Depuis que le président égyptien a appelé à la nécessité de réformer le discours religieux, le débat sur ce sujet continue. La question concernant ce qui « ne va pas » revient sans cesse, mais les réponses divergent

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:00

Depuis la chute du président Morsi, l’aggravation du kulturkampf contre les Frères musulmans et les salafistes (ou plutôt de la réponse au kulturkampf menée par ces derniers), et depuis que Abdel Fattah al-Sissi a lancé son appel pour une réforme radicale du discours religieux, affirmant en substance que le discours dominant préconisait, produisait, et entretenait une atmosphère de guerre des musulmans contre le reste de la planète et de la modernité, les cercles que je fréquente abordent souvent la question de l’éventuelle crise du discours religieux.

 

Je dois d’abord rappeler que je suis chrétien et que cela a une incidence sur les débats : des thèmes sont abordés devant moi alors qu’ils ne le seraient pas devant des musulmans, et l’inverse est également vrai. Il est évident que je fréquente des milieux précis : chercheurs, journalistes, haut-fonctionnaires et membres des classes moyennes supérieures ayant des préoccupations culturelles. Et, dans ces milieux, il y a de très fines lames.

 

Il y a d’abord, et constamment, une nostalgie : « nous avons grandi dans une Égypte qui n’était pas comme cela, et qui était pourtant très croyante » est un leitmotiv. Les symptômes de la supposée dégradation sont égrenés : de mauvaises relations entre communautés, souvent de plus en plus séparées ; une foi qui cherche d’abord à s’incarner dans des signes extérieurs, formels et quelquefois grotesques, au lieu d’être un impératif jaillissant de l’âme ; un impérialisme des hommes de religion, qui se prononcent ou sont amenés à se prononcer sur toutes sortes de sujets, futiles comme très sérieux, et dont les propos manquent d’à-propos voire pis ; une tendance à considérer comme tranchées (et dans le sens d’une interprétation rigoriste voire bornée) des questions qui ne le sont pas, et à considérer comme ouvertes des questions qui ont été tranchées. Cette nostalgie peut se vouloir « populaire », faire état d’un mode de vivre menacé qui prévalait dans les quartiers populaires ; elle peut se vouloir méritocratique ou aristocratique, et arguer du fait que les sans-savoir utilisent la religion réduite à quelques formules pour contester les propos des diplômés et autres supposés sages, ou que la religiosité ostentatoire n’occulte pas un matérialisme de plus en plus cupide. Bref, un ordre moral et doux a été supplanté par un désordre chaotique caché par un formalisme agressif et par l’impérialisme culturel des hommes de religion. Je ne crois pas avoir entendu de discussions sur les ressorts psychologiques de cette « révolution » : peur et anxiété face à un avenir qui se dérobe et à une mondialisation porteuse de tant de ressources déstabilisatrices. Si, une : un ami et un collègue affirme que désormais, tout le monde, sur terre, se perçoit comme une minorité, et une minorité menacée, qui veut à la fois s’intégrer et souligner sa différence.

 

La nostalgie n’est pas que le fait de vieux, car ces vieux transmettent aux jeunes une mémoire, qui mythifie le passé libéral et nassérien, et est prompte à juger le présent, en s’appuyant sur des exemples certes réels, mais dont on ne sait mesurer le caractère « typique » ou « extrême ». Pour ne donner qu’un exemple, les signes extérieurs de religiosité n’excluent pas, bien au contraire, un comportement irréprochable, intègre, digne.

 

Les jeunes, quant à eux, les jeunes citadins des classes moyennes, sont de plus en plus nombreux à se dire « musulmans, très croyants, musulmans voulant rester musulmans, mais notre Islam n’est pas celui que nous proposent al-Azhar et les islamistes ». Enhardis par la maxime « consulte ton cœur » (un principe contenu dans un hadîth célèbre attribué à Muhammad, NdlR), ils se refusent à admettre que les discours dominants reflètent leur foi. Et je ne mentionne pas ceux qui, temporairement ou non, se disent athées pour signifier leur rébellion contre l’exigence de soumission, de soumission sans discussion, à « un discours religieux » ou à l’autorité (paternelle ou cléricale). Consultez les pages facebook de la jeunesse égyptienne : elles sont souvent railleries des déclarations de certains ulémas, railleries qui émanent tout autant de croyants désolés que d’individus se disant libres penseurs ou exprimant leur malaise.

 

Etouffée, réprimée, mais revenant sans cesse, l’interrogation « qu’est-ce qui ne va pas » se pose, lancinante. Nombreux sont ceux qui contestent son bien-fondé : tout est en ordre, tout va bien, mais les ignorants sont nombreux, y compris parmi les ulémas. C’est un peu l’optique qui gouverne l’approche égyptienne en matière de dé-radicalisation : on cerne les concepts utilisés par les islamistes dans leur argumentaire, on montre qu’ils sont mal utilisés, mal utilisés à dessein et à des fins politiques, et qu’en fait une autre interprétation, plus ancienne, plus centriste et plus plausible, s’impose. Cette approche est critiquée par d’autres, qui estiment qu’il n’y a là qu’atténuation, sans véritablement changer d’esprit – mais est-ce vrai ?

 

Je crois les choses plus complexes…. Certains, notamment parmi les athées, disent la même chose : « il n’y a rien à réformer », mais pour des raisons inverses : ce n’est pas réformable. Le statut du Coran, Parole Divine incréée, sceau des révélations, rend ceci impossible. Les pesanteurs historiques, les exemples du passé, compliquent encore davantage la tâche. D’autres, sans contester le bien-fondé de l’interrogation, pensent que « réformer le discours » aboutira, dans le meilleur des cas, à proposer une énième interprétation, qui ne fera pas disparaitre les précédentes, mais se juxtaposera à elles.

 

 Mais l’interrogation demeure et ne disparait pas. Une première réponse, explosive, a été proposée par Islam Behery, dans des émissions télévisées qui ont eu une grande audience : ce sont les hadîths – rassemblés notamment par al-Boukhari, dont l’authenticité est souvent douteuse, ne serait-ce que parce que la chaine de transmission l’est, mais aussi parce que leur enseignement est supposé contraire à celui du Coran – qui sont la cause de la crise. On imagine le scandale, mais aussi la bouffée d’oxygène que cela a représenté pour tous ceux qui « voulaient rester musulmans sans adhérer au discours ambiant ». Si nous laissons de côté les éructations, les doutes, les attaques venant de tout bord, l’émission de Behery a aussi contribué à diffuser le diagnostic « quelque chose ne va pas », et à poser la question de la pertinence du recours aux méthodes de la philologie, de l’herméneutique et des sciences sociales modernes pour l’interprétation et la compréhension des textes sacrés. Et le grand imam de al-Azhar a tranché, disant « non ». Mais en privé des ulémas confiaient que le nombre de hadîths fiables ne devait pas excéder la centaine, mais que dire cela susciterait un tollé…

 

Un débat corrélé, qui surgit souvent sans jamais vraiment « prendre », est celui qui pose la question de l’interprète. Il y a trop de fatwas, disant trop de choses contradictoires : sur ce point, il y a unanimité. Que faire ? les désaccords surgissent. Les « laïcs » (au sens chrétien) sont-ils la cause du mal ? sont-ils autorisés à interpréter ? ou ces complexes sujets doivent-ils être laissés aux détenteurs du savoir religieux ? ou ces derniers sont-ils la cause du problème ? Si oui, faut-il les initier à des sciences profanes, physiques et humaines ? Ne court-on pas le risque de les voir « islamiser » et « castrer » ces sciences, alors que l’on souhaite diffuser l’esprit critique au sein des détenteurs du savoir religieux ? On rappelle que l’expérience a été tentée, avec des résultats que chacun juge différemment. Je rappelle, sans explorer ces diverses pistes, qu’après la première déclaration du président appelant à une réforme du discours religieux, une bataille avait opposé le ministère de la culture à al-Azhar, pour savoir qui devait accomplir cette mission (les seconds pensant que les premiers n’en étaient ni désireux ni capables). La bataille avait alors été remportée par al-Azhar, mais la question n’a pas été enterrée. Et bien sûr certains se demandent si une réforme réussie menée par al-Azhar ne s’accompagnera pas d’une demande de prérogatives accrues, jugeant de ce qui est dicible de ce qui ne l’est pas, au lieu d’une séparation du politique et du religieux, qu’ils jugent paradoxalement facilitée par le niveau actuel du discours religieux. On voit aussi que l’évaluation du « travail » d’al-Azhar joue un rôle non négligeable dans les discussions, avec des estimations qui vont du très élogieux (que l’on retrouve même chez des modernistes réformateurs qui pensent que le travail silencieux du grand imam porte lentement ses fruits) au très critique. Les élogieux soulignent par exemple le fait qu’al-Azhar a organisé une conférence des oulémas sunnites où on a chanté, textes religieux à l’appui, les louanges du pluralisme, de la démocratie, et où on a défendu et souhaité la présence des chrétiens du Moyen Orient. Les plus critiques affirment que les équilibres internes propres à l’institution, entre divers courants (mutazalisme, maturidisme, acharisme, salafisme), ont été rompus (argent du Golfe aidant) au bénéfice des salafismes et autres islamismes

 

Quelques points généraux sont soulevés, notamment par des historiens maitrisant la philosophie. Il n’est peut-être pas possible de séparer politique et religieux, mais il faut au moins faire admettre que le projet universaliste de l’Islam ne passe pas par une conquête politico- militaire de la planète, par l’établissement d’un empire. Tant que ce point n’est pas tranché, acquis, rien ne sera acquis. Or je crois ce point acquis, peut être seulement tacitement, sauf pour les islamistes : soit qu’on pense que ce qui est permis pour le Prophète et ses Saints Compagnons ne l’est pas pour les fidèles, soit qu’on pense que cette conquête se justifiait par l’impossibilité de la prédication sur les territoires sujets d’Empires qui étaient théocratiques, et que cette impossibilité n’est plus de mise, soit parce qu’on pense atteindre les mêmes objectifs par d’autres moyens, la plupart de mes interlocuteurs ont déjà fait la distinction. Mais des amis pensent que je suis optimiste…

 

Enfin, certains interlocuteurs pensent que la redécouverte de la grande tradition, des débats de haut niveau qui ont marqué les premiers siècles de l’Islam est un prérequis absolu : il faut à tout prix inclure à nouveau les classiques de la tradition dans les cursus scolaires, qui en avaient été expurgés, car exigeant un niveau trop élevé pour les étudiants.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

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