Le mouvement islamique Justice et Charité de 'Abd al-Salām Yāsīn a développé un parcours de formation rigoureux basé sur la perfection spirituelle individuelle et la mission historique de la communauté des croyants
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:01:56
Partant d’une lecture personnelle du Coran et de la Sunna, l’intellectuel marocain ‘Abd al-Salâm Yâsîn, fondateur du mouvement islamique Justice et Bienfaisance, a suscité un militantisme fondé sur une formation rigoureuse. Le but en est double : le perfectionnement spirituel individuel, et la mission historique de la communauté des croyants, à qui incombe la réalisation sur terre du message de l’Islam.
Le mouvement marocain al-‘Adl wa-l-Ihsân est une formation islamiste sui generis. Il a hérité certaines caractéristiques intellectuelles et organisationnelles de la tradition militante des Frères musulmans, mais il a développé aussi, au fil de décennies d’activité dans le domaine de la prédication, sa propre théorie et sa propre praxis d’éducation. Sa spécificité dérive en outre de son hostilité envers le pouvoir marocain et la participation politique directe à travers les élections. Il continue de la sorte à constituer une grande organisation d’opposition, qui unit le répertoire de la formation soufie à la grammaire de la contestation politique.
Entre soufisme et militantisme islamiste
Le profil particulier du groupe, a écrit Mohamed Tozy, « s’explique par la biographie de son fondateur »[i] ‘Abd al-Salâm Yâsîn. Né vers 1928, Yâsîn poursuit une longue carrière dans l’enseignement public, tout d’abord comme enseignant, puis comme inspecteur. Entre 1965 et 1973, il est affilié à la confrérie soufie Bûdshîshiyya et collabore étroitement avec son cheikh ‘Abbâs Ibn Mukhtâr. Il s’en éloigne toutefois à la suite de divergences avec son successeur, Hamza, auquel il reproche des déviations doctrinales introduites dans la confrérie et l’abstention de toute vie politique. Au début des années 1970, il amorce sa réflexion sur l’activisme islamique, mais c’est en 1973 qu’il défraie la chronique à la suite d’un long réquisitoire qu’il adresse au roi Hassan II sous le titre de Al-islâm aw al-tûfân (« L’Islam ou le déluge »). Une telle audace lui vaut trois ans et demi de prison, dont deux dans un hôpital psychiatrique. Quand il en sort, sa préoccupation principale reste de revitaliser et d’unifier l’activisme islamique, lequel, vers la fin des années 1970, apparaissait fragmenté tant du point de vue intellectuel que sur le plan de l’organisation, comme il devait le déclarer lui-même dans une interview diffusée en 2008 sur la chaîne londonienne al-Hiwar.
À l’origine, Yâsîn n’entendait pas fonder une organisation, mais, en 1979, il commence à publier la revue al-Jamâ‘a (« La communauté ») et en 1981, prenant acte de l’impossibilité de créer un militantisme islamiste unifié, il décide de fonder, à partir de la revue, sa propre plate-forme organisationnelle, la Usrat al-jamâ‘a (« La famille de la communauté »). Pour justifier ce passage, Yâsîn affirme la nécessité de dépasser la phase du djihad verbal, qui s’est avéré incapable d’unifier les différents éléments du militantisme islamiste, pour passer à l’« action organisée ». Ce qui joue aussi dans cette décision, c’est la conviction que son passé soufi puisse constituer un obstacle dans la compétition avec les oulémas et les autres intellectuels, qui pouvaient revendiquer une interprétation autorisée de la littérature dans laquelle allaient puiser les courants islamistes, comme par exemple les œuvres de al-Shâtibî, al-Ghazâlî et Ibn Taymiyya. Les développements successifs allaient de toutes façons montrer la capacité du cheikh de surmonter ce qui, au départ, semblait une limite, et de le transformer en un point de force.
Un an plus tard, l’organisation tenta d’obtenir une reconnaissance légale, pour surmonter la « mode du secret » qui caractérisait à l’époque l’activisme islamique, mais la tentative échoua. Durant toute cette période, Yâsîn organisait des réunions avec ses disciples, tout d’abord chez lui à Marrakech, puis à Salé, et se consacrait à la prédication et à l’enseignement à la mosquée. Cet enseignement était centré sur la nécessité de réformer une société menacée par des idéologies étrangères à l’Islam, tant sous la forme de la pensée de gauche que sous celle de la pensée libérale. Ses leçons, qui étaient en fait un résumé de ses œuvres, étaient enregistrées sur des cassettes audio, que l’on faisait circuler entre les militants. Yâsîn présentait sa pensée comme une « idéologie totalisante », comparable à la pensée dominante d’une classe déterminée, ou d’une période historique donnée[ii].
En 1987, la Usrat al-jamâ‘a prend le nom de al-‘Adl wa-l-Ihsân (« Justice et Bienfaisance »)[iii], organisation dont Yâsîn sera le Guide général jusqu’à sa mort en 2012. Entretemps, le cheikh doit subir une nouvelle période de détention, avant d’être assigné en 1989 aux arrêts domiciliaires dans sa résidence de Salé.
Une histoire mystique
On peut considérer Yâsîn comme l’un de ces intellectuels islamiques modernes qui prennent leurs distances du savoir religieux élaboré au cours de l’histoire islamique des oulémas, qu’il traite, sur un ton extrêmement méprisant, de « vers de terre dévots »[iv]. Le cheikh a incontestablement contribué à l’élaboration d’une pensée islamique « laïque », construite à partir d’une interprétation individuelle et d’une lecture moderne de la société musulmane[v]. Ses idées s’insèrent dans une tendance religieuse revivaliste, selon laquelle la compréhension du texte coranique et de la tradition prophétique ne peut dépendre uniquement de la connaissance des circonstances dans lesquelles ils ont été révélés. Il faut redécouvrir leur signification également à la lumière de la réalité moderne, dans un processus qui ne peut jamais se considérer définitivement comme terminé. Comme l’a affirmé Ahmad Musallî, « cela exige de repenser, à travers de nouvelles lectures, les fondements et les éléments constitutifs de la légitimité et des théories de la connaissance. Alors qu’ils remettent en question les théories occidentales modernes de la connaissance, les revivalistes cherchent aussi à s’approprier ces bases cognitives pour déconstruire la structure intellectuelle traditionnelle de l’Islam, et la reconfigurer à la lumière du contexte moderne »[vi].
Sa réflexion théorique, le cheikh Yâsîn l’a puisée à deux grandes sources idéologiques : les connaissances positives acquises au cours de sa longue expérience professionnelle dans le domaine de la pédagogie, et la connaissance soufie qu’il a reçue du cheikh ‘Abbâs. Le style de pensée[vii] de Yâsîn conjugue de la sorte un savoir scientifique fondé sur la démonstration rationnelle et une connaissance ésotérique. Tel est l’horizon dans lequel le cheikh a donné forme aux piliers de son projet intellectuel, à savoir le concept d’éducation et celui d’État (le « califat »), inscrits à leur tour dans une vision transcendante du cosmos et du salut dans l’au-delà.
La plupart des écrits de Yâsîn, en outre, se fondent sur une lecture de la société musulmane à la lumière de l’histoire sacrée de l’Islam, que les croyants sont appelés à redécouvrir face aux réductions et distorsions occidentales. Le cheikh écrit ainsi : « Les programmes d’enseignement importés des étrangers païens ont énormément amplifié l’histoire politique des musulmans et leurs conflits internes, et oblitéré l’histoire de la foi, la continuité de l’Islam, la rectitude de la religion, la victoire des bienheureux. Pour un peuple qui ne croit pas en Dieu et dans le dernier jour, l’histoire de la foi, l’Islam et la rectitude ne sont que des anecdotes et bavardages dépourvus de sens. […] Le cœur de l’histoire est la mission des prophètes, envoyés pour guider le monde. Une histoire où Dieu a envoyé Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad, que la prière et la paix soient sur lui et sur eux »[viii]. Il s’agit donc d’une histoire mystique, au centre de laquelle se trouvent les réalités invisibles, du moment que, selon le cheikh, les fins de l’existence humaine transcendent les conditions matérielles créées par les réalités historiques.
Yâsîn attache une importance toute particulière à l’usurpation du gouvernement de l’État islamique par Mu‘âwiya Ibn Abî Sufiyân, fondateur de la dynastie omeyyade, après l’assassinat du calife ‘Alî Ibn Abî Tâlib en 657. Yâsîn qualifie ce moment de fracture historique qui inaugure la phase du « pouvoir coercitif », comme on peut le lire à plusieurs reprises dans ses œuvres. Dans son Al-khilâfa wa-l-mulk (« Le califat et la monarchie »), par exemple, il affirme que, « si cette fracture, à l’aube de notre histoire, était une information morte et enterrée, point ne serait besoin de la réexhumer. C’est le feu de la discorde qui s’est allumé, et il a continué à brûler pendant des siècles. Quand il faiblit, il ne le fait que pour mieux flamber de nouveau. Aujourd’hui, les musulmans se réveillent à l’aube d’une nouvelle histoire, mais il reste encore, dans leur existence, des traces culturelles et doctrinales de cet incendie »[ix].
Un autre penseur du mouvement, le professeur Ahmad Bû‘ûd, fait sienne cette lecture, mettant en évidence la nécessité de réinterpréter et de rénover la pensée islamique à partir du tournant historique constitué par la fin du califat « bien guidé ». Dans une interview au journal bahreïni al-Waqt et reprise par le site de Justice et Bienfaisance, il affirme en effet que « la carence d’efforts de renouveau relève de deux facteurs : le premier est la déviation de la trajectoire historique de la communauté islamique. Les musulmans ont vécu pendant des années à l’ombre de la prophétie et du califat bien guidé, quand c’était le Coran qui gouvernait, que l’on suivait la Sunna du Prophète (la paix et la bénédiction soient sur lui) et que l’État était au service de la prédication et en était le gardien. Mais par la suite un choc s’est produit qui a eu des répercussions négatives sur leur vie, tant en ce monde que dans l’au-delà, du moment qu’est venu à manquer le lien du gouvernement et que le califat s’est transformé en une monarchie dure et coercitive, dont le feu s’acharne aujourd’hui contre le mouvement islamique et contre les oulémas, qui sont les héritiers du Prophète (la bénédiction et la paix soient sur lui). […] Le second facteur, c’est la disjonction entre le droit individuel et le droit de la communauté. Qui observe la prédication des prophètes (la paix soit sur eux) remarquera qu’elle est toujours composée de deux parties : l’une consiste dans l’unité et l’unicité (tawhîd) du créateur, et c’est là la dimension individuelle, et l’autre, dans la nécessité de porter remède à la corruption qui s’est répandue entre les personnes dans les différents domaines de la vie. Et cela concerne la communauté »[x].
La formation des militants
Si les sociétés musulmanes vivent cet état de décadence, leur réforme et leur renouveau sont une question avant tout d’éducation. De la lecture des textes fondateurs, Yâsîn a en effet tiré une théorie de l’éducation, et élaboré une méthode capable de former une « personnalité religieuse » agissante, dans laquelle pensée et action sont étroitement liées.
Le mouvement prévoit ainsi des institutions et des parcours éducatifs qui ont joué et jouent un rôle de premier plan dans la formation intellectuelle des militants. Les dimensions fondamentales de l’homme musulman (culte, foi, spiritualité…) y interagissent harmonieusement avec les objectifs matériels qui caractérisent la société dans son ensemble (étude, travail, rapports de voisinage…). Le système puritain de valeurs que les membres du mouvement doivent intérioriser repose sur une lecture selon laquelle la société marocaine a été frappée par un « sortilège » et est affectée par différentes sortes de « déformations » et « monstruosités ». En sont responsables d’une part l’hégémonie exercée par les élites occidentalisées et par un gouvernement qui a remplacé la consultation par la coercition, d’autre part, le fait d’avoir négligé l’objectif du perfectionnement spirituel, qui est lié au renouvellement perpétuel de la foi.
En ce qui concerne le recrutement, Justice et Bienfaisance a toujours porté une grande attention à la culture des institutions primaires d’où proviennent ceux qui aspirent à devenir membres du mouvement. Contrairement à d’autres groupes islamistes, ce mouvement exige des candidats un niveau élevé de religiosité, que l’on mesure par exemple à travers l’assiduité à la prière de l’aube. La plupart des membres de Justice et Bienfaisance appartiennent actuellement à des familles conservatrices et socialement stables, qui cherchent à éduquer leurs fils à une conscience religieuse, aidées en cela par l’islamisation qui s’est développée dans l’enseignement scolaire marocain à partir des année 1970.
En particulier, le parcours prévu pour former les militants du groupe est indiqué dans ce que l’on peut considérer comme l’œuvre centrale de Yâsîn : Al-minhâj al-nabawî (« La méthode prophétique »)[xi]. Publié en 1989, cet ouvrage propose une méthode pour atteindre la perfection spirituelle (ihsân) à travers une « ascension » vers Dieu définie par dix « qualités », qui constituent « dix jalons le long du chemin, dix étapes, dix catégories qui synthétisent les branches [de la foi] »[xii] : 1) la suhba (« le compagnonnage ») et la jamâ‘a (« le groupe ») ; 2) le dhikr (la « mémoire de Dieu ») ; 3) l’honnêteté (sidq) ; 4) l’engagement (badhl) ; 5) le savoir (‘ilm) ; 6) le travail ; 7) la bonne direction ; 8) le calme ; 9) l’économie ; 10) le djihad.
Chacune d’entre elles contient à son tour des subdivisions, qui concourent à dresser un véritable programme pédagogique. L’adhésion à cette méthode ne permet pas seulement de parvenir à la perfection spirituelle, mais elle détermine aussi la position des membres à l’intérieur du mouvement. Toutefois, dans les passages d’une organisation à une autre, ces directives peuvent être appliquées avec une certaine indulgence, du moment qu’« elles fixent des standards élevés, et que la plupart des membres du mouvement provenaient d’autres groupes, dont ils portaient des traces intellectuelles »[xiii]. En tout état de cause, l’élément central et incontournable est « l’assimilation », c’est-à-dire la capacité du candidat à conformer ses visions et positions différentes à l’orientation éthique et idéologique de l’organisation. Cela signifie que si le patrimoine historique, avec ses éléments juridiques et doctrinaux, est la source utilisée pour justifier ses propres convictions, les dirigeants puis les militants du mouvement ne peuvent les assumer que si elles ont été auparavant peaufinées et modelées selon la pensée de Yâsîn. Par exemple, la conception de la démocratie et de l’économie des dirigeants du groupe est tirée exclusivement des œuvres du Guide général. Ce qui entraine une autosuffisance idéologique qui contribue à protéger les membres face à des idées et des points de vue discordants, de manière à ne pas créer de confusion dans le processus d’éducation des militants.
L’assimilation d’une conception unitaire, que l’on obtient par une préparation psychologique et éducative précise, est par ailleurs une condition nécessaire pour accéder aux positions les plus élevées. Selon les textes du Guide général, le critère pour assumer une responsabilité politique est un état de relative « perfection morale » ou « spirituelle », selon une conception qui plonge ses racines dans une histoire islamique de contestation du pouvoir. Comme me l’a dit un dirigeant du mouvement : « Quand nous disons que s’appuyer sur les oppresseurs n’est pas légalement permis, il nous suffit de citer un ou deux exemples de l’histoire islamique ».
Bref, la méthode proposée par Yâsîn est un parcours pour changer l’homme inspiré par le Coran et par la Sunna, parcours qui définit le rapport entre l’individu et le monde invisible et qui vise en même temps à surmonter la situation de retard culturel et économique dans laquelle se trouve la communauté des croyants. Elle a donc un double objectif : le perfectionnement spirituel individuel, et l’habilitation de la oumma à assumer sa mission de lieutenant de Dieu sur terre. L’objectif personnel concerne le salut individuel dans la vie de l’au-delà ; la oumma, elle, a la mission de réaliser sur terre le message contenu dans l’Islam. C’est une dualité que souligne ‘Abd al-Karîm al-‘Alamî, membre du Conseil général de guidance, qui est aujourd’hui l’organe exécutif le plus élevé au sein du mouvement avec le Secrétaire général : « L’éducation que nous recevons dans le mouvement ne sépare pas la préparation à la rencontre avec Dieu, la préparation à la tombe et à l’au-delà, de l’intérêt de la communauté de l’envoyé de Dieu »[xiv].
La formation spirituelle personnelle prévoit une discipline de vie extrêmement rigoureuse, qui conjugue les actes de culte prescrits par l’Islam avec une série de pratiques surérogatoires, définies de façon assez détaillée : différents types et moments de prière tout au long de la journée, examen de conscience le soir, jeûne deux fois par semaine, visites périodiques aux cimetières. Cette dimension se double de la formation proprement dite au militantisme, centrée sur des activités de groupe telles des réunions, des veillées nocturnes, des excursions et la formation. Est prévue également une formation extrascolaire consacrée à trois types de connaissances : religieuse, historique et socio-économique. La formation plus particulièrement politique vise à préparer les militants à se mouvoir dans l’espace public, à affronter les provocations qui viennent du dehors, à interagir avec les autres organisations islamistes, et à s’exprimer, si on y est sollicité, sur la nature et sur les objectifs du mouvement[xv].
En dépit de sa rigueur, l’itinéraire proposé par la Méthode prophétique ne prétend pas être infaillible, du moment qu’il s’agit d’une initiative humaine inscrite dans le temps et dans l’espace, comme l’a affirmé Yâsîn lui-même[xvi]. Par ailleurs, on peut dire que le processus de formation des membres de Justice et Bienfaisance répond à deux logiques qui s’équilibrent : d’une part, l’adhésion à la théorie éducative du Guide général, de l’autre, la prédisposition et les capacités psychologiques et intellectuelles des militants. De la sorte, si le cadre éducatif d’ensemble fixé par Yâsîn est maintenu, le mouvement peut renoncer à certains de ses éléments. La présence au sein du mouvement d’un ensemble de valeurs pragmatiques à côté de la tendance mystique a ainsi produit une sorte de coexistence entre deux systèmes à l’intérieur de la même culture.
Au moment où le projet politique du mouvement (l’« État du Coran ») a connu un coup d’arrêt, la théorie éducative qui s’y était développée s’est distinguée par son efficacité et sa flexibilité capables de s’adapter aux facteurs environnants, tant négatifs (répression, fausses accusations, marginalisation) que positifs (ouverture aux droits, libéralisation économique, révolution de l’information). Les facteurs négatifs ont généré des positions politiquement intransigeantes et une culture du soupçon envers les acteurs du domaine politique (Makhzen[xvii], partis, administration) ; les facteurs positifs ont contribué à l’ouverture des membres du mouvement à l’internationalisation et au développement de modalités « atténuées » de militantisme par rapport aux modalités habituelles.
L’héritage de Yâsîn et l’avenir du mouvement
Le cheikh Yâsîn est mort le 13 décembre 2012, à l’âge de 84 ans. Comme on pouvait le prévoir, des milliers de disciples et de nombreuses personnalités du monde politique, culturel et religieux marocain ont participé aux funérailles – mais en l’absence des autorités officielles. Étant donné le rôle central du cheikh pour définir l’idéologie de Justice et Bienfaisance et en orienter l’action, il s’agissait d’un moment crucial : le mouvement serait-il capable de survivre à la disparition de son fondateur et leader ? On se demandait également quelle tendance allait s’imposer dans l’organisation, et si son successeur allait maintenir une position intransigeante envers le régime ou suivre au contraire une politique de normalisation et de pacification.
C’est Yâsîn lui-même qui devait fournir quelques indications. Dans son testament spirituel, à la date du 25 Dhû-l-Hijja 1422 selon le calendrier islamique (correspondant au 10 mars 2002), le cheikh a recommandé à ses disciples de persévérer dans le « compagnonnage de la communauté », lequel est inséparable « de la justice et de la bienfaisance »[xviii]. Puis, dans son dernier livre, imprimé quelques mois avant sa mort sous le titre Jamâ‘at al-muslimîn wa râbitatuhum (« La communauté des musulmans et le lien entre eux »)[xix], le cheikh est revenu sur le même concept. Les spécialistes du mouvement y ont vu le passage d’une philosophie organisatrice tournant autour d’un cheikh/fondateur à une philosophie centrée sur l’idée de communauté/institution.
Dès le lendemain de la mort de Yâsîn, l’un des principaux experts de Justice et Bienfaisance, le politologue Muhammad Darîf, a proposé une lecture qui s’est avérée apte à anticiper les événements et les développements qui se sont effectivement vérifiés par la suite. Selon lui, en effet, « personne ne peut nier le rôle central joué par le cheikh ‘Abd al-Salâm Yâsîn au sein du mouvement, puisque c’est lui qui en a imaginé la pensée, voulu le projet, accompagné l’organisation et composé la littérature ». Mais « ceux qui ont réduit le mouvement Justice et Bienfaisance à son Guide général et s’attendent à l’effondrement de l’organisation après sa mort ont tiré des conclusions hâtives. […] Car le mouvement s’est doté de structures organisationnelles fortes et d’instruments capables d’exercer une attraction remarquable, en dépit de tout ce que l’on a pu dire de ses problèmes ». Darîf a ajouté que non seulement la mort du cheikh n’allait pas entrainer la fin du mouvement, comme beaucoup l’avaient pronostiqué, mais allait au contraire lui imprimer une impulsion nouvelle en lui insufflant une âme nouvelle[xx].
La disparition du cheikh a eu sans aucun doute un fort impact sur les membres de l’organisation, et il est impossible d’imaginer qu’ils puissent se passer de sa pensée, laquelle du reste a eu un écho mondial[xxi]. Il faut relever toutefois que les positions du mouvement ne sont pas immuables, mais s’adaptent aux équilibres politiques, comme il arrive d’ailleurs dans les autres organisations politiques d’opposition, qui révisent leur orientation en fonction de l’évolution du contexte national et international.
La question de la succession
L’autre grande question soulevée par la disparition de Yâsîn est celle de sa succession. La littérature soufie et les hagiographies qui racontent les miracles des saints font d’habitude allusion à l’existence, au sein d’une confrérie, d’un héritier du cheikh que ce dernier a désigné parmi sa descendance ou parmi ses disciples[xxii]. Celui-ci hérite du charisme et de l’autorité de son prédécesseur, selon une chaine initiatique ininterrompue. De ce point de vue, Justice et Bienfaisance constitue un cas d’étude intéressant : en effet, bien que le mouvement dispose d’une structure éducative de matrice soufie, il préfère se présenter comme un mouvement activiste et militant moderne, de manière à ne pas devenir l’objet des accusations de déviation doctrinale que les salafistes lancent normalement contre le soufisme.
Dans ce contexte, le problème de l’héritage du cheikh a été au centre d’un débat qui a impliqué les dirigeants intellectuels du mouvement. D’aucuns ont cherché à interpréter le système méthodologique de Yâsîn en subordonnant le concept d’autorité du Guide à celui de « communauté » (jamâ‘a), d’autres étaient de l’avis que le cheikh devait avoir un héritier capable de poursuivre et prolonger la compagnie et la direction spirituelle du fondateur, et d’en perfectionner le projet.
La solution adoptée, qui a en substance donné raison aux partisans de l’évolution institutionnelle du mouvement, a été la modification du statut de l’organisation : la fonction de « Guide général » a été remplacée par celle de « Secrétaire général », réservant ainsi le titre de Guide au fondateur du mouvement. On peut relever que, alors que la qualification de « Guide général » correspond sans aucun doute davantage à la nature missionnaire et éducative de l’organisation, et en exprime clairement l’origine soufie, le titre de « Secrétaire général » est typique des organisations politiques. Si un tel choix peut signaler un changement dans le mouvement Justice et Bienfaisance, il est aussi une confirmation de la personnalité et de la singularité du cheikh Yâsîn, dont la stature spirituelle, intellectuelle et morale est considérée d’une telle élévation qu’elle ne saurait en aucune manière être transmise à d’autres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[i] Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Sciences Po, Paris 1999, p. 186.
[ii] Il s’agit effectivement d’une orientation intellectuelle que l’on peut assimiler au concept d’idéologie de Mannheim, décrite comme « l’ensemble de la structure de conscience d’un groupe social, son style de pensée ; il s’agit d’une Weltanschaung globale qui façonne, au cours du processus cognitif, les hypothèses, la problématique, la sélection des données, le vocabulaire, l’appareil conceptuel, les modèles intellectuels et les théories ». Voir Michael Löwy, Mannheim et le marxisme : idéologie et utopie, « Actuel Marx », n. 43 (2008), pp. 42-49.
[iii] Ihsân peut se traduire littéralement par « faire le bien », qui toutefois ne rend pas la richesse sémantique de ce terme. On le traduit souvent par charité, terme qui a toutefois une forte connotation chrétienne. Dans l’Islam, il indique, avec Islâm et imân (foi), l’un des trois niveaux de la religion. Pour Yâsîn l’ihsân comprend trois aspects : adorer Dieu comme si on le voyait ; aider les parents, les pauvres, les orphelins et les veuves ; s’appliquer dans les activités quotidiennes et spirituelles. La traduction qui lui restitue peut-être son sens le plus complet est « perfection spirituelle », que nous utiliserons dans cet article alternativement avec « bienfaisance » (NdlR).
[iv] Littéralement « vers de terre des lecteurs [coraniques] ». L’expression est empruntée à un hadîth concernant la fin des temps. Selon la tradition islamique, l’un des signes de l’Heure est représenté par le fait que le nombre de ceux qui récitent le Coran est largement supérieur à celui des sages capables de le comprendre vraiment (NdlR).
[v] Okacha Ben El Mostafa, Les nouveaux intellectuels musulmans : réhabilitation de la raison en Islam (cas du Maroc), in Noureddine Harrami et Imed Melliti, Visions du monde et modernités religieuses : regards croisés, Publisud, Paris 2011.
[vi] Ahmad Musallî, “Ma‘nâ al-ihiyâ’iyya al-islâmiyya”, in Abdallah Balqzîz (dir.), Al-thaqâfa al-‘arabiyya fî-l-qarn al-‘ashrîn : hasîla awwaliyya, Markaz dirâsât al-wahda al-‘arabiyya, Bayrût 2011, p. 121.
[vii] Löwy, Mannheim et le marxisme, p. 43.
[viii] ‘Abd al-Salâm Yâsîn, Mihnat al-‘aql al-muslim bayn siyâdat al-wahy wa saytarat al-hawâ, Dâr al-bashîr li-l-thaqâfa wa-l-‘ulûm al-islâmiyya, 1994, pp. 117-118.
[ix] Idem, Al-khilâfa wa-l-mulk, Dâr al-âfâq, Dar al-Baydâ’ 2000, p. 57.
[x] Al-ustâdh Ahmad Bû‘ûd yunâqish qadâyâ tajdîd al-dînî wa fiqh al-wâqi‘, 1er janvier 2008, https://bit.ly/2OkghCq
[xi] Al-minhâj al-nabawî. Tarbiyatan wa tanzîman wa zahfan, al-Sharika al-‘arabiyya li-l-nashr wa-l-tawzî‘, al-Qâhira 1989.
[xii] Ivi, p. 119. Selon un dit de Muhammad, la foi possède « environ soixante-dix branches » (NdlR).
[xiii] Interview avec un dirigeant pédagogique du mouvement à Casablanca. Celui-ci a déclaré également : « je dois être inclusif, je ne dois éloigner personne, je dois être celui qui unit, surtout du point de vue organisatif. C’est un travail qui requiert beaucoup de patience ».
[xiv] Interview au journal Al-Tajdîd, 28 novembre 2013. L’interview se trouve également sur le site du mouvement : https://bit.ly/2Y8v5bO
[xv] Voir Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, pp. 202-212.
[xvi] ‘Abd al-Salâm Yâsîn, Al-minhâj al-nabawî, p. 22.
[xvii] L’appareil gouvernemental du Maroc, NdlR.
[xviii] Le texte du testament spirituel se trouve au lien suivant https://bit.ly/2yehq3A
[xix] ‘Abd al-Salâm Yâsîn, Jamâ‘at al-muslimîn wa râbitatuhum, Dâr Lubnân li-l-tibâ‘a wa-l-nashr, Bayrût 2011.
[xx] M. al-Râjî, Rahîl ‘Abd al-Salâm Yâsîn yada‘ mustaqbal al-‘adl wa-l-ihsân ‘alâ al-mihakk, « Hespress », 14 décembre 2012, https://www.hespress.com/orbites/68153.html. L’article passe en revue les différents avis sur l’avenir du mouvement.
[xxi] Quelques jours à peine avant sa mort, une conférence sur « La centralité du Coran dans la théorie de la méthode prophétique » s’est tenue à Istanbul, au cours de laquelle plusieurs intellectuels musulmans ont réfléchi sur la richesse de l’héritage intellectuel du cheikh et sur sa théorie touchant l’éducation.
[xxii] Michel Chodkiewicz, Les quatre morts du soufi, « Revue de l’histoire des religions », n. 215 (1988), pp. 35-57.
Pour citer cet article
Référence papier:
Youssef Mounsif, « Une méthode prophétique pour éduquer la oumma », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 58-68.
Référence électronique:
Youssef Mounsif, « Une méthode prophétique pour éduquer la oumma », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/une-methode-prophetique-pour-eduquer-la-oumma