Dans sa vision réformatrice, Muhammad Bin Salman promet de revenir à la « modération » antérieure à 1979. Mais il est décidément trop tôt pour parler de la dé-wahhabisation du royaume, où les oulémas ont toujours su s’adapter aux changements
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:56:49
La religion joue un rôle de premier plan dans la vision réformatrice du prince Muhammad Bin Salmane. L’héritier du trône promet de retourner à la modération qui a précédé le 1979, l’année de tous les changements. Toutefois, il est encore trop tôt pour parler de la dé-wahhabisation du Royaume. Au fil du temps, les oulémas saoudiens ont toujours su comment s’adapter aux changements. Cela justement pour que rien ne change.
C’est une nouvelle page de l’histoire de l’Arabie Saoudite qui semble s’ouvrir avec l’ascension fulgurante du prince Muhammad Bin Salmane (MBS). Le nouvel homme fort de Riyad impose un style, radicalement différent : ses déclarations pour le moins fracassantes posent d’emblée l’ambition du prince, à savoir la reconfiguration du champ social saoudien en vue de monopoliser le pouvoir. Pour réaliser son rêve absolutiste, MBS devra certes mettre la main sur les domaines politique, économique et diplomatique du pays, mais surtout contrôler la ressource (symbolique) la plus importante du Royaume : la religion. Dans ce domaine-ci, nombre de ses paroles ‒ prôner un islam modéré ‒ et de ses actes ‒ autoriser les femmes à conduire ‒ a pu être interprété comme le signe avant-coureur d’un projet inédit, voire profondément révolutionnaire : la dé-wahhabisation de la société et du régime. Mais si l’on prend la distance nécessaire et que l’on dépasse l’euphorie ambiante, que peut-on réellement penser de ce projet ? Observer de plus près les variables historiques et sociologiques qui pèsent sur les choix de MBS permettra de mieux les qualifier tout en les inscrivant dans l’histoire longue du Royaume.
Une alliance indéfectible
Les tentatives de routinisation, voire de marginalisation, du wahhabisme ne sont en réalité pas nouvelles : elles puisent leurs origines dans l’histoire politico-religieuse mouvementée de l’entité saoudienne. Née dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Arabie centrale, cette théocratie légitime ses ambitions hégémoniques en se fondant sur une doctrine littéraliste et messianiste, le wahhabisme, avatar du hanbalisme, école juridique et théologique sunnite. Le fondateur de cette doctrine, Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb (m. 1792), affirme que seule la stricte observation de l’orthodoxie et de l’orthopraxie conformément à la doctrine hanbalite, permet de réussir ici-bas et dans l’au-delà. Il exclut de la communauté et du salut tous ceux qui n’adhèrent pas à ce dogme, notamment les soufis, et déclare que le djihad est le principal moyen pour faire revenir « les égarés » au droit chemin. L’adoption du djihad permet en réalité à l’émirat saoudien de légitimer une politique expansionniste qui aboutit au contrôle de la plus grande partie de l’Arabie entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle.
Après la consolidation de sa communauté et la diffusion de sa doctrine, Ibn ‘Abd al-Wahhâb entame une nouvelle étape : dans le but de se faire accepter des autres musulmans, il commence à nuancer quelque peu ses positions, particulièrement en ce qui concerne l’exclusion de ses ennemis de la communauté et du salut (al-takfîr). Ses héritiers se constituent en un véritable establishment religieux et poussent davantage ce processus de routinisation : ils atténuent certains aspects de leur doctrine, notamment la condamnation du soufisme et la stigmatisation des autres tendances de l’islam. L’objectif des héritiers d’Ibn ‘Abd al-Wahhâb est de répondre à la nouvelle situation, inédite, de l’émirat saoudien : ce dernier n’est plus une entité marginale ; à la suite la conquête de La Mecque et de Médine au début du XIXe siècle, il est devenu une puissance islamique. Le wahhabisme est par conséquent passé de phénomène périphérique à une réalité à l’échelle de l’oumma.
Mais cet esprit d’ouverture, même timide, se transforme rapidement en recroquevillement doctrinal. Pour faire face à l’Empire ottoman et préserver l’unité et l’homogénéité de l’émirat saoudien en repli, les oulémas wahhabites développent des idées ultra-conservatrices et exclusivistes tout au long du XIXe siècle, notamment la doctrine d’al-walâ’ wa-l-barâ’ (« l’allégeance [envers les musulmans] et la rupture [avec les infidèles] »). Et c’est en s’appuyant majoritairement sur ces idées, que le roi ‘Abd al-Azîz Ibn Sa‘ûd (r. 1902-1953), porté par des circonstances favorables, fonde le royaume d’Arabie Saoudite.
L’indéfectible alliance entre les dépositaires du wahhabisme d’une part, et le monarque saoudien d’autre part, n’empêche pas ce dernier de faire preuve de lucidité quant à la nature de la tradition qu’il prône et à son incompatibilité structurelle avec son nouveau statut de protecteur des lieux saints de l’islam, de chef de l’un des rares pays musulmans indépendants et de potentat d’un territoire qui n’est ni ethniquement ni religieusement homogène. Pour éviter toute forme de crise, il se lance dans une double opération : rendre le wahhabisme plus respectable (et donc plus acceptable) tout en essayant de le « diluer » dans un courant politico-religieux plus modéré et surtout plus moderniste, le réformisme islamique.
Cette tentative de remodelage du wahhabisme n’a pas affaibli les clercs saoudiens, elle a au contraire montré leur grande capacité d’adaptation. Les oulémas ont non seulement redoré le blason de leur tradition, notamment en monopolisant le terme de « salafisme » (mélioratif à l’époque), mais se sont aussi appropriés certaines idées et la plupart des projets réformistes – tout en marginalisant les promoteurs de ces idées et projets – pour défendre leur vision du monde. En échange de concessions dans les domaines de l’enseignement, de l’administration et de « mises à jour doctrinales » concernant le djihad et les relations avec les non-musulmans, les clercs saoudiens conservent une position de centralité dans l’espace social. Cette capacité d’adaptation est le reflet de l’éthique de responsabilité, telle que définie par Max Weber. Autrement dit, la capacité à réfléchir et agir en tenant compte des besoins du contexte et des rapports de force pour préserver l’essentiel de ce que l’on croit être la vérité. Et c’est justement cette éthique de responsabilité qui va permettre au wahhabisme de surmonter les crises, d’asseoir localement sa domination et de laisser grandir ses ambitions universelles à partir du règne de Faysal (1964-1975).
Des années 1950 au 11 septembre
Dans les années 1950 et 1960, l’Arabie Saoudite doit relever un grand nombre de défis internes et externes, notamment face aux prétentions hégémoniques de l’Égypte. Pour perdurer, la monarchie se doit de moderniser sa structure étatique, ce qui ne peut se faire sans heurter les intérêts des dépositaires du wahhabisme. La généralisation de l’enseignement – notamment pour les filles –, l’introduction des lois positives, l’arrivée massive de la main d’œuvre étrangère, la création de moyens de divertissement (TV et cinémas), la diminution du budget et des prérogatives de la police religieuse et l’établissement d’îlots de liberté génèrent nécessairement des frictions entre les deux partenaires historiques.
Mais une nouvelle fois, les clercs wahhabites parviennent à déjouer les tensions et à éviter la marginalisation, en recourant à leur stratégie adaptative. Ils profitent même de la lutte avec l’Égypte et du flux de pétrodollars pour prendre l’avantage. Tout en étant ultra-conservateurs, ils assimilent très rapidement le savoir-faire des « mécréants », particulièrement dans le domaine organisationnel en construisant des institutions à même de répondre à la modernité rampante. Aussi une multitude de facultés, d’instituts, d’écoles, d’appareils administratifs, d’instances judiciaires, d’associations, de médias voit-elle le jour en quelques années seulement. Simultanément, les oulémas s’attellent à créer des organismes panislamiques (la Ligue islamique mondiale, l’Université islamique de Médine…) dans l’objectif de contrer le sécularisme et de promouvoir le wahhabisme en tant que nouvelle orthodoxie islamique.
Tirant parti du dilemme de la monarchie, tiraillée entre deux voies contraires, l’establishment religieux acquiert une force de frappe redoutable qu’il ne tarde pas à utiliser. En 1979, plusieurs événements ébranlent l’espace social saoudien : la révolution islamique en Iran, l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, la prise de La Mecque par un groupe messianique et la signature du traité de paix israélo-égyptien. Quant à la crise économique qui surgit l’année suivante, elle n’arrange rien à la situation. Le pays, alors profondément déstabilisé, se lance dans une surenchère traditionnaliste sous les auspices des dépositaires du wahhabisme eux-mêmes soutenus par les cadres des Frères musulmans. Tandis qu’une chape de plomb est coulée sur la société saoudienne, des hybridations s’opèrent entre le wahhabisme et les différentes tendances des Frères musulmans pour donner notamment naissance à l’islamisme saoudien (la Sahwa) et au djihadisme.
Après les attentats du 11 septembre 2001, l’Arabie Saoudite se retrouve dans l’œil du cyclone. Les changements sociétaux, la baisse des prix du pétrole, la pression américaine et la menace djihadiste poussent les autorités de Riyad à adopter une politique de décompression qui notamment promeut un islam « modéré », « ouvert » et « tolérant ». Des éditorialistes et intellectuels sont dans ce sens autorisés à critiquer ouvertement le wahhabisme, les prérogatives de la police religieuse sont réduites, un dialogue intra et inter religieux est amorcé, de très nombreux étudiants sont envoyés à l’étranger, le statut de la femme est débattu et même légèrement amélioré, de nouveaux outils et lieux de divertissement sont créés, les ilots de liberté renforcés et des chercheurs étrangers sont tolérés.
Dans l’euphorie ambiante, des observateurs commencent même à parler de « printemps de Riyad » et de « post-wahhabisme ». Mais bientôt, dès que la conjoncture économique s’améliore et que la situation politique se clarifie, le régime revient progressivement aux fondamentaux et ferme la parenthèse « libérale ». Les choses s’accélèrent après 2011. L’Arabie Saoudite inaugure une « contre-révolution » préventive dont le fer de lance est le wahhabisme. Si les budgets de l’institution religieuse sont augmentés, l’opposition séculaire et islamiste est muselée. Le régime fait montre de son respect de l’orthodoxie wahhabite dans l’espace public, applique à la lettre les châtiments corporels et promeut le discours anti-chiite. En contrepartie, les oulémas concèdent aux femmes le droit de vote et les autorisent à siéger dans certaines instances gouvernementales. Mais ce n’est rien de plus que de la poudre aux yeux.
L'avènement du jeune prince
À partir de 2015, des changements importants s’opèrent en Arabie Saoudite. En deux années seulement, le prince Muhammad Bin Salmane parvient à éliminer – du moins temporairement – ses rivaux et à monopoliser, de manière inédite, le pouvoir. Pour faire face aux défis internes et externes tout en se légitimant, il saisit toutes les occasions pour affirmer sa volonté de transformer le Royaume. Le domaine religieux est lui aussi concerné par cette transformation. Alors que, entre autres mesures « libérales », les femmes seront autorisées à conduire en 2018 et que les cinémas rouvriront leurs portes après 35 ans d’interdiction (on ne connait toujours pas les modalités de cette réouverture), MBS se livre le 24 octobre 2017 à une dénonciation en règle des « idées extrémistes » et promet de les « détruire ». Cela permettra au pays, selon lui, de « revenir à un islam du juste milieu, modéré, tolérant et ouvert sur le monde et toutes les autres religions ». Mais comment peut-ont réellement interpréter ces paroles et ces actes, dans lesquels certains ont voulu voir une rupture réelle avec le wahhabisme ?
Tout d’abord, MBS reprend volontairement l’antienne de l’Islam modéré du juste milieu dont quasiment toutes les tendances musulmanes notamment les plus rigoristes se réclament pour se distinguer des djihadistes, mais ne précise en rien pas de quoi il s’agit véritablement. Par la suite, il s’est montré beaucoup plus clair. L’homme fort de Riyad a en effet évoqué 1979, l’année des grands changements, et la Sahwa (le réveil islamique) comme les deux principales sources de l’extrémisme. Profondément déstabilisées, les autorités saoudiennes ont coopéré plus étroitement avec les Frères musulmans. Le terme de Sahwa désigne justement l’hybridation entre les idées du wahhabisme et les modes d’action des Frères musulmans. C’est précisément à cela que s’attaque MBS : il souhaite l’éradication des Frères musulmans et de toutes leurs ramifications, notamment le djihadisme, ce qui ne peut que plaire aux wahhabites (blanchis par la même occasion)[1].
La politique à l’égard des femmes reflète, elle, à la fois l’opportunisme et les contraintes structurelles. Le fait de les autoriser à conduire s’inscrit dans la continuité de la politique inaugurée par le roi Abdallah (r. 2005-2015), pour s’assurer le soutien des femmes et d’une partie de la population, et améliorer l’image du régime aux yeux des Occidentaux. C’est là le côté opportuniste. De l’autre côté, les femmes saoudiennes sont de plus en plus qualifiées. Ne pas les encourager à travailler serait un énorme gâchis économique. L’idée depuis des années est de remplacer une partie de la main-d’œuvre étrangère par des Saoudiennes, surtout dans le secteur des services.
Face à ces changements, les dépositaires du wahhabisme s’adaptent une nouvelle fois rapidement. Pour préserver leurs intérêts temporels et spirituels, les oulémas peuvent faire des concessions sur des points qu’ils considèrent secondaires. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait dans les années 1940-50 pour l’enseignement des femmes, la télévision, le cinéma et la présence des étrangers. Et c’est ce qu’ils ont refait récemment pour la conduite des femmes. Plusieurs clercs importants ont à ce propos énoncé, il y a quelques années déjà, que la conduite des femmes n’était pas une question religieuse mais bien un problème social susceptible d’évoluer. Nous pouvons constater la même chose dans le domaine vestimentaire. En effet, un des oulémas les plus en vue a déclaré que le port de l’abaya, le long manteau noir couvrant intégralement les habits des femmes, n’est pas une obligation religieuse.
Prédire l’avenir des relations entre la monarchie et l’establishment religieux n’est pas chose aisée. Mais à ce jour, l’alliance historique qui lie les deux partenaires n’est pas remise en cause, et MBS et les oulémas ne manquent pas une occasion de le rappeler. Pour survivre au redéploiement autoritaire en cours, les clercs wahhabites semblent une nouvelle fois consentir à certains changements décidés par le régime. Cela justement pour que rien ne change.