Dans la première décennie des années 2000, les politiciens catholiques français ont abandonné une vision globale du « bien » pour se concentrer sur un aspect spécifique, qui est absolutisé. Le risque de réduire le Christianisme au folklore
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:59:27
En France, de la Libération aux années 2010, le vote des catholiques pratiquants a été stable : ils votaient majoritairement droite conservatrice et centre droit mais étaient sous-représentés dans le vote extrême droite. L’épiscopat appelait à voter en prenant en compte une vision globale du « bien » mais en laissant à chacun le soin de hiérarchiser les différents « biens » (ce qui était la vision de la démocratie chrétienne, même si cette dernière n’a jamais pris en France comme parti politique).
Tout change autour de 2010. Le tabou contre le vote pour le Front national tombe, un petit groupe de catholiques militants poussent, en 2007, le président Sarkozy à défendre une vision plus chrétienne de la France et de la société, mais surtout la Manif pour Tous (2012) entraîne l’apparition d’un « parti catholique » qui milite pour la défense des principes non négociables sur la famille, la procréation et la transmission (on sort du thème de la vision globale du « bien » pour s’attacher à un aspect spécifique érigé en absolu). La MPT au début ne se voulait pas l’expression de la communauté catholique : mais, malgré ses efforts, elle n’a guère rallié en dehors des catholiques pratiquants (à part quelques psychanalystes lacaniens dont le poids électoral est nul). « Sens commun » exprime ce passage au politique : un « parti catholique » qui joue sur un chantage électoral envers les candidats de droite pour qu’ils s’engagent à mettre en œuvre les « principes non négociables » (annulation du mariage homosexuel, interdiction de la PMA, rejet de la théorie du genre).
Cette stratégie électorale a été un échec. Alors que le candidat Bellamy a fait une bonne campagne, son score de 8,5 % est le pire de la droite conservatrice en France. La première remarque est que le poids des catholiques pratiquants est très faible en France (moins de 5 % des Français) ; deuxièmement la majorité des catholiques pratiquants est revenue au vote centre droit traditionnel, incarné cette fois par LRM ; troisièmement l’opinion publique n’est pas intéressée par une « contre révolution » anti-soixante-huitarde. Il ne reste donc qu’un petit noyau d’irréductibles catholiques « observants » (selon l’expression de Yann Raison du Cleuziou), c’est-à-dire qui donnent la priorité aux principes normatifs de l’Eglise dans leur vie sociale et politique.
Car au-delà de ces considérations purement électorales, l’échec de la traduction en politique de la MPT révèle une mutation profonde de la société française, qui pousse les catholiques observants à la marge de la vie politique.
L’échec de la stratégie de lobbying électoral est structurel : aucun candidat souhaitant être élu ne peut s’engager sur les « principes non négociables » parce que c’est la garantie de la défaite. La société française a entériné les nouvelles valeurs issues de la révolution anthropologiques des années 1960. La sécularisation a gagné (ce que Marine Le Pen a bien compris, qui met la laïcité et non le Christianisme au cœur de l’identité française).
Or les valeurs défendues par la MPT sont dans la droite ligne de l’encyclique Humanae Vitae. Cette encyclique (juillet 1968) proclamait le rejet explicite des nouvelles valeurs de 1968.
Faisons ici un petit retour en arrière. Jusque dans les années soixante les valeurs dominantes des sociétés européennes étaient des valeurs chrétiennes sécularisées. Les Lumières, de Descartes à Kant, n’ont pas proposé d’autres valeurs, elles ont proposé un autre fondement (la Raison) aux mêmes valeurs. Rappelons que Jules Ferry n’a jamais opposé une morale laïque à la morale chrétienne : il a écrit qu’il n’y avait qu’une seule morale, aussi évidente que l’arithmétique. La conséquence est que, avec le code Napoléon, le droit français (comme les autres droits européens) a entériné une anthropologie « chrétienne » (sur la complémentarité homme femme, la procréation, la famille etc.). Le seul conflit « moral » avec l’Eglise a porté au XIX siècle sur le droit au divorce, mais celui-ci a continué de reposer sur la notion de « faute » jusqu’en 1975 en France.
Les années soixante introduisent un nouveau paradigme anthropologique : en simplifiant, c’est la centralité de la liberté de l’individu désirant. Ce principe est peu à peu entériné par le droit : c’est la droite libérale du président Giscard d’Estaing qui a amorcé la refonte du code napoléonien. Cela débouche très logiquement, après le droit à l’avortement, sur le mariage homosexuel et sur la PMA, entraînant donc une « réaction catholique » (les protestants européens choisissant plutôt de « s’auto séculariser »). Tous les papes, de Paul VI à Francis, rappellent les gouvernants à l’ordre. C’est Benoit XVI qui a fait la liste la plus précise des « principes non négociables ».
En axant toute leur campagne sur ces principes, la MPT et Sens commun interpellent l’opinion publique et cherchent un relai politique, en effectuant une sorte de chantage aux voix. Leur objectif est bien une contre-révolution : refouler la pensée soixante-huit. C’est un échec total. Pourquoi ?
Comme nous l’avons dit, aucun homme politique n’est prêt à faire campagne en faveur des principes non négociables parce que les nouvelles valeurs sont entrées dans les mœurs y compris à droite et parmi les populistes.
La seule concession que des hommes politiques peuvent faire c’est de mentionner « l’identité chrétienne » à condition que cela n’implique rien quant à la mise en œuvre des valeurs chrétiennes. Et ceux d’entre eux qui se disent « à titre personnel » opposés à l’avortement s’empressent de déclarer qu’ils ne remettront pas ce droit en cause.
C’est le grand malentendu qui commence avec le discours de Latran de Sarkozy et se termine récemment avec le discours de Macron sur Notre Dame : pour l’immense majorité des hommes et femmes politiques, le Christianisme est un « patrimoine », un nœud de « racines » et une « identité », jamais une foi ou un système de valeurs et de normes. Le Christianisme est notre passé, pas notre avenir.
Les populistes sont des enfants de 68, qui veulent toujours jouir, mais seulement entre eux. La droite conservatrice en Europe occidentale n’est plus chrétienne depuis trente ans au moins (Berlusconi, Sarkozy, Cameron…).
Non seulement le thème de l’identité n’est en rien porteur de valeurs, non seulement il sert avant tout à fermer la porte aux musulmans, mais l’utilisation incantatoire que l’on en fait contribue à séculariser le Christianisme en le folklorisant. La mise en place de crèches de Noël dans les mairies, l’apposition de croix et de crucifix sur les bâtiments publics, les sonneries de cloches, etc. ne produiront aucun retour à la pratique religieuse.
Nous assistons au contraire à une extension de l’exclusion du religieux de l’espace public : les mesures contre l’Islam (interdiction du voile) entraînent soit l’élimination des autres signes religieux soit leur relégation au domaine de la culture, voire du folklore (le crucifix est autorisé dans les écoles italiennes par la Cour européenne des droits de l’homme parce qu’il n’est qu’un « symbole culturel »).
Soit on attend la « divine surprise » (Maurras à propos de la défaite française de 1940) qui permettrait de passer la contre révolution en contrebande (mais le retour de bâton sera dur), soit on se replie sur l’« option bénédictine » (vivre sa foi entre soi), soit on sort de ce combat normatif et légaliste qui n’a aucune chance de passer sans adhésion de l’opinion publique (rappelons qu’aux États-Unis, les évangéliques ont une base électorale solide même si sur le long terme ils font certainement une erreur en misant tout sur le contrôle de la Cour suprême et sur la mise en œuvre de leurs « valeurs » par la coercition juridique).
Car la visibilité du « retour du religieux » ne doit pas faire illusion : vocations et pratiques continuent de chuter. La volonté de jeunes et brillants intellos néo-cathos de renverser la vapeur est illusoire : ils s’attaquent à des moulins en ruine (le politiquement correct, le multi-culturalisme) et pas à la mutation anthropologique de la société. On reste dans France-culture, le Monde et le Figaro, en psalmodiant du Gramsci sur une nouvelle hégémonie culturelle conservatrice qui ne vient pas. Quant aux écrivains « catho-laïcs » qui, comme Houellebecq, disent avoir la nostalgie de la France catholique mais s’ennuient au bout de trois jours dans un monastère, ils sont bien l’expression de leur époque dépressive et n’apportent pas le souffle des Péguy, Claudel, Mauriac ou Bernanos. Le souffle de l’esprit bien sûr.
** Texte de la conférence au Service pastoral d’Études politiques (SPEP), Sainte Clotilde, 27 juin 2019