Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:35:04
Gamal al-Banna dit emprunter sa définition de l’islam à son frère Hassan al-Banna, le fondateur du mouvement des Frères musulmans. Il détermine cette connaissance de la manière suivante : « L’islam est une conception de vie globale, comprenant l’économie, la société, la politique, la religion et la langue ». Il insiste sur le fait que l’islam est « vérité dogmatique » (‘
aqîda) et « loi générale » (
sharî‘a). La référence à l’aîné s’arrête là. La vérité dogmatique signifie « la foi en Dieu, en ses anges, en son prophète et dans le dernier jour ». Tout homme professant cela, dit-il, est un musulman « à l’abri de l’islam », bénéficiant de la « vertu protectrice de l’islam ». Quant au domaine de la loi générale (
sharî‘a), Gamal al-Banna le définit comme étant le moyen qui régit la relation de l’individu avec la communauté. Al-Banna explique que cette loi est « sécularisée » (
dunîawiyya), qu’elle n’est en rien gelée mais, au contraire, qu’elle est un cadre large et malléable en vue de fixer les principes généraux. En matière politique par exemple, elle consiste en un pouvoir bon et juste, qui ne se transmet pas par ordre de succession et qui est fondé sur l’ « acceptation » (
bay‘a), la « consultation » (
shûra) et la « démocratie ».
En matière économique, elle vise à refuser « l’exploitation », à fustiger « le luxe » et à préconiser « la justice ». Pour ce qui concerne la société, le principe le plus important est « l’égalité entre les individus ». Selon al-Banna, la loi générale ainsi circonscrite dans ses grandes lignes reçoit une application dans un pays comme la Suisse par exemple –« pays qui porte la croix sur son drapeau »-, à l’inverse de l’Arabie saoudite, en dépit de son drapeau qui porte : « Il n’y a de Dieu que Dieu, Muhammad est l’envoyé de Dieu ». Quant aux détails, la sharî‘a ne précise rien sinon des situations bien définies que l’on appelle les « limites » (
hudûd), ne représentant qu’une petite partie du « droit pénal ». Et Gamal al-Banna d’atténuer avec force les spécifications littérales, de sorte que, les conditions ayant changé, il n’est plus permis d’appliquer présentement ce qui l’était au VIIe siècle. Il revient sur la période du calife ‘Umar Ibn Khatâb pour montrer comment la sharî‘a a changé et a évolué de nombreuses fois en son temps, selon des situations différentes. Au sujet du
hijâb il affirme sans hésitation qu’« il n’y a rien qui s’appelle
hijâb dans l’islam. Tout cela est un mot vide », avant de s’élever contre le
niqâb qualifié de « souillure ignominieuse » et l’excision qui vaut « crime ».
Très critique à l’encontre des savants musulmans, Al-Banna les décrit comme ayant pris la forme d’une « structure », d’une « institution » similaire à une « Eglise islamique ». Ils agissent, selon lui, à travers cette instance qui a opéré une intangible « modélisation de l’islam » : la fermeture de la « porte de l’interprétation » (
bâb al-ijtihâd) au Ve siècle de l’hégire a conduit au « gel de la raison en islam ». La description d’Al-Banna repose sur ce qu’il appelle le « paradoxe » du glissement d’une situation de liberté effective en matière d’interprétation vers celle d’un gel effectif. L’explication avancée est que les princes ne cessaient de se plaindre de cette situation de liberté parce qu’elle provoquait du « désordre ». Pour pallier le problème, ils ont poussé à « mettre sous forme juridique la loi
sharî‘a ». La responsabilité incombe aussi aux savants comme Ghazâlî qui a pris des dispositions pour borner la pensée philosophique dans le monde musulman en la mettant « au service des sciences religieuses ».
Al-Banna prolonge la critique du patrimoine musulman en se penchant sur ses sources. Il tourne en dérision la démarche d’Ibn Hanbal qui « a collecté des milliers et des milliers de
ahâdîth !» et celle d’al-Bukhârî qui en rassemblé des centaines de milliers. Tout cela n’est pas rationnel dit Al-Banna en se référant à son ouvrage
Le crime de la tribu qui a pour nom ‘On nous a raconté’ : Muhammad n’a, logiquement, jamais pu prononcer la totalité de ce qui lui est attribué ; en outre, la communauté médinoise dans laquelle il s’exprimait était de taille modeste, confrontée à des problèmes et des difficultés bien circonscrits. C’est ensuite, au sein de l’immense empire constitué, que sont apparus nombre de problèmes et d’« épreuves » dont n’avaient pas préalablement eu connaissance les musulmans dans leur communauté initiale. Le besoin de prendre des mesures en matière de droit s’est alors imposé et ces mesures ont nécessité d’établir une référence soit vers le Coran soit, lorsque les musulmans n’y trouvaient pas les spécifications voulues, vers les « faits et dits » en allant jusqu’à les forger.
Repoussant la qualification traditionnelle d’auteurs « véridiques », al-Banna affirme sans détour : « Pas de sélection. Il n’est pas possible de sélectionner. Il faut laisser de côté les ahâdîth, sauf à les restreindre à ceux qui sont en accord avec le Coran ». Quant aux autres, ils ne méritent que l’oubli (cf. l’ouvrage
Dépouillement des ahâdîth non nécessaires d’al-Bukhârî et de Muslim) puisqu’ils relèvent d’une « histoire erronée » et de la « fantaisie ». D’où viennent-ils ? Du constat selon lequel les musulmans s’éloignaient de la religion dans les premiers temps de l’empire ; en réaction, des élaborateurs de ahâdîth ont prétendu qu’à celui qui lisait telle ou telle sourate « Dieu construi[sai]t une maison au Paradis », et qu’il en allait de même pour les « faits » et les « dits ». Les contemporains n’étaient pas dupes, mais lorsqu’ils demandaient : « Pourquoi mentez-vous contre l’envoyé ? », il leur était répondu qu’ « ils ne mentaient pas contre lui mais pour son compte ». Et Al-Banna d’ajouter en riant : « Voilà le mensonge transformé en vertu ».
Ce sens de l’historicité, Al-Banna l’applique aux formulations adoptées et véhiculées par les juristes (
fuqaha’) dans le champ religieux, à savoir le classement des peuples en fonction de leur foi : « maison de l’islam » (
dâr al-islâm), « maison de l’incrédulité » (
dâr al-kufr), « maison de la guerre » (dâr al-harb)… autant d’expressions qui n’ont plus lieu d’être dans la situation présente. Il juge « naïf » toute tentative visant à faire émerger une autorité ou une référence religieuse particulière pour les musulmans de l’espace européen, ainsi celle du savant andalou Shâtibî promue, d’une manière ou d’une autre, par les frères Hani et Tariq Ramadan. Il intègre également cette approche dans sa réflexion sur la « langue arabe » : langue des « devins » et de la poésie, notamment celle des
Mu‘allaqât, l’arabe a été renouvelé par le Coran dans le registre du style comme dans celui du lexique, au point que ce texte en est devenu un « fondement ». Mais, précise Al-Banna, la langue doit rester une partie vivante de la communauté, ce qui signifie qu’il faut la « développer » pour la faire correspondre au temps : les musulmans ne doivent pas sacraliser la langue à la place de la religion.
Comme intellectuel et comme musulman, Al-Banna défend le caractère « absolu » de la « liberté de penser » et de la « liberté de conscience », qui sont inséparables : « Que celui qui le veut soit croyant ; que celui qui le veut renonce à la foi ». Muhammad n’a jamais été préposé à la « conduite morale », précise-t-il, mais seulement à la « transmission » : même si « l’islam invite à la foi en Dieu », rien ne doit s’imposer contre celui qui veut être athée -c’est une affaire entre lui « et Dieu »- car le Coran, bien que comportant de fréquentes occurrences relatives à l’ « abjuration », ne fixe aucune « peine ». Le fait de « croire ou de ne pas croire relève de l’individu, pas de la communauté ». Quant à la notion d’ « innéité » (
fitra), connue dans la tradition musulmane pour définir l’essence naturelle de l’homme tourné vers Dieu, Al-Banna l’interprète de la manière suivante : « toutes les religions sont ‘islam’ ; Abraham, Moïse, Jésus étaient musulmans au sens où ils soumettaient leur cœur à Dieu ». En d’autres termes, il s’agit d’un type de rapport à Dieu qui « est la quintessence de toutes les religions ».
De cette centralité accordée à l’ « individu et non à la communauté », découle une conception de l’Etat distincte de celle qui cherche à faire de l’islam un objet pour le soutenir, ne pas lui nuire ou l’accoutumer. L’Etat ne doit, selon Al-Banna, que s’attacher à la « gouvernance des corps », alors que « l’islam est une invitation des cœurs » : « Un Etat peut-il, d’une manière ou d’une autre, contraindre quelqu’un à la foi ? ». Non, répond-il, le pouvoir est une autorité et celle-ci ne peut rien faire pour le progrès de l’islam, ce qui lui incombe est la suppression de l’exploitation de la religion : il faut instaurer « la coupure entre l’Etat et l’islam », toute tentative d’établissement d’un Etat « religieux », « islamique » ou « chrétien » conduit à la faillite. Dans sa forme générale, Al-Banna se trouve en accord avec la « laïcité ».
Cependant, il manifeste une prévention à son égard en ce sens que la « laïcité » signifie aussi, selon lui, la « limitation à l’horizon du monde » comme s’il n’y avait pas de place pour quelque chose qui a pour nom la « religion », le « relèvement final », la « vie éternelle » : « On vit, on meurt, ce temps sombre et plus rien ». Aucune religion ne peut accepter cette conception qui limite « la vie à celle du monde et [ne dispose pas] de trace de religion ou de Dieu ». Si la « laïcité » a pu émerger en Europe, dit encore Al-Banna, c’est parce que celle-ci n’a jamais cessé d’être travaillée par le « paganisme », depuis les Grecs jusqu’aux temps modernes, en passant par les Romains : « L’homme est celui qui façonne Dieu [alors qu’en Orient] Dieu est celui qui façonne l’homme ». Il s’agit d’une « partition divine » : ici les pays du paganisme, de la poésie, de la prose, de la philosophie ; là le « berceau des religions ».
Al-Banna affirme que la « civilisation européenne » est « la meilleure » à l’heure actuelle. Il n’en tire aucun complexe d’infériorité et tente d’inscrire sa définition de l’islam dans cette conception du monde. Intellectuel « musulman libéral », il engage ses contemporains -à commencer par ses coreligionnaires- à saisir le « bien » là où il croit pouvoir le trouver et à reconnaître que, contre les apparences et les discours des détenteurs d’une forme d’autorité, toutes les sociétés sont pluralistes de fait.
* Le Caire, 05 mai 2011, entretien aux soins de :
Dominique Avon, Professeur d’Histoire à l’Université du Maine
Amin Elias, Doctorant en Histoire à l’Université du Maine