Reportage d'un Liban épuisé, où une jungle de signes et de peintures fait entendre les revendications de la population.
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:45
Une jungle de signes, peints sur les murs de Beyrouth, exprime les revendications d’une population épuisée par trente ans de mauvaise gestion. En octobre 2019, les graffitis étaient colorés, ironiques, furieux et pleins d’espoir comme les gens qui descendaient dans la rue pour demander la démission de toute une classe dirigeante. Un an plus tard, les fresques racontent un pays dramatiquement appauvri et frappé au cœur par l’explosion qui, le 4 août 2020, a brisé, avec le port de la capitale, les espoirs de renouveau.
Cent ans après la naissance du Grand Liban et trente ans après la fin officielle de la sanglante guerre civile, il n’y a pas que le port de Beyrouth qui a été dynamité le 4 août 2020 : la crise politique, économique et sanitaire qui a débuté en octobre 2019 a littéralement culminé dans l’explosion et l’implosion de l’ancien pacte social. Dans les zones les plus touchées du nord-est de Beyrouth, seuls les murs sont restés debout. Des murs couverts de graffitis, hurlant tout ce qui a été réduit au silence, ce que l’on a voulu taire ou faire taire pendant longtemps, trop longtemps. Si nous zigzaguions ensemble parmi ces pierres et lisions les graffitis, nous entendrions qu’aujourd’hui, obstinément, les Libanais parlent encore. Et s’ils sont contraints au silence, ce sont les murs qui parlent pour eux.
Quartier de Geitawi. L’inscription hurriyya (« liberté ») entrelacée avec un oiseau en vol (pas un phénix !).
Auteurs : Quetzal et Quetzilla
Automne 2019 : nous voulons tout
Commençons par les murs du centre-ville de Beyrouth, un lieu fantomatique (résultat d’une spéculation immobilière élitiste) déjà avant l’explosion, avant les différents périodes de confinement avec lesquels on a également répondu au coronavirus au Liban. C’était l’épicentre du soulèvement populaire libanais d’octobre 2019, un espace dont les manifestants avaient partiellement repris possession. Selim Mawad, artiste et activiste libanais, revendique lui aussi ces lieux à travers ses peintures murales représentant des taureaux (en arabe thawr, qui fait écho à thawra, révolution) qui discutent de la difficile relation entre confessionnalisme et citoyenneté et demandent la démission en bloc d’une classe politique au pouvoir depuis trente ans, accusée de mauvaise gouvernance, de clientélisme, de corruption et de connivence.
Downtown. « Le confessionnalisme n’est pas ta religion. Supprime-le. Il a ruiné ta vie et la mienne ». Notez le jeu de mots entre religion (dîn) et l’expression haraqat dînî wa dînak, littéralement « a brûlé ma religion et la tienne ». Auteur : Selim Mawad
Ring (pont routier névralgique au centre de Beyrouth). La première inscription, en vert, se lit « Oh mon pays magnifique ». Au-dessous, en noir, quelqu’un a ajouté : « Le confessionnalisme nous a ruinés (litt. brûlé) ». © Nohad el-Hajj
Pourtant, arrivé au « Mur de la Révolution », à deux pas du parlement libanais, il est clair que les murs ne sont plus les mêmes qu’au temps du doux automne libanais de 2019 : au fil des mois, les blocs de béton anti-manifestation ont été déplacés par l’armée selon les besoins du moment, dans un mouvement dyslexique qui a fragmenté certains graffitis, inversé des lettres, laissé des vides calligraphiques. Le résultat optique est que l’une des nombreuses inscriptions invoquant la thawra (« révolution ») semble être devenue tharwa (« abondance de biens », « opulence »). Un souhait inachevé ? Même les fresques murales ne semblent plus les mêmes : si, fin 2019, elles étaient colorées, ironiques, furieuses et pleines d’espoir comme les gens dans la rue, maintenant elles sont naturellement un peu plus défraîchies, couvertes de nouvelles inscriptions, de réponses et de contre-réponses aux graffitis originaux.
Downtown, parmi les débris de verre, la mosquée Muhammad al-Amîn. « De Baghdad à Beyrouth, une révolution qui ne meurt pas (mâ bitmût) ». © Riccardo Paredi
En lisant cette jungle de signes, la diversité des messages et des revendications saute aux yeux : des expressions de solidarité avec d’autres protestations dans le monde, avec les réfugiés syriens, avec les femmes de ménage étrangères emprisonnées dans le système (esclavagiste) de parrainage (kafâla) ; des insultes à des personnalités politiques et au système bancaire ; des slogans anticapitalistes ; des revendications de droits et libertés fondamentaux (en particulier l’égalité des droits pour les femmes et les personnes LGBTQI) ; des allusions à la lutte des classes ; et bien sûr la chute du système confessionnel et la démission de toute la « caste » politico-bancaire. La démission de Saad Hariri, le Premier ministre, est intervenue à la fin du mois d’octobre 2019. Elle a conduit à la formation du gouvernement de Hassan Diab, qui a à son tour démissionné le 10 août, incapable même de créer l’illusion d’un réel changement politique. Un changement qui semble encore plus éloigné avec le retour gattopardesque de Hariri lui-même, prêt à former un nouveau gouvernement exactement un an après les premières manifestations. Pendant ce temps, les murs d’un octobre à l’autre crient encore ce qui a été la limite et la force de l’automne libanais : badnâ kill shî (« nous voulons tout »). Mais « tout », c’est beaucoup. Par où commencer ? Comment transformer le cri de ces pierres et de ces rues en une alternative au « tout, vraiment tout » ? En regardant autour de soi, il y a encore un mur vierge à downtown et, pour l’instant, aucun graffiti ne répond à ce dilemme.
Downtown, cœur des manifestations. « Nous voulons tout ». @wallsofthawra
Printemps 2020 : de la faim de justice à la faim tout court
Si la colère des Libanais a vraisemblablement été déclenchée en octobre 2019 par « une taxe sur WhatsApp », les causes de l’augmentation drastique des suicides dans les premiers mois de 2020 ont plutôt été la faim et l’impossibilité d’atteindre la fin du mois, dues à l’aggravation exponentielle de la situation économique et financière du pays et à la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 : environ 50 % de la population libanaise vit aujourd’hui au-dessous du seuil de pauvreté relative, le taux de chômage dépasse le 35 % et la lire libanaise, en chute libre depuis des mois, a perdu plus de 75 % de sa valeur, dans un pays qui importe environ 80 % de ses aliments. Sur les murs devant Karantina, dans les rues de Hamra, dans un cinéma abandonné du centre de Beyrouth, on peut lire ce graffiti : « Dis-moi, qu’est-ce qui est le plus fort : le confessionnalisme ou la faim ? » Il s’agit d’une citation du rappeur syrien Hani al-Sawah, alias al-Darwish. Une autre chanson, cette fois du célèbre artiste libanais Ziad Rahbani, est tristement revenue sur le devant de la scène au cours des mêmes mois : Anâ mish kâfir bass al-ju‘ kâfir (« Je ne suis pas incroyant, c’est la faim qui est incroyante »), écrite sur un papier flottant à côté du corps d’un homme de 60 ans qui s’est suicidé en plein centre, rue Hamra, en juillet dernier. Le même jour, en marchant dans la rue Armenia, à l’autre bout de la ville, on pouvait lire un graffiti sur une poubelle : sundûq i‘âsha, « caisse de survie ». Un père et son fils fouillent à l’intérieur. Les murs de nombreux quartiers ne cessent de crier au danger : un danger qui n’est encore qu’au coin de la rue, mais menaçant pour les plus pauvres et la classe moyenne libanaise aujourd’hui disparue : la faim.
Downtown, sur « le Mur de la Révolution ». Une conversation imaginaire sur WhatsApp entre des politiciens libanais importants se termine par un numéro anonyme libanais (un manifestant ?) qui renomme le groupe « Liban 2 ». Le nom de Nabih Berri, président du Parlement libanais depuis 1990, a d’abord été supprimé (en rouge) puis insulté (en noir). Auteur : Phat2
Entre les quartiers de Gemmayzé et de Karantina, à moins de cent mètres du port. « Dis-moi, qu’est-ce qui est le plus fort : le confessionnalisme ou la faim ? », Auteur : Moe
Quartier de Mar Mikhael (Saint Michel), à deux pas de la vieille gare désaffectée depuis des décennies. Sur deux poubelles se trouve l’inscription : « caisse de survie », ces caisses distribuées à la population par des organisations politiques, non sans provoquer polémiques et asymétries sectaires, au plus fort de la crise. © M. Labash
Été 2020 : le point de non-retour
Les événements désastreux qui touchent le Liban depuis un an ne se limitent certainement pas aux aspects matériels, mais touchent toute la sphère spirituelle et psychologique des Libanais, réveillant chez beaucoup d’entre eux les comptes jamais complètement réglés avec les traumatismes de la guerre civile, la guerre de 2006 avec Israël, les attentats à la bombe, et bien plus encore. De nombreux graffitis d’octobre célébraient la chute du régime de la peur (ya‘lan Abû al-khawf, « maudit soit le Père de la peur ! ») et de la paranoïa envers l’autre (religieux, politique, ethnique...), la fin de l’anxiété face au vide du pouvoir et au chaos, de la terreur d’une nouvelle guerre civile, des inquiétudes face aux influences étrangères, tous ces épouvantails habilement utilisés par divers politiciens, chefs de guerre et zu‘amâ’ (« dirigeants locaux ») pendant des décennies afin de rester au pouvoir. Les murs eux-mêmes proposaient de se remettre en question, de se convertir (thawra ‘alâ anfusinâ, « la révolution de nous-mêmes » – condition préalable nécessaire à la création d’un nouveau pacte social). Ils invitaient à s’exprimer lors de séances de psychothérapie de groupe pour se libérer des fantômes du passé et balayer ceux du futur.
Downtown. « Exprime-toi ! Séance collective de psychothérapie. Pour la première fois après la guerre civile. » Auteur : Selim Mawad
C’est en revanche la partie nord-est de la capitale libanaise qui a été balayée le 4 août 2020. Une combinaison mortelle de négligence, d’irresponsabilité, d’incompétence, d’intérêts économiques « interconfessionnels » plus ou moins explicites et 2750 tonnes de nitrate d’ammonium négligées pendant six ans : voilà la cause la plus plausible d’une explosion qui, avec une force égale à celle d’un tremblement de terre de magnitude 3,3, a fait plus de 190 morts et 6500 blessés, laissant environ 300 000 personnes sans-abri, endommageant 128 écoles, quatre grands hôpitaux et détruisant le port de Beyrouth, épicentre de la déflagration, lieu de passage de 73 % des marchandises importées dans le pays et raison d’être de la capitale libanaise à l’époque moderne. Malheureusement, elle n’a pas effacé les clichés désuets et agaçants sur le Liban, qui ont obstinément réapparu dans la presse internationale au lendemain de la tragédie : « la Suisse du Moyen-Orient » et « le Paris du Levant », « le Liban message de coexistence pacifique » et surtout, « le Phénix de l’Orient renaissant de ses cendres ». Les Libanais ne souhaitent pas être particulièrement résilients. Ils sont surtout en colère et brisés, comme tout ce qui se trouve autour du port. Et même les graffitis confirment que c’est le seul message qu’ils veulent faire passer.
Sur le trottoir surplombant la catastrophe, quelqu’un a écrit : « C’est mon État qui a fait cela ». Un peu plus loin : « Justice pour les victimes (dahâyâ), vengeance contre le système ». Sur le mur d’une banque : « Vous nous avez littéralement fait sauter, nous vivons pour vous tuer ». Une vieille peinture murale représentant un homme politique pendu résume : al-i‘dâm (« peine de mort »). L’explosion a creusé un cratère qui ramène Beyrouth à son étymologie : un puits profond. Riche en eau, bien sûr, mais il faudra beaucoup de temps et de force pour en sortir.
Port de Beyrouth. Dawlatî fa‘alat hadha, « C’est mon État qui a fait cela ».
Beyrouth a parlé
Le tour des murs est terminé et il resterait encore beaucoup de graffitis à lire, ou plutôt à écouter. Ils abondent, et il faut s’exclamer : heureusement ! Nous ne sommes pas en Syrie : écrire « À bas le régime » sur un mur ne déclenche pas encore une répression impitoyable. Et pourtant, ces graffitis griffent vraiment ceux qui les observent. Certains murmurent des espoirs déçus, des révolutions inachevées, des projets fanés. D’autres crient une colère aveugle, une douleur diffusée, des peurs cycliques, des traumatismes non résolus. Près de la statue de l’Émigrant libanais, un fallâh (« paysan ») avec son lubbâda (chapeau conique) et son shirwâl (pantalon ample), encore plus solitaire maintenant qu’il contemple non seulement la mer et les généreux couchers de soleil qu’offre la côte libanaise, mais surtout les décombres autour de lui, une bombe aérosol a écrit : bukra, « demain ».
Est-ce un souhait de partir ? Le tragique présage d’une terre de forte émigration ? Bi-l-nisba li-bukra shû ? « Et qu’en sera-t-il de demain ? », interroge une pièce de théâtre de Ziad Rahbani. Tout le monde parle, analyse, explique, calcule. Des politiciens se catapultent à Beyrouth, redécouvrant le soft power humanitaire, vautours avides spéculant sur les décombres des quartiers traditionnels libanais, élite néolibérale kleptocratique attendant impatiemment de savoir quel masque porter pour pouvoir s’en sortir encore une fois. Le Liban, habitué à faire parler, la certitude des éditions arabes, le rendez-vous des intellectuels exilés, parle désormais de lui-même. C’est le message de Fish et Phat2, deux pères du graffiti libanais.
En 2007, peu après la fin de la guerre avec Israël, le premier a dessiné une inscription géante sur un mur : « Si Beyrouth pouvait parler ». En 2012, avec Phat2, il a écrit en tout aussi grand : « Beyrouth parle ». En octobre 2019, la dernière inscription, lapidaire : « Beyrouth a parlé ». Le Liban a parlé, les citoyens qui se veulent tels, ont parlé, et si l’explosion a laissé tout le monde sans voix, ce sont les pierres qui crient : « Laissez le Liban tranquille », laissez-nous libres d’être quelque chose, et non pas vos attentes d’aujourd’hui, non pas vos souvenirs dorés du passé, vos ambitions expansionnistes futures. Mais, même ainsi, le Liban est trop aimé, et par tout le monde, pour être vraiment laissé tranquille.
Downtown. Bayrût hakit, « Beyrouth a parlé ». Auteur : Phat2
Ring. Hallû ‘an Lubnân. « Laissez le Liban tranquille ». Au fond, l’église Saint Joseph, une maison traditionnelle libanaise abandonnée depuis des décennies et le tout nouveau gratte-ciel Sama Beirut, l’édifice le plus haut du Liban. © Riccardo Paredi
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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Pour citer cet article
Référence papier:
Riccardo Paredi, « Liban : s’ils se taisent, les pierres crieront », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 130-143.
Référence électronique:
Riccardo Paredi, « Liban : s’ils se taisent, les pierres crieront », Oasis [En ligne], mis en ligne le 18 novembre 2021, URL: /fr/liban-s-ils-se-taisent-les-pierres-crieront