Musulmans et catholiques italiens, réunis à Turin pour leur rencontre annuelle, sont revenus sur le thème de la liberté religieuse. Dans une nouvelle perspective
Dernière mise à jour: 17/07/2023 14:49:30
Lorsque deux interlocuteurs parlent du même sujet plusieurs fois et dans différents lieux, cela signifie qu’ils le considèrent comme important, mais également qu’ils ne sont pas encore parvenus à un consensus total. C’est sans doute le cas pour la question de la liberté religieuse dans le contexte des relations islamo-chrétiennes. Fréquemment évoquée, elle reste une source de tensions potentielles. Dans le sillage de la tradition juridique médiévale, elle est généralement comprise par les musulmans comme liberté de culte, et l’accent est alors mis sur les limites auxquelles on est souvent confronté en Europe quant à l’exercice de ce droit. Pour les chrétiens, en revanche, elle inclut la possibilité de la conversion, qui est exclue dans presque tous les pays à majorité musulmane et même passible de peine de mort.
La récente rencontre nationale islamo-catholique, qui s’est tenue à Turin le 24 juin dernier à l’Arsenal de la Paix, a cependant marqué une nouveauté et un tournant possible. Les principales associations de l’islam italien (Confédération islamique italienne, UCOII et CoReIs, Institut Tevere) ont en effet partagé avec l’Office national pour l’Œcuménisme et le Dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale italienne un « texte boussole » prenant explicitement position en faveur de la liberté de conscience, y compris « la liberté de changer de religion ou de conviction », comme l’affirme l’article 18 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Et – plus intéressant encore – il l’ont fait dans une perspective non relativiste. Que signifie cette dernière précision et pourquoi est-elle importante ?
Comme l’explique le document, la liberté religieuse peut être défendue à partir d’une conception faible, qui renonce par principe à la question de la vérité. Selon cette ligne de pensée, les différentes expressions religieuses sont interchangeables, soit parce qu’aucune d’elles ne réussirait à exprimer pleinement l’Absolu, qui serait toujours au-delà des symboles qui le représentent, soit, plus radicalement, parce que la question de la vérité n’aurait (ou n’aurait plus) aucun sens. Dès lors, changer de foi serait une simple question d’inclination : un choix qui ne peut être forcé en aucune manière, mais qui serait également purement subjectif et, au fond, dépourvu de contenu. L’apologue des trois anneaux dans la pièce de Gotthold Lessing, Nathan le Sage (1779) exprime cette conviction avec la force de la littérature. Un père laisse trois anneaux à ses trois fils qu’il aime tous également. L’un des anneaux est vrai, les autres sont deux copies de l’original, mais tellement bien faites qu’il est impossible de les distinguer. Chacun des trois fils doit se contenter d’agir comme si son anneau était le vrai.
Le fait que cet apologue se trouve déjà dans le Décaméron de Boccace, montre que cette approche que je qualifierais de relativiste n’est pas née avec les Lumières, mais qu’elle existe déjà dans la pensée médiévale – dans l’islam, par exemple, dans la réflexion ismaélite, qui pourrait être l’origine ultime de la nouvelle de Boccace – comme une tentative de fournir une réponse rationnelle au « scandale » de la diversité religieuse. Cela n’enlève rien au fait que c’est la sensibilité moderne et post-moderne qui a rendu cette position dominante, au moins en Occident. Toutefois, comme l’écrit Benoît XVI dans ce qui est presque son testament spirituel Ce qu’est le christianisme, « la foi perd son caractère contraignant et son sérieux si tout s’y réduit à des symboles au fond interchangeables, capables de renvoyer seulement de loin à l’inaccessible mystère du divin ». En ce sens, un exercice utile consisterait à essayer de lire la crise ecclésiale actuelle à partir de cette hypothèse, qui investit le cœur de la foi chrétienne, et non de celle, aujourd’hui dominante, qui explique le recul du christianisme en Occident essentiellement comme un problème de mauvaise communication et de normes morales à revoir.
Mais pour rester sur notre sujet, il semblerait qu’avec cette réflexion on soit condamné à une alternative peu satisfaisante. Ou la liberté religieuse, mais au prix de la vérité – déjà dans Boccace, le père ne peut plus révéler quel est l’anneau original parce que, détail d’une incroyable modernité, presque nietzschéen, il est mort. Ou bien on pourrait opter pour la vérité et affirmer que l’erreur ne peut pas être mise objectivement sur le même plan que le vrai. Mais dans un contexte où circulent différentes hypothèses sur ce qu’est le vrai et ce qu’est l’erreur, cette position semblerait ouvrir la porte à un conflit endémique et destructeur.
Dans le sillage du Concile Vatican II, le texte boussole rompt avec cette fausse alternative en adoptant une anthropologie plus fine. « Le dernier fondement, et le plus solide, de la liberté religieuse – affirme le document – n’est pas […] l’indifférence du “chacun à son goût” » ou le pessimisme résigné du “qui connaîtra jamais la vérité ?”, mais l’amour de l’autre ». Cet autre conserve sa dignité de personne, même lorsqu’il adhère à une opinion erronée ou partiellement vraie car, s’il est vrai que l’erreur n’a pas de droits, la personne garde sa dignité même lorsqu’elle se trompe, fût-ce totalement.
Celui qui connaît le parcours tourmenté qui a conduit à l’acceptation du principe de la liberté religieuse par le Concile Vatican II ne trouvera rien de nouveau dans ces lignes. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que ce raisonnement ait été repris précisément par les principales associations musulmanes en Italie. Avec beaucoup de réalisme, les rédacteurs du document font observer que, même si le chemin du dialogue a rendu les chrétiens et les musulmans plus attentifs aux richesses qu’ils ont en commun, toutes les différences entre les deux religions ne peuvent pas être harmonisées. Les trois anneaux ne sont pas si indiscernables. Sans doute, à côté des éléments d’accord qui sautent tout de suite aux yeux (Dieu un et unique, créateur et juge, réalité personnelle qui se révèle aux hommes), se trouvent de nombreux autres aspects, apparemment différents, qui peuvent être compris comme complémentaires à travers l’étude, le dialogue et le partage spirituel. Toutefois, il reste également des points non secondaires sur lesquels un accord au niveau dogmatique ne semble pas possible, ni même, au fond, désirable, car il conduirait à un déisme assez insipide. Pour les signataires du document, cette inconciliabilité des points de vue n’est pas un problème. « La liberté religieuse que nous proposons – écrivent-ils – ne se fonde pas sur un accord entre nous en matière de dogme ou de loi, ou sur un agnosticisme, mais sur le fait que nous reconnaissons la dignité de la personne que nous avons devant nous ».
Il n’est donc pas exagéré d’affirmer que le document présenté à Turin emprunte une voie nouvelle par rapport aux précédentes tentatives de discuter de la liberté religieuse et de conscience en termes purement juridiques ou sur la seule base des références scripturaires. Potentiellement, c’est un développement de grande importance. En effet, la liberté religieuse est le fondement de toutes les autres libertés et une société qui ne la reconnaît pas ou qui la limite à la seule liberté de culte ampute gravement les énergies des personnes et des communautés. « Nous désirons, écrivent les catholiques et les principales associations islamiques italiennes, que ces énergies soient libérées ». Comme ne pas leur donner raison ?
Texte traduit de l’original italien