Revenus au centre de la scène religieuse et politique au Moyen-Orient, les savants musulmans sont partagés entre le soutien aux gouvernants sur la base d’une hostilité commune à l’Islam politique, et la contestation du despotisme au nom d’une démocratie islamique
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:56:31
En démentant ceux qui soutenaient leur insignifiance, les hommes de religion musulmans, au fil des dernières décennies, sont revenus sur le devant de la scène dans nombre de pays du Moyen-Orient. Les révoltes de 2011 et l’explosion de la violence djihadiste qui a suivi ont inauguré une nouvelle phase, qui continue cependant de mettre les savants religieux face à un antique dilemme : soutenir les gouvernants au nom de l’hostilité à l’Islam politique, ou contester le despotisme au nom de l’édification d’une démocratie islamique.
Pendant cinquante ans, de 1961 à 2011, théologiens et juristes musulmans – les oulémas – ont vécu et prospéré en Égypte sous un régime autoritaire. On peut en dire autant des oulémas d’Arabie Saoudite, de Syrie et d’Irak. Qu’il s’agisse de monarchies ou de républiques, les régimes arabes avaient réservé à leurs oulémas un espace politique délimité qui offrait ressources, sécurité économique, et un rôle fonctionnel à la promotion des priorités de l’État. À partir des années 1970, la polarisation idéologique liée à la « guerre froide arabe » céda le pas à une longue période de réveil religieux (ce que l’on a appelé la sahwa), qui offrit aux oulémas de nouvelles opportunités dans la prédication, dans l’enseignement, dans les publications, et, de plus en plus, à la télévision, le tout avec la bénédiction de l’État.
Beaucoup d’oulémas conservèrent leur fidélité à leurs régimes, restant inscrits sur leurs livres de paie. D’autre adoptèrent des positions plus critiques. Certains adhérèrent aux tendances islamistes, qui ont assumé des formes différentes en Syrie, en Égypte et en Arabie Saoudite. Très peu allèrent jusqu’à rallier les groupes djihadistes violents. Ces derniers, de leur côté, développèrent un fort anticléricalisme. Lorsque, au début de 2011, les révolutions arabes ont déflagré, les oulémas, comme tout le monde, ont été pris de surprise. Les gens se sont adressés à eux pour savoir que faire, mais très vite, il est apparu clairement que la coexistence placide avec les régimes au pouvoir était révolue. Le temps des choix difficiles commençait.
Cet article examine les réponses des oulémas, des régimes et des courants de l’Islam politique face à cette phase nouvelle. En conclusion, on discutera de la faisabilité de ce que l’on peut appeler un néo-madhhabisme, ou néo-traditionalisme, comme contrepoids au salafisme, et ce que cela implique pour les oulémas les plus réformistes.
Entre l’enclume et le marteau
Longtemps considérés comme un groupe socio-politique en déclin, les oulémas reviennent aujourd’hui au centre de l’attention des chercheurs, en raison essentiellement de leur réaffirmation et de leur visibilité croissantes dans le monde musulman, comme groupe, et individuellement. Et les musulmans eux aussi ont dû apprendre à connaître des autorités religieuses – de Khomeini à al-Qaradâwî – qui ont surgi du cône d’ombre dans lequel vivaient les oulémas traditionnels. L’étude la plus connue sur ce phénomène, le livre de Muhammad Qasim Zaman Custodians of Change [Gardiens du changement][1], signalait dès le sous-titre que les oulémas font partie du changement, bien qu’ils le gèrent plutôt qu’ils ne l’incarnent.
Après avoir formé, entre 1958 et 1961, la République Arabe Unie sous la houlette du président Nasser, l’Égypte et la Syrie sont devenus des États autoritaires, adoptant tout d’abord une idéologie socialiste, et puis une politique économique néo-libérale. Les deux pays choisirent tous deux de gérer les affaires religieuses, dans le cadre de l’Islam sunnite, par le moyen d’un ministère ad hoc, dirigé par un ministre nommé par le pouvoir politique et sélectionné parmi les oulémas. Et les deux pays se servirent des fonctions du Mufti d’État pour légitimer leurs propres politiques. En outre, dès l’époque de Nasser, et toujours dans les deux pays, les Frères musulmans, principaux opposants politiques d’orientation islamiste, furent mis hors la loi.
Il y avait, évidemment, quelques différences entre les politiques religieuses des deux États. Avant tout, la Syrie était religieusement beaucoup plus diversifiée que l’Égypte et ses gouvernants (la famille Assad depuis 1970) n’étaient pas sunnites mais alaouites, et s’opposèrent aux islamistes sunnites non seulement pour ce qu’ils faisaient, mais pour ce qu’ils étaient. En Égypte, au contraire, la menace islamiste s’inscrivait dans une rivalité intra-sunnite. En Syrie, une grande révolte islamiste sunnite éclata en 1979 et fut brutalement réprimée en 1982, tandis qu’en Égypte, une tentative de révolte beaucoup plus limitée déboucha sur l’assassinat du président Sadate, mais n’eut pas d’autres grandes conséquences. Sadate et son successeur, Hosni Moubarak, parvinrent à contenir et en partie coopter le principal mouvement islamiste, les Frères musulmans, se concentrant sur la lutte contre des groupes djihadistes plus petits. En Syrie, la Confrérie fut défaite et éliminée, mais les services secrets syriens ont à l’occasion soutenu des mouvements islamistes dans d’autres pays, en particulier au Liban et, successivement, en Irak. L’Arabie Saoudite, en revanche, a donné asile aux islamistes qui, dans les années 1960, fuyaient la Syrie et l’Égypte, les intégrant dans ses organisations éducatives et pour la prédication de l’Islam, mais à partir des années 1990, leur loyauté vis-à-vis du royaume est devenue de plus en plus problématique.
Dans ces trois pays, les gouvernements considéraient les oulémas comme un rempart contre l’islamisme et le djihadisme. Paradoxalement, c’était justement le quiétisme politique supposé des oulémas qui en faisait une ressource politique aux yeux des régimes en place.
La révolution et ses conséquences
Pendant la révolution égyptienne de janvier-février 2011, sur la place Tahrir quelques turbans, en petit nombre, firent leur apparition, tandis qu’un cheikh trouva la mort dans une manifestation successive. Lors des semaines de la révolution, le sermon du vendredi lui-même devint une manifestation de masse, avec le prédicateur de la mosquée locale qui, de la place Tahrir, envoyait d’importants messages au monde. Mais les oulémas les plus importants continuèrent à soutenir le président Moubarak et un décret promulgué au sommet par le Grand Imam de l’Azhar Ahmed al-Tayyeb condamnait les manifestations qui partaient des mosquées. Comme cela était arrivé souvent au cours de l’histoire, al-Azhar était partagée entre un leadership politiquement docile et une tendance plus radicale parmi les étudiants et les enseignants plus jeunes[2].
Vu les résultats des manifestations, les dirigeants de l’Azhar s’empressèrent de soutenir la révolution, demandant publiquement la résiliation des liens avec l’État (mais non la fin des financements). Cette requête a été ensuite accueillie par leurs vieux rivaux, les Frères musulmans. Le programme politique du parti que ceux-ci avaient constitué et qui était à présent autorisé, Liberté et Justice, comprenait de fait l’indépendance formelle de l’Azhar vis-à-vis de l’État. Bien que l’Azhar, durant l’été 2011, ait hébergé une rencontre importante sur le parcours de l’Égypte vers la démocratie, sa propension vers la politique autoritaire n’avait pas tout-à-fait disparu : alors qu’en janvier 2012 se tenaient les premières élections libres, le gouvernement provisoire du Conseil Suprême des Forces Armées approuvait une loi qui garantissait aux dirigeants de l’Azhar leur permanence à leur poste.
L’année qui suivit fut très difficile. Le parti islamiste Liberté et Justice gagna les élections, ce qui lui permit de disposer, avec le parti plus conservateur al-Nûr, d’une solide majorité au Parlement. Contrairement aux prévisions, les deux partis ne lancèrent pas un programme d’islamisation de l’Égypte et trois mois plus tard, la chambre basse du Parlement fut dissoute par une mesure judiciaire. En mai 2012 toutefois, Muhammad Morsi, candidat des Frères musulmans, remporta les élections présidentielles, encore qu’avec un écart modeste. Durant la seule année que dura son gouvernement, Morsi lui non plus ne procéda pas d’islamisation agressive. Toutefois, en imposant une nouvelle Constitution au fort potentiel islamisant, il se mit à dos toutes les autres forces politiques, au point que lorsque l’armée intervint pour le déposer, elle put compter sur l’appui de vastes secteurs de la population. Morsi fit tout son possible pour se concilier l’Azhar, par exemple en y prononçant son premier discours politique important, et en nommant plusieurs cheikhs dans le comité chargé de préparer la nouvelle Constitution.
L’anti-islamisme du leadership de l’Azhar était toutefois bien connu – c’était du reste l’une des raisons pour laquelle le régime de Moubarak l’avait choisie – et quand, en juillet 2013, l’armée prit le pouvoir, le Grand Imam de l’Azhar apparut à la télévision aux côtés du nouvel homme fort, le maréchal Abd al-Fattah al-Sisi. Son attitude ne fut que partiellement partagée par les oulémas de la base. Après le coup d’état militaire, étudiants et enseignants de l’Azhar ont en effet manifesté contre les mesures de sécurité mises en place dans l’université elle-même, mais sans doute leur colère reflétait aussi leur sympathie pour le président déposé et pour les Frères, dont les leaders sont actuellement en attente de procès, ou ont été incarcérés à la suite de sentences très sévères, fortement critiquées par les organisations pour la défense des droits de l’homme. D’autres leaders des Frères musulmans ont trouvé refuge dans des pays proches, en particulier en Turquie, mais peu d’entre eux sont des oulémas.
Le bouleversement de l’ordre social
Inspirés par les révolutions en Tunisie et en Égypte, les Syriens eux aussi se sont soulevés au printemps 2011. Mais dès le début, la révolte syrienne n’eut rien de festif ni de fabuleux. Elle fut au contraire une réponse indignée à la violence répugnante pratiquée par les forces de sécurité du régime dans la ville de Deraa, dans le sud du pays, où, au cours de cortèges et de funérailles, des manifestants pacifiques avaient marché consciemment à la rencontre des coups de feu des snipers. Au début de 2012, le conflit entre le régime et les manifestants s’étendit au pays tout entier. Beaucoup de soldats désertèrent et des groupes armés de rebelles s’emparèrent de villages et de quartiers. Le régime maintenait quand même le contrôle total des forces aériennes et de l’artillerie, et frappait durement les quartiers contrôlés par les rebelles, contraignant des millions de personnes à abandonner leurs maisons et à s’enfuir. Actuellement, en 2018, le régime a consolidé ses positions, avec le soutien de forces étrangères, notamment l’Iran, l’Iraq, la Russie, et des milices chiites du Hezbollah, mais il n’y a guère de possibilités qu’il puisse reconquérir le contrôle total de tout le territoire syrien.
En tant que représentants de la confession majoritaire du pays, mais non de celle du régime, les oulémas sunnites de Syrie se sont trouvés dans une situation délicate. Après avoir surmonté l’insurrection sunnite du début des années 1980, le régime syrien s’était activé pour s’assurer la fidélité des oulémas[3]. Les Frères musulmans furent mis hors-la-loi, tandis que l’anti-islamisme des oulémas syriens les plus importants a été plus prononcé que celui de leurs homologues égyptiens. Mais ce fut le salafisme quiétiste qui s’insinua parmi d’autres oulémas. Toutefois, l’insurrection de 2011 n’a pas été une insurrection islamiste, mais bien le refus populaire de la dictature. À Damas, les oulémas les plus respectés ont adopté la stratégie traditionnelle d’adresser au gouvernant un conseil (nasîha), confirmant ainsi leur propre fidélité, mais exprimant dans le même temps leur malaise. Plusieurs oulémas demandèrent au gouvernement de prêter l’oreille aux requêtes de la population syrienne, plutôt que de réprimer les manifestations. Les prédicateurs, très probablement, ne se faisaient pas d’illusion sur la possibilité de conditionner le président, mais ils espéraient en prendre les distances, dans la conviction que, en cas de tensions sociales aigües, les savants religieux, normalement apolitiques, ont le devoir de faire un pas en avant. Ignorés par le régime, quelques cheikhs en tirèrent les conséquences logiques en prononçant un sermon dénonçant le gouvernant, classiquement connu sous le nom de kalimat al-haqq (« parole de vérité »), puis quittèrent le pays. L’un des leaders de ces oulémas, Sâriya al-Rifâ‘î, a déclaré qu’en 2012, plus de 50 oulémas l’avaient suivi en exil[4]. Ces oulémas ont trouvé refuge en Turquie, où ils ont créé une organisation alternative d’oulémas sunnites syriens.
Toutefois, le régime syrien a conservé le soutien de ses principaux oulémas, le Mufti de la République et les muftis des plus grandes villes. Surtout, le « grand vieux » des oulémas syriens Sa‘îd Ramadân al-Bûtî (1929-2013) a défendu à couteaux tirés Bashar al-Assad, exactement comme il l’avait fait avec son père Hafez au début des années 1980. Lorsque les révoltes ont éclaté, le régime a permis à al-Bûtî de réaliser un désir qu’il cultivait depuis longtemps : ouvrir une chaine de télévision et créer une ligue des oulémas syriens. Et jusqu’à son assassinat en 2013, al-Bûtî a scrupuleusement prêché et émis des fatwas en faveur du régime et de ses politiques, allant jusqu’à justifier les soldats qui tiraient sur la foule[5].
La dimension internationale
Les révolutions et contre-révolutions ont transformé la carte des organisations internationales des oulémas, enclenchant des développements significatifs. Après la faillite de différentes conférences et tentatives, au début des années 1960, les oulémas parvinrent à donner naissance à leurs propres organisations internationales. En 1961, au Caire, dans le cadre de la réforme de l’Azhar, l’Académie des Recherches islamiques fut instituée, avec pour tâche d’étudier et de proposer des solutions à des thèmes liés à la pensée islamique. Y voyant une tentative de Nasser de promouvoir à l’échelle internationale sa lecture socialiste et arabiste de l’Islam, l’Arabie Saoudite répondit avec la création en 1962 d’une organisation rivale, la Ligue islamique mondiale. Produits de la guerre froide arabe, ces organisations plutôt partisanes ont été éclipsées par l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI, rebaptisée en 2005 Organisation de la Coopération Islamique), une organisation plus authentiquement internationale et plus politique, qui emploie des oulémas dans ses organismes spécialisés[6].
Fort de sa popularité médiatique et de sa présence sur Internet, en 2003, le prédicateur islamiste Yûsuf al-Qaradâwî fonda une autre organisation d’oulémas, l’Union Internationale des Oulémas musulmans (International Union of Muslim Scholars, IUMS), enregistrée à Dublin pour rester hors de portée de tout gouvernement musulman. L’Union est parvenue à attirer individuellement beaucoup d’oulémas, et à agir comme représentante des instances musulmanes dans les affaires internationales, comme ce fut le cas lors de l’affaire des vignettes danoise contre le prophète Muhammad (2005) et du discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI (2006). Idéologue islamiste très apprécié par les Frères musulmans, al-Qaradâwî s’est distingué par ses critiques contre les autocrates arabes et par ses appels en faveur des réformes démocratiques – qui allaient, il le savait, favoriser les islamistes –, rompant en ce sens avec l’islamisme antidémocratique précédent. Al-Qaradâwî était donc bien placé lorsque, en 2011, les révoltes ont éclaté, révoltes que le cheikh lui-même a soutenues vigoureusement à travers son programme sur al-Jazeera. Et le 18 février 2011, le premier vendredi après la chute de Moubarak, al-Qaradâwî a été invité à prononcer le sermon sur la place Tahrir[7].
Vu le statut de al-Qaradâwî et son soutien à la révolution, il n’est pas surprenant que les oulémas non islamistes aient été sollicités pour lui faire face. Entre 2011 et 2012, al-Qaradâwî a invité à plusieurs reprises al-Bûtî à abandonner le « tyran » Bashar al-Assad. Lorsque, le 27 février al-Bûtî a répondu en qualifiant Assad de « Saladin de notre temps », al-Qaradâwî a exprimé le désir de diriger la prière dans la mosquée omeyyade de Damas[8]. Des disputes analogues ont eu lieu avec les oulémas égyptiens pro-régime, comme Ahmed al-Tayyeb, Grand Imam de l’Azhar, et l’ex Mufti Ali Gomaa, quand al-Qaradâwî a invité les Égyptiens à se soulever contre le gouvernement de l’armée.
Selon l’éthique classique des oulémas, les clercs les plus en vue devraient se respecter mutuellement, et les savants que nous avons cités reconnaîtraient tous probablement la valeur des productions intellectuelles de leurs pairs, même s’ils ne sont pas d’accord sur certains points. Les échanges d’accusations se concentrent sur les alliances politiques avec des États précis et avec leurs intérêts : al-Qaradâwî reproche aux autres d’être des marionnettes de leurs régimes respectifs, et les autres accusent al-Qaradâwî d’être un instrument de la politique étrangère du Qatar.
La lutte autour des révolutions et l’activisme politique de al-Qaradâwî en a décrété l’isolement en révélant la nature islamiste de l’Union mondiale des oulémas. Pour cette raison, sous l’impulsion des Émirats Arabes Unis, fortement anti-islamistes, une contre-organisation a été créée en 2014. Présidé par le Grand Imam de l’Azhar Ahmed al-Tayyeb et par ‘Abdallah Bin Bayyah, un ex-allié de al-Qaradâwî, le Conseil des Sages Musulmans (Majlis Hukamâ’ al-Muslimîn) a consacré ses conférences annuelles à l’opposition islamique au terrorisme et à l’extrémisme, et, donc, à l’islamisme. En outre, au cours d’une rencontre en 2016 à Grozny, en Tchétchénie, des membres du Conseil a dénoncé le wahhabisme comme une déviance de l’Islam sunnite authentique. Toutefois, forte du soutien des Émirats et de l’Égypte de al-Sisi, cette organisation n’a jamais manifesté d’opposition à l’autocratie, laissant aux oulémas le choix entre une organisation qui soutient l’islamisme et une qui appuie l’autoritarisme.
Une alternative au salafisme, au réformisme et à l’islamisme
Sa‘îd Ramadân al-Bûtî, le savant syrien qui soutenait Bashar al-Assad, peut sans aucun doute être considéré comme un représentant emblématique de cette nouvelle tendance anti-islamiste. Avec son ouvrage Al-Lâ-madhhabiyya akhtar bid‘a tuhaddid al-sharî‘a al-islâmiyya (« La non-appartenance à une école juridique est l’innovation qui menace le plus gravement la charia islamique »), al-Bûtî a inauguré une nouvelle ligne de défense non seulement contre le salafisme mais aussi contre les tendances modernistes de l’Islam qui, à partir du XIXe siècle, avaient transformé la pensée juridique islamique. Le Grand Imam de l’Azhar Ahmed al-Tayyeb et surtout l’ex Mufti égyptien Ali Gomaa peuvent être considérés comme les représentants contemporains de ce courant de pensée, lequel insiste sur le fait que le vrai savoir islamique se fonde sur l’adhésion à une école juridique (madhhab) et à une doctrine théologique traditionnelle (acharite ou matouridite). C’est-à-dire qu’il doit exister une madhhabiyya (la référence à ce corpus traditionnel) qui combatte la lâ-madhhabiyya destructive et dominante (l’abandon des écoles juridiques). Outre l’adhésion aux enseignements des écoles juridiques et théologiques traditionnelles, Ali Gomaa et ses disciples sont également soufis, et considèrent le soufisme comme partie intégrante de cette culture. Pendant une grande partie du XXe siècle, le soufisme a été sur la défensive dans plusieurs pays musulmans, critiqué surtout par les salafistes mais parfois aussi par les islamistes et par les modernistes musulmans.
Tout en ayant soutenu le coup d’état de al-Sisi et son élection à la présidence, al-Tayyeb est resté plutôt imperméable aux requêtes de al-Sisi de « réformer l’Islam ». Toutefois, comme il ne pouvait résister totalement aux pressions politiques, en 2016 et 2017, al-Tayyeb, lors de deux séries d’interviews à la télévision, a parlé à plusieurs reprises de tradition (turâth) et de renouveau (tajdîd), expliquant que le véritable Islam n’est pas quelque chose qui ait besoin d’être « réformé » ou modéré, mais bien d’être préservé et mis à jour avec prudence pour servir de boussole morale aux musulmans de tous temps et de tous lieux. Ceci requiert une profonde connaissance de la tradition culturelle islamique et présuppose que tous ceux qui sont impliqués dans ce processus possèdent une formation morale et spirituelle adéquate. Inutile de préciser que, selon al-Azhar, cette tâche incombe aux oulémas.
Notes
[1] Muhammad Qasim Zaman, The Ulama in Contemporary Islam. Custodians of Change, Princeton University Press, Princeton 2002.
[2] Cf. Malika Zeghal, Gardiens de l’islam. Les oulémas d’Al Azhar dans l’Égypte contemporaine, Presses de Sciences Po, Paris 1996.
[3] Cf. Thomas Pierret, Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, PUF, Paris 2011.
[4] Cf. Dawr al-‘ulamâ’ fî ’l-mujtama‘, « Al-Jazeera », 15 juillet 2012, https://bit.ly/2L6i5Jv , consulté le 1er mars 2018.
[5] Jakob Skovgaard-Petersen, Clergy and Conflict Intensity. The Role of the Ulama in the Syrian Conflict, in O. Waever, I. Bramsen e P. Poder (dir.), Resolving International Conflict: Dynamics of Escalation and Continuation, Routledge, London (à paraître).
[6] Reinhard Schulze, Islamischer Internationalismus im 20. Jahrhundert. Brill, Leiden 1990.
[7] David Waaren, The ‘Ulamā’ and the Arab Uprisings 2011-13. Considering Yusuf al-Qaradawi, the ‘Global Mufti,’ between the Muslim Brotherhood, the Islamic Legal Tradition, and Qatari Foreign Policy, «Brismes New Middle East Studies» 4 (2014), http://www.brismes.ac.uk/nmes/archives/1305
[8] Jakob Skovgaard-Petersen, Clergy and Conflict Intensity.