont commencé il y a longtemps, en 1980, avec la guerre imprudente contre l’Iran. Comme dans une spirale, les violences bloquaient la reconstruction économique, et ces retards engendraient de nouvelles violences. La revitalisation de la production de pétrole, dont dépendait le pays, revêtait une importance particulière. Les rivalités entre les communautés ethno-religieuses, la corruption galopante et les divergences d’opinions ont créé une fracture croissante entre le gouvernement régional kurde (KRG), qui agissait de fait en toute indépendance, et Bagdad, ce qui a provoqué d’autres retards et tensions.
Avec la présidence d’Obama, l’intérêt des États-Unis pour l’Irak s’est réduit au minimum : ils ont progressivement retiré leurs soldats et ont transféré la gestion de la sécurité aux nouvelles forces armées irakiennes, avant de quitter définitivement le pays à la fin de l’année 2011. L’Irak semblait alors stabilisé. En réalité, à cause des limites de la nouvelle classe politique irakienne, l’amélioration des conditions de sécurité n’a pas pu se traduire en une réelle stabilisation politique, et le pays est toujours resté dans l’incertitude, en proie à une instabilité dangereuse.
Des chefs politiques corrompus et sectaires, qui se faisaient passer pour des nationalistes mais qui, en réalité, cherchaient simplement à étendre leur pouvoir personnel, ont réduit à néant les résultats obtenus dans le domaine de la sécurité. Le parlement élu en 2010 a ainsi gaspillé quatre années en disputes insensées, sans parvenir à résoudre un seul des vrais problèmes du nouvel Irak : par exemple, répartir entre les différentes provinces et communautés irakiennes les bénéfices provenant du pétrole, résoudre la question des zones que les Kurdes et les Arabes se disputent ou aider les minorités, en premier lieu la minorité chrétienne, à surmonter le choc des terribles violences subies, et recréer un espace public, social et politique au sein duquel les minorités pourraient vivre en tant que parties intégrantes de l’Irak et non en tant qu’« apories historiques », vestige d’un passé désormais révolu, comme les islamistes radicaux cherchent à le faire croire.
La volonté d’al-Maliki de se maintenir au pouvoir, et ce malgré les nombreuses oppositions (y compris dans le camp shi’ite) à ses stratégies politiques, ont favorisé un esprit de tactique et un clientélisme exacerbés, ce qui, par la suite, a terni l’image de la nouvelle classe politique. Cela a surtout rouvert les blessures des griefs avec la minorité arabo-sunnite et provoqué l’explosion de nouvelles violences en 2013. Une année maudite au cours de laquelle le nombre de morts a atteint celui des pires années ayant suivi l’invasion. Fait aggravant, le pays, qui ne pouvait plus compter sur les forces armées américaines, a dû faire face seul aux effets délétères de la guerre civile en Syrie, mais également à la contagion des affrontements de plus en plus violents entre les shi’ites et les sunnites et qui gagnent progressivement tout le Moyen-Orient.
Vers de nouvelles élections
C’est dans ce contexte précaire et incertain que le pays s’apprête à organiser de nouvelles élections politiques générales.[1] Au cours de la dernière décennie, celles-ci n’ont jamais contribué à améliorer la situation, bien au contraire : les terribles difficultés vécues par la population irakienne ont également pour cause l’incapacité manifeste de la nouvelle classe politique à défendre des projets communs capables de remédier aux polarisations et d’atténuer la fragmentation de la société irakienne.
L’échec retentissant du projet américain a ainsi engendré toute une série d’effets paradoxaux et pervers : il a fini par rapprocher le djihadisme islamiste radical et les mouvements anti-occidentaux séculiers d’Irak, alors qu’il n’y existait jusqu’alors aucun lien entre eux ; il a introduit dans le pays un sectarisme ethno-religieux bien plus fort et bien plus violent que par le passé, qui a détruit le tissu socio-politique irakien et a précipité le malheureux pays dans le chaos ; il a renforcé les principaux rivaux géopolitiques de Washington dans la région ; enfin, il a porté au pouvoir une classe politique aussi litigieuse qu’incapable. Un exemple, digne d’un manuel, de la façon de ne pas favoriser la démocratie et le processus de construction des institutions dans la région. Malheureusement, c’est la population irakienne qui a pâti les conséquences de ce « cas d’école » car elle a certes été libérée du dictateur féroce qu’était Saddam Hussein, mais en payant un prix exorbitant. Et, à présent, onze ans après l’invasion anglo-américaine, elle est de nouveau au bord d’une fragmentation ethno-sectaire.
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[1] Cet article a été achevé le 31 mars 2014 [NdlR].