Imam, ulémas, shaykh, ayatollah: un guide pour savoir ce qu’ils sont
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:34:47
On affirme souvent qu’il n’y a pas d’autorité religieuse dans l’Islam. En réalité, plusieurs figures jouent ce rôle, mais elles ne sont guère institutionnalisées, et, surtout, elles ne sont pas organisées hierarchiquement : preuve en est l’abondance des termes utilisés pour définir les spécialistes de la religion (uléma, imam, shaykh…). Ce guide a pour but d’y mettre un peu de clarté.
Imām : littéralement « guide »: c’est le chef de la communauté musulmane. Historiquement, c’est le terme le plus ancien qu’aient utilisé les musulmans pour désigner les premiers successeurs de Muhammad, avec l’expression amīr al-mu’minīn (« commandeur des croyants »), titre dont se pare aujourd’hui encore le roi du Maroc.
Chez les sunnites, ce terme est devenu synonyme de calife, qui a fini par prévaloir dans l’usage courant. Selon la définition classique du juriste Abū l-Hasan al-Māwardī (m. 1058) « l’imamat est institué pour suppléer à la prophétie dans la sauvegarde de la religion et la gestion des affaires terrestres». L’imām doit donc préserver le message religieux révélé à Muhammad et veiller à l’administration de la communauté. Parmi les taches que les juristes sunnites lui confèrent, figurent l’administration de la justice, la fortification des frontières, la direction du jihad contre les ennemis de l’Islam, la prise du butin et la désignation des gouverneurs des provinces. En théorie, pour assumer de façon légitime la fonction d’imām, il faut être investi par la communauté à travers ses représentants, car personne ne peut vanter un droit intrinsèque à l’imamat. Le candidat en outre ne doit pas avoir de tare physique, il doit être juste, posséder les compétences nécessaires pour interpréter la loi, avoir les capacités pour gouverner, être doté de force et de courage pour diriger le jihad, ainsi qu’appartenir à la tribu des Quraych, d’où provenait Muhammad.
En réalité, les juristes ont dû très souvent déroger à l’un ou à plusieurs de ces critères. C’est pour cette raison que les musulmans considèrent qu’après la période des quatre premiers califes appelés « bien guidés », et avec de très rares exceptions, l’imamat a fini par dégénérer en se transformant en un pouvoir monarchique pur et simple (mulk). En outre, à partir du Xème siècle, le pouvoir effectif n’a plus été exercé par l’imām, mais par des sultans et des émirs (commandants militaires). C’est aussi pour cette raison que l’autorité, dans le monde sunnite, finit par se transférer de la figure du calife/imām à la communauté dans son ensemble, et en particulier aux détenteurs du savoir religieux, les ‘ulamā’. Par ailleurs, il est probable que les premiers imām/califes aient eu des prérogatives plus étendues et à connotations religieuses par rapport à la théorisation des ‘ulamā’, qui raisonnent sur le modèle du califat abbasside (VIII-XIIIème siècle).
En un sens plus général, imām est aussi, pour les sunnites, quiconque dirige la prière. Le terme est en outre utilisé comme titre honorifique pour certains ‘ulamā’ jouissant d’une autorité particulière, comme par exemple les fondateurs des quatre écoles juridiques reconnues.
Pour les chiites, la situation est différente : l’imām pour eux n’est pas seulement le guide temporel de la communauté, mais il détient aussi un charisme religieux, qui fait de lui l’interprète vivant et infaillible de la révélation, assumant souvent une dimension métaphysique (« Imām de lumière »). Selon les chiites, en outre, l’imamat n’est pas conféré du fait d’une nomination, mais est une prérogative des descendants de Muhammad, à partir de son cousin et gendre ‘Alī. Le chiisme à son tour se partage en différents courants, chacun avec sa propre lignée d’imāms. Selon les chiites duodécimains (Iran, Iraq, Liban, Bahreïn, Arabie Saoudite), qui représentent le courant majoritaire, douze imāms doivent succéder à Muhammad. Le dernier d’entre eux se serait occulté en 874 de l’ère chrétienne et reviendra à la fin de l’histoire pour rétablir la justice. Pour les chiites ismaïliens, le septième imām, qu’ils identifient en la personne d’Ismā‘īl Ibn Ja‘far, inaugure un nouveau cycle prophétique qui transcende les religions historiques. Selon les zaydites, aujourd’hui présents surtout au Yémen, l’imām n’est pas infaillible, et peut être choisi parmi n’importe quel descendant de ‘Alī par l’intermédiaire de ses deux fils Hasan o Husayn.
Calife : littéralement « successeur, vicaire », est le synonyme de imām comme chef de la communauté chez les sunnites. Dans les versets coraniques qui attestent ce terme (2,20 e 38,26), calife (en arabe khalīfa) se rapporte à Adam et à David, dans les deux cas comme vicaires de Dieu sur terre. Quelques-uns des premiers califes entendirent en ce sens leur fonction. Toutefois, selon les ‘ulamā’ , il faut entendre ce terme exclusivement dans le sens de khalīfat rasūl Allāh, « vicaire de l’envoyé de Dieu » (et non « vicaire de Dieu »), c’est-à-dire comme guide temporel de la communauté, sans charisme religieux particulier. Pour l’époque moderne, le califat a fini par désigner le projet politique d’un État islamique universel, fondé sur l’application de la sharī‘a.
‘Ālim (pl. ‘Ulamā’) : Littéralement : « celui qui sait », savant. Le terme désigne les savants et les experts en sciences religieuses : théologie, exégèse coranique, hadīth (dits du Prophète) et surtout droit (fiqh). C’est ce savoir, uni à la piété personnelle, qui confère aux ‘ulamā’ une autorité particulière comme gardiens et interprètes de la tradition religieuse. Un dit de Muhammad en fait les « héritiers des prophètes ». Ils ne constituent pas pour autant un corps institutionnalisé, bien qu’ils manifestent historiquement une forte identité de groupe. Au cours des premiers siècles de l’Islam, ils s’organisent indépendamment du pouvoir politique, même si nombre d’entre eux assument des fonctions officielles à la cour ou dans l’administration. Toutefois, leur prestige dépendait aussi de la distance critique qu’ils parvenaient à maintenir vis-à-vis des gouvernants. Dans l’empire ottoman, ils furent intégrés au sein de l’administration et dotés d’une structure hiérarchique, au sommet de laquelle se trouvait le Shaykh al-Islam (en turc: Şeyhülislam), qui avait la tâche de présider à l’administration religieuse de l’Empire. L’incorporation des ‘ulamā’ et leur organisation administrative au sein des structures de l’État persiste également dans bon nombre d’États musulmans modernes et contemporains. Toujours à l’époque moderne, l’autorité des ‘ulamā’ a été mise en question par la présence de nouveaux intellectuels musulmans, aussi bien de tendance islamiste que moderniste, qui ont souvent reproché aux savants leur proximité trop forte avec le pouvoir politique, et leur incapacité à renouveler le savoir traditionnel pour l’adapter aux exigences de la vie moderne. Toutefois, encore que transformé, le rôle des ‘ulamā’ n’a pas diminué. Au cours de ces dernières décennies, nombreux sont ceux d’entre eux qui ont donné naissance à de nouvelles associations et institutions, souvent de caractère transnational, comme l’Union mondiale des Ulémas musulmans (fondée et présidée par le shaykh Yousef al-Qaradawi), ou le Conseil des sages musulmans (présidé par le shaykh Ahmad al-Tayyeb, grand imam de al-Azhar).
Shaykh : signifie littéralement « vieux », « ancien » : c’est le titre par lequel on désigne dans le monde arabe les autorités tribales. Dans le cadre de la spiritualité soufi, le shaykh est le maître d’une voie mystique. Celui qui joue ce rôle est parfois appelé également murshid (guide). Historiquement, beaucoup d’‘ulamā’ étaient aussi des shaykh soufi, ce qui contribuait à accroître leur prestige religieux et social. Dans l’Islam de langue persane, l’équivalent du shaykh est le pīr. De façon plus générale, shaykh est aussi le titre par lequel on s’adresse à un ‘ālim, en particulier si celui-ci recouvre une fonction institutionnelle, comme le Shaykh al-Azhar, guide de l’important centre d’enseignement du Caire, ou, dans l’empire ottoman, le Şeyhülislam (voir ci-dessus au vocable ‘ālim).
Faqīh : c’est un ‘ālim expert de fiqh, c’est-à-dire de droit; Le faqīh particulièrement versé dans sa science peut être mujtahid, c’est-à-dire pratiquer l’ijtihād, l’effort d’interprétation fondé sur le raisonnement personnel par lequel, en l’absence d’une norme explicite contenue dans le Coran ou dans la tradition prophétique, le juriste exprime un avis ou émet une sentence. Par contre, le juriste qui s’en tient à l’avis d’un autre docte sans recourir au raisonnement personnel est un muqallid, c’est-à-dire un homme qui pratique le taqlīd, l’imitation.
Qādī : c’est le juge. À l’époque pré-moderne, le qādī était celui qui appliquait la loi religieuse et devait de ce fait être un ‘ālim. En tant que fonctionnaire officiel, le qādī était en principe un délégué du calife, détenteur originel de tous les pouvoirs de la communauté musulmane. Au sommet de la structure juridictionnelle de l’État se trouvait le Qādī al-qudāt (« le juge des juges »), qui présidait à l’administration de la justice. Avec la fin du califat abbasside et la fragmentation politique de la communauté musulmane, chaque royaume ou sultanat se dota de son Qādī al-qudāt, institution qui fut reprise également par l’empire ottoman. À l’époque moderne, avec la restriction de la juridiction religieuse au bénéfice de tribunaux civils, les fonctions des qadi se sont vues considérablement réduites.
Muftī : c’est un ‘ālim habilité à émettre des fatwas, c’est-à-dire des avis juridiques sur certains points précis de droit. Les muftīs les plus autorisés ont joué un rôle important dans la formation du droit islamique, parce que les recueils de leurs fatwa ont été utilisés comme manuels de droit. Selon la doctrine classique, il faut, pour pouvoir exercer les fonctions de muftī, être doté d’une intégrité personnelle et de la science nécessaire pour pratiquer l’ijtihād, c’est-à-dire la capacité de trouver une solution à un problème juridique particulier par le raisonnement personnel. Dès le VIIème siècle, les muftīs ont été intégrés dans la structure de l’État, qui désignait les juristes habilités à remplir cette tâche. Dans l’empire ottoman également, la fonction de muftī fut institutionnalisée, et attribuée aux plus hauts responsables de la structure religieuse. À l’époque moderne et contemporaine, beaucoup d’États disposent d’un muftī officiel. Dans ces cas, très souvent, le muftī ne se borne pas à fournir des avis juridiques, mais il est le plus haut dignitaire religieux de l’État. Un phénomène apparu récemment est l’émission de fatwas par des institutions indépendantes des États, comme le Conseil européen pour la fatwa, ou par des sites internet spécialisés.
Ministre des Awqāf : il s’agit d’une figure née aux temps modernes, lorsque les Awqāf, c’est-à-dire les fondations pieuses, ont été prises par les États qui ont ainsi assumé l’administration d’un vaste réseau de mosquées et de centres d’enseignement qui étaient auparavant autonomes. Le ministre des Awqāf joue de ce fait le rôle de Ministre des Affaires religieuses. Plus que d’une autorité à proprement parler, c’est un haut fonctionnaire qui toutefois préside au fonctionnement d’une structure consistante d’organismes e de personnel religieux.
Khatīb : Dans l’Arabie préislamique, c’était celui qui, dans la tribu, parlait avec autorité. Avec l’avènement de l’Islam, il a continué à assumer une figure qui s’adressait avec autorité aux musulmans. Il est en effet celui qui prononce la khutba (sermon), pendant la prière communautaire du vendredi et en d’autres occasions particulières, par exemple durant le mois de Ramadan.
Dāʿī : Littéralement, « celui qui invite » (à la foi), le prédicateur. Historiquement, le terme concerne les plus importants prédicateurs de groupes musulmans dissidents, en particulier dans les milieux chiites. Parmi les ismaïliens, les Dāʿīs étaient les représentants de l’imām et formaient une véritable hiérarchie religieuse. C’est de la prédication de certains d’entre eux que sont nés plusieurs mouvements et sectes comme, au Moyen-Orient, les druses et les alaouites (connus dans les temps anciens comme nusayrī).
Plus récemment, le terme de dā‘ī (ou l’équivalent dā‘iyya) est employé de façon plus générale, y compris dans les milieux sunnites, pour indiquer les prédicateurs qui, à travers des télévisions satellitaires et de nouveaux medias, sont en train de faire naître un nouvel internationalisme islamique. Certains de ces prédicateurs sont aussi des ‘ulamā’, mais souvent les deux figures ne coïncident pas, signe que le savoir religieux traditionnel n’est plus la seule et unique source de l’autorité. Parmi les premiers protagonistes, et les plus connus, de cette nouvelle forme de communication religieuse figure le shaykh Yousef al-Qaradawi. Ces prédicateurs se sont aujourd’hui multipliés, et sont devenus extrêmement populaires.
Mullah : terme dérivé de l’arabe mawlā (« seigneur, protecteur »), dans le monde turco-iranien c’est l’équivalent du ‘ālim, mais il peut avoir aussi un sens plus général et indiquer toute figure qui détient un savoir ou un charisme religieux (par exemple le célèbre mystique Rūmī est connu comme Mawlā-nā, « notre mawlā »). Dans la hiérarchie religieuse chiite, il indique un savant de bas échelon, c’est-à-dire sans la qualification de mujtahid (interprète).
Marjaʿ al-taqlīd (« source de l’imitation ») : dans les milieux chiites duodécimains, c’est un savant qui, par sa vertu et sa sagesse, représente un modèle à imiter. La figure du Marjaʿ al-taqlīd s’est affirmée à une époque relativement récente (vers la moitié du XIXème siècle), mais plonge ses racines dans la dispute sur la pratique de l’ijtihād (l’effort d’interprétation) et sur le rôle du mujtahid (le juriste habilité à pratiquer l’ijtihād). Cette dispute a commencé au moment de l’occultation du douzième imam, au IXème siècle, lorsque, pour les fidèles, se posa le problème de savoir comment pratiquer la foi en l’absence du guide suprême, qui était aussi l’interprète vivant de la révélation.
Selon certains, les contenus de la sharī‘a sont définis par les traditions des imām. Selon d’autres, au contraire, les normes de la sharī‘a peuvent être obtenues également à travers l’effort d’interprétation de certains ‘ulamā’ particulièrement qualifiés, lesquels vont ainsi combler, ne serait-ce que partiellement, le vide laissé par l’imām.
Au XIXème siècle, l’institutionnalisation de la Marja‘iyya inaugure l’obligation, pour le commun des fidèles, de suivre les enseignements d’un mujtahid, en en imitant la conduite. Les mujtahid reçoivent le titre d’Āyatollāh (littéralement : « signe de Dieu »). Pendant près d’un siècle, la dignité du Marjaʿal-taqlīd se concentre sur une seule personne, le plus éminent des mujtahids. A la mort de l’Ayatollah Burūjirdī en 1961 la Marja‘iyya se fragmente en plusieurs personnalités, liées chacune à un centre particulier d’enseignement (Qom, Najaf, Mashhad, Téhéran), tandis que même des mujtahids de moindre importance sont reconnus comme marja‘. En outre, avec la montée de Khomeini et la révolution iranienne, la marja’iyya assume clairement une dimension politique, au point que, dans la République islamique d’Iran, on voit surgir la figure du Guide Suprême. À partir de ce moment-là, les différents marja‘ se distinguent aussi par la position qu’ils assument vis-à-vis de la révolution khomeiniste et de la doctrine de la wilāyat al-faqīh, selon laquelle, en l’absence de l’imām, le juriste (faqīh) s’attribue les prérogatives politiques du guide, anticipant ainsi le temps de l’eschatologie.
Text traduit de l'italien